Sous les pavés, l’héroïne

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Culture

Sous les pavés, l’héroïne

Avant de lancer la carrière d'Al Pacino, « Panique à Needle Park » était un bouquin – une œuvre immense sur la face sombre des années 1960.

Les années 1960. Sa libération sexuelle. Ses fleurs. Ses pavés soulevés, dissimulant une plage rêvée par des étudiants fils de petits-bourgeois. Ses ouvriers en colère, instrumentalisés encore une fois par une gauche qui ne jurera plus que par le libéralisme-libertaire. Et, au milieu de tout ce bordel, de De Gaulle chez Ceausescu, de Kennedy à Berlin, du Monde Libre qui s'oppose au Péril Rouge, broyés par une machine qui ne défend plus qu'un seul mantra – « il est interdit d'interdire » – des rebuts toxicomanes de plus en plus nombreux.

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Camés, drogués, addicts. Tous se déversent dans les rues de New York, bien loin des jeunes branchés époque Woodstock sanctifiés à n'en plus finir par notre société contemporaine – le Burning Man, waouh ! Parmi eux, un journaliste du nom de James Mills se fraye un chemin dans les ruelles désaffectées et les bâtiments à l'abandon. Il retranscrit la vie d'héroïnomanes naïfs sans succomber une seule fois au pathos affecté de certains journalistes confrontés à l'horreur que notre monde enfante depuis qu'il a décidé que la Révolution sera individuelle, ou ne sera pas. De cette quête, Mills a tiré un roman, Panique à Needle Park, devenu mondialement célèbre après avoir été adapté au cinéma. Al Pacino, révélé dans le rôle-titre, sera repéré par Coppola, pour la suite que l'on connaît.

Si Panique à Needle Park n'est pas une enquête journalistique à proprement parler – les faits relatés sont de l'ordre de la fiction – il est évident que l'auteur connaît mieux que personne le quotidien de ces junkies qui traînent autour de « Needle Park », un îlot de béton situé au croisement de la 71e et de Broadway. De cette maîtrise du sujet jaillit une œuvre magnifique, dure et fluide, qui se lit comme le meilleur des articles du New Yorker. Il aura fallu 50 ans pour que la France ait droit à sa traduction. C'est chose faite grâce aux éditions inculte/dernière marge. Grâce à eux, on vous offre un long extrait du chapitre 7, dans lequel le narrateur tient compagnie à Bobby, le protagoniste incarné au cinéma par Al Pacino, qui lui parle de sa rencontre avec la came et de sa copine Helen – qui tapine pour s'offrir quelques shoots d'héroïne.

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Chapitre 7

Ce soir-là, Helen est partie racoler des clients, et j'ai amené Bobby à une chambre d'hôtel que j'avais prise au Martell. Nous nous sommes postés à la fenêtre et avons observé les néons de Broadway. De là-haut, on pouvait apercevoir Helen parler à un micheton devant une épicerie située à un bloc seulement de la 72e Rue. Helen et son client ont tourné au coin de la rue et Bobby m'a glissé :

– Ils vont sûrement au Talbot. Il doit avoir de la caillasse parce que c'est le meilleur hôtel du quartier. Peut-être qu'il va la garder un peu de temps chez lui. J'espère, parce qu'elle est vraiment crevée, tu sais, et au moins elle pourrait dormir tranquille. Franchement, j'aimerais bien pouvoir l'aider plus. Parce qu'elle compte vraiment sur moi.

Il s'est installé dans une chaise et s'est mis à parler. Il venait de s'envoyer une bombita [un stimulant souvent associé à l'héroïne, ndlr] juste avant d'entrer dans ma chambre et il était particulièrement disert. Les mots coulaient directement de son cerveau en un flux ininterrompu. Tout comme chaque pas d'un paralysé reflète sa condition malade, chaque mot que Bobby prononçait avait la couleur de son affliction – immaturité, insécurité, culpabilité et auto-dépréciation.

– C'est toujours pareil, je devrais être plus là pour elle. Et pas que pour elle, d'ailleurs. Pour tout le monde. Pour ma mère, pour mon père, pour mes frères et pour tout le monde. Mais ça fait trop longtemps que je me came, tu comprends, c'est ça le truc, tu vois ? C'est ça le problème, rien d'autre. Je prends de la dope depuis l'âge de treize ans. Je fumais de l'herbe à l'époque. Enfin, je sais plus, c'était même peut-être l'année précédente. Je devais plutôt avoir onze ou douze ans. C'est l'héro que j'ai découverte à treize ans. J'ai toujours vu de la drogue autour de moi. Mon frère, il était déjà accro, vraiment mec, il en était pas à ses débuts, il était déjà carrément défoncé à treize ans, alors qu'il était encore au collège. Après, il a atterri à l'hôpital à cause de son hépatite, et mon autre frère s'y est mis au même âge, treize ou quatorze ans. Et moi, quand je m'y suis mis à mon tour, c'était avec les mecs avec qui je traînais, tu vois, on était une bande, un truc du genre. On se faisait des guerres entre bandes, contre les espingouins, les Comanche Dragos. Je me souviens de ce gamin, Joe, qui a commencé à ramener des petits sticks d'herbe et les vendait à un dollar. Ça faisait déjà un bout de temps qu'il se faisait de l'argent de poche comme ça. À l'époque je sortais avec une nana, Ann, ça a duré genre deux ans. Avec elle, je me suis cadré, j'ai arrêté les conneries. J'ai décroché un boulot, et j'étais sérieux. Ensuite, je sais plus, j'ai dû m'engueuler avec elle, un truc du genre, et au lieu d'aller me bourrer la gueule, je suis sorti acheter un stick d'herbe. Ça m'a défoncé, un truc de dingue. Après, c'était foutu.

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Ensuite, j'ai commencé à prendre de la Benzédrine et des barbituriques ou des médocs opiacés. À partir de là, j'ai découverte la vraie dope, la poudre. La première fois que j'ai tenu de l'héroïne dans la main, c'est quand j'ai donné à ce gamin, Eddie, un billet de cinq dollars pour aller me ramener de l'herbe du Nord de Manhattan. Finalement, je l'ai accompagné, mais il m'a dit d'attendre à quelques rues de son plan. Là-bas, il m'a dit que pour le même prix, on pouvait se payer quelques doses d'héroïne. Je lui ai dit de m'en prendre deux, même si je savais pas ce que ça voulait dire, vu que j'en avais jamais pris. Quinze ou vingt minutes plus tard, il est revenu en courant et m'a dit que le dealer s'était fait choper par les flics en pleine transaction. Je me suis dit que le mec voulait me baiser de mes cinq balles, et je ne l'ai pas cru. On a descendu la rue à pied, et on s'est installés un peu plus loin dans une pizzeria. Il m'a dit : « Attendons un peu pour voir si ça se tasse. » Quand on est repartis, une bagnole s'est arrêtée juste devant nous, dans un grand crissement de pneus. C'était les stups, et c'était la première fois qu'un flic des stups me faisait une fouille au corps. Ils nous ont palpés et fouillés longuement, et ils ont demandé à mon pote s'il attendait un portos qui s'appelait Chico : Tu cherches Chico ? Tu veux lui acheter de l'herbe ? On leur a répondu que non. C'est là que j'ai compris que mon pote ne m'avait pas menti, et que Chico s'était fait serrer.

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Les flics nous ont dit de quitter le quartier. On est descendus d'environ deux blocs, et on est revenus sur nos pas, à la pizzeria. Là-bas, on s'est remis à attendre, et il m'a expliqué qu'il avait jeté les doses sous une bagnole avant de se faire fouiller. On est retournés sur place, et là c'était Noël : les paquets étaient encore là. C'était la première fois que je me défonçais à la poudre. Et depuis, mec, j'ai pas débandé. Ma première longue période de dope a duré du genre trois ans et demi, entre trente-six et quarante mois, je sais plus, juste avant de me faire arrêter et d'aller en taule. Et je vais te dire, trouver maintenant un mec qui carburait au même niveau que moi à l'époque, c'est difficile… C'est plus pareil maintenant, les types, ils arrivent en taule et t'as l'impression qu'ils décrochent dans le couloir qui mène à la cellule. Au bout de deux ou trois jours, c'est fini, ils se remettent à dormir, à bouffer et à faire du sport. J'ai jamais eu cette chance-là, je peux te dire. Maintenant, la dope est tellement coupée que je pourrais la diluer dans mon café ou dans un gâteau, ce serait pareil : c'est de la quinine et du sucre, à quatre-vingt-dix pourcents. Ça vaut plus rien, mec. C'était mieux avant. Quand j'ai commencé, la poudre la plus pure était quatre-vingt-dix-sept pourcents pure, un truc de ce genre. T'imagines ? Tu t'envoyais ça dans les veines, c'était géant. Après, c'est sûr, elle était coupée à chaque niveau du circuit, sept ou huit fois, mais c'était de la bombe. Tu payais deux cents balles le gros paquet à couper. Maintenant, si t'as de la chance, tu peux peut-être couper la dope en trois voire quatre, et tu payeras le paquet cinq ou six cents dollars… C'est à ce point-là, je te jure, de la vraie merde. Maintenant, si t'achètes une once, que tu la coupes et que tu la divises en doses, ça te coûte deux balles, et tu vas revendre cinq. Tu te fais trois dollars sur chaque dose que tu vends. Donc si t'arrives à en tirer cent doses, tu te fais trois cents dollars, en bénéfices, bien sûr. Et, par jour, je pourrais vendre dans les deux cents doses, peut-être un peu moins parfois. En une grosse soirée, tu vends ton paquet, même un peu plus. Quand j'ai commencé à vendre pour Tony, je peux te jurer que le quartier était pas facile, à cause des stups. J'aimais pas cacher ma réserve quelque part, parce qu'à chaque fois qu'un camé vient te voir pour acheter, du genre « Donne-moi trois doses », t'es obligé de lui dire « Attends-moi ici, je reviens », et tu dois retourner à la réserve. Pendant ce temps, un de ses potes t'espionne pour trouver où tu caches la dope. Et le coup d'après, quand tu reviens, y a plus rien. Tout a été raflé. J'avais peur de ça, parce qu'en plus c'était pas ma came. Je me faisais juste une commission avec le matos de Tony. Et là, avec la panique, je peux vendre les doses un dollar de plus que d'habitude.

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Au début, je me baladais avec vingt, trente, voire soixante doses. Le pire que j'ai eu, c'était cent vingt-cinq paquets. Un soir, je descendais les escaliers et j'avais toute la réserve sur moi, j'allais commencer la soirée, et arrivé au premier étage, je sais pas pourquoi, je l'ai pas senti, je me suis dit « Bobby, faut que tu planques ça », alors je suis remonté et j'ai tout planqué au-dessus de la trappe incendie. Le temps de me retourner et de ressortir, genre quinze secondes plus tard, pas plus, là j'ouvre la porte et je tombe sur un flic, littéralement, je lui marche sur le pied. Il était avec un autre gars, et putain, quel pot j'ai eu. S'ils m'avaient chopé avec toute la dope, j'étais baisé profond. Ils m'auraient collé des années et des années de taule. Après ce soir-là, j'ai plus transporté de grosses quantités, sauf quand il fallait balader la dope d'une rive à l'autre de Manhattan, mais je faisais ça en taxi. Par contre, quand je vends à un coin de rue ou que je zone sur un banc ou dans un resto, et qu'un client se pointe en me demandant « Bobby, file-moi trois doses », je me lève, je leur dis d'aller un peu plus loin dans la rue, et je peux aller tranquille à ma réserve, en m'assurant que personne me suit. Ensuite, je rejoins le mec et on fait la transaction. J'ai toujours un œil sur ma réserve, c'est le nerf de la guerre. Et je regarde bien le client pour voir qu'il se casse ensuite et n'essaie pas de me la faire à l'envers.

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Pour le moment, je deale juste pour pouvoir me payer ma dope. Quand les mecs te disent qu'ils claquent cinquante balles par jour dans la dope, c'est des conneries, parce que c'est impossible de savoir combien tu dépenses là-dedans. Y a pas de prix fixe quand t'es junkie. Un jour, tu tombes sur Ducon qui va te vendre trois doses, et une seule dose suffit à te remettre d'équerre, et tu vas juste claquer quinze dollars dans la journée. Mais le lendemain, si t'arrives pas à remettre la main sur Ducon, tu vas aller chez Connardo, et là, t'achètes la même chose, sauf qu'une dose te fait rien, et que la deuxième te calme pas. Parfois, même la troisième sert à rien. Tu peux pas dire que tu prends telle quantité de came, crois-moi. Avant, j'en prenais vachement plus. Même maintenant, si j'ai dix doses sur moi le matin, j'aurai tout shooté avant le soir, même parfois avant midi. J'arrive pas à me raisonner avec ça. Pourtant, je m'envoie pas tout dans les veines d'un coup, mais une fois que la dope est entrée dans mon cerveau, j'arrive plus à lui dire de dégager. C'est pour ça qu'Helen cache la came et qu'elle me dit qu'elle en a pas. Le matin, elle me prépare le shoot du réveil. Si elle faisait pas ça, j'aurais déjà tout pris dans la nuit, et je serais malade le matin. Ces derniers jours, je me suis pas mal calmé parce que c'est devenu chaud avec la panique. Hyper difficile de choper. Et si t'arrives à dégotter un plan, tu paies double prix. Et si tu files ton blé à un intermédiaire, y a des chances de plus jamais le revoir. T'as pas envie de te faire baiser pendant ces périodes-là. Moi, j'ai arrêté de prendre ce genre de risques. Alors je suis malade pendant des heures. Autrement, faudrait que je sorte en état de manque et que je me remette à voler. Je file plus jamais de blé à un mec si je suis pas certain qu'il va pas me carotter.

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Quand j'ai commencé à me camer pas mal et à casser des bagnoles, j'ai dû gagner plus de blé grâce aux taxis que les compagnies qui les employaient. J'en tapais tous les jours, trois ou quatre par jour, et je chourais les réservoirs de petite monnaie. Neuf fois sur dix, je raflais aussi leur autoradio. Il y en avait quasiment dans chaque caisse. Les petits réservoirs de monnaie contenaient dans les douze dollars, mais dans les gros, il y avait carrément le double. Parfois, ils cachaient la thune dans des boîtes à cigares. Mais l'année dernière, pendant l'hiver, j'étais sorti taper des taxis, et j'étais à la bourre car mon plan allait arriver. On se voyait deux fois par jour, et là c'était le deuxième rendez-vous de la journée, donc si je ne la retrouvais pas, j'avais plus rien jusqu'au lendemain. Cette nana, elle avait la meilleure dope du coin, et j'étais accro à sa came. Là, je vois un taxi vide, mais la vitre est pas comme d'habitude, tu peux pas juste passer un bout de ferraille pour l'ouvrir. Fallait y aller à coup de tournevis pour casser la vitre. J'ai fait mon affaire, et ensuite j'ai fouillé la cabine pour trouver le blé. Et je m'attendais à trouver vingt balles, pas plus, mais miracle, je tombe sur cinq cents, en beaux billets bien rangés. Là c'était le pied, tu imagines. C'était le jour précédant mon entrée au Manhattan General Hospital. J'y suis resté une nuit, et je suis ressorti le lendemain, parce que j'en avais déjà marre.

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Quand je suis sorti, trois mecs me sont tombés dessus, au croisement de la 18e Rue et de la 2e Avenue. J'ai dû planter un Noir, parce qu'il voulait me chourer ma thune. Ils ont pas réussi à me la prendre parce que j'ai résisté. Ils m'avaient fait tomber, et ils me tabassaient, mais j'avais encore le blé dans ma main, et ma main était dans la poche de mon fute, un beau truc en soie grise, un truc de costard quoi. Moi, j'ai pas lâché, et ils m'ont arraché le pantalon, mais la poche a pas craqué. Ils ont arrêté de frapper, et j'en ai profité pour me lever, mais j'ai dû sortir la main de ma poche, et là le putain de nègre a réussi à me voler les billets.

J'ai tout de suite sorti mon couteau, et avant qu'il ait le temps de se casser en courant, je l'ai planté dans l'estomac, et comme il résistait, je lui ai lacéré le visage. Je pensais qu'il m'avait tout pris, et qu'il n'avait pas eu le temps de le refiler à ses potes, parce que j'avais rien vu. Les deux portos se sont cassés à toute allure, et je pensais que j'allais récupérer tout le blé. Je l'ai relevé pour le plaquer au mur, mais j'ai réussi à retrouver que quatre-vingts dollars. C'était pas mon blé, en plus. Il avait dû le refiler à ses potes ou le cacher mieux que je ne pensais. Bref, je m'étais fait carotter tout le blé, tout ça parce que je m'étais fait hospitaliser.

En plus, je fais ça plus pour Helen que pour moi. Elle avait insisté pour que je me fasse soigner. Quand ils m'ont pris, les médocs ont bien marché, j'étais pas malade du tout. J'allais bien, même. Mais ça a duré qu'un jour. J'allais bien jusqu'à ce que j'appelle Helen, et dès que j'ai entendu sa voix, c'était foutu. Je lui ai dit : « Écoute, ça marche pas ces médocs, je vais sortir. » Et dès qu'elle m'a dit que je faisais ce que je voulais, c'était fini. Je me suis cassé. Et comme je n'avais pas laissé l'argent au coffre mais que je l'avais gardé dans mon pantalon, en partant, j'ai vérifié qu'il était toujours là. C'est à ce moment-là que le mec, le Noir, a dû apercevoir les billets. Il a sûrement dû sortir chercher deux mecs en plus dans la salle d'attente de l'hôpital, et leur dire : « Y a ce mec qui a plein de thunes sur lui, on se le fait à trois ? »

Y avait plein d'autres gens dans la rue, des ouvriers, des blancos en costard, des passants. Et ils voient ce nègre et ces deux portos me sauter dessus, sans rien dire. Ils faisaient le double de ma taille et de mon poids. J'étais une crevette, dans les cinquante kilos, eux ils faisaient un quintal au moins. Personne a rien dit, même pas genre : « Hé, qu'est-ce qui se passe ici ? » Ils ont pas bougé le petit doigt et ils m'ont regardé me faire dépouiller.

Bobby s'est arrêté de parler. Il a rongé ses ongles puis a observé longuement le ciel sombre, à travers la fenêtre. On avait éteint la lumière de la chambre et sa silhouette se découpait dans les lumières des néons de Needle Park.


« Panique à Needle Park » de James Mills est disponible aux éditions inculte/dernière marge. Achetez-le ici.

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