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LE NUMÉRO TROMPE-LA-MORT

Une affaire de familles

C’est fou ce que la vie réserve comme surprises. Prenez Tetsuo Nakajima, par exemple. Il y a vingt ans à peine il se shootait à l’héroïne, dépensait 20 000 euros en une soirée, et éclatait quiconque le regardait de travers.

Sorti au Japon et en Corée du Sud en 2001,

Jesus is my boss (Oyabun wa Iesu-sama)

raconte l’histoire de huit méchants yakuzas devenus de gentils chrétiens et des citoyens modèles (tous torse nu sur l’affiche). Au premier plan, main tendue, Hiroyuki Suzuki, le fondateur de l’association Barabbas. Derrière, brandissant une croix, Tetsuo Nakajima et son torse inviolé

C’est fou ce que la vie réserve comme surprises. Prenez Tetsuo Nakajima, par exemple. Il y a vingt ans à peine il se shootait à l’héroïne, dépensait 20 000 euros en une soirée, et éclatait quiconque le regardait de travers. Aujourd’hui, il célèbre des messes en appartement, distribue la soupe populaire dans un parc de Tokyo, et raconte sa vie dans des livres et des magazines. Tetsuo Nakajima est devenu prêtre baptiste après avoir été le parrain d’un gang de yakuzas à Tokyo. Changement de boss, drôle de destin. J’ai rencontré Tetsuo en 2007. Il m’avait raconté sa vie, une sorte de virage à 180 degrés permanent. Deux ans plus tard, je l’ai revu. Il m’a reçu dans un petit appartement du quartier d’Ichigaya, dans le centre de Tokyo, à mi-chemin entre les ruelles du Kabukichô – le quartier chaud, où les jeunes yakuzas font le pied de grue – et le triangle d’or de la mafia tokyoïte, Ginza-Roppongi-Akasaka. Mais cette fois, il n’était pas seul. Ses deux grands frères étaient venus compléter la photo de famille. Au mur, un portrait du couple impérial ; sur le canapé face à moi les trois tontons flingueurs. Il s’est avéré que l’aîné, Hiroshi, avait lui aussi été yakuza avant de prendre la tête d’une milice nationaliste d’extrême droite ; son cadet, Kenji, est resté dans le gang, gravissant les échelons – il est aujourd’hui l’un des mafieux les plus puissants de Tokyo. Bienvenue dans la famille Nakajima. Les frères Nakajima grandissent dans le grand nord japonais après que leurs parents se voient forcés de quitter l’île de Sakkhaline, annexée par l’URSS en 1945. La maison dans laquelle ils passent leur enfance se situe à quelques kilomètres seulement du pénitencier d’Abashiri, où de nombreux yakuzas ont purgé leur peine. Tetsuo s’y fait d’ailleurs emprisonner au début de sa car­rière. Gamins, les frères Nakajima veulent être « joueur de baseball », devenir des sportifs célèbres, passer à la télé. « Et puis en grandissant je me suis mis à vouloir rejoindre un gang », ajoute Hiroshi. « Être mafieux, je trouvais que ça en jetait, que ça avait la classe, enchaîne Tetsuo, qui avoue s’être gavé de films de yakuzas dans sa jeunesse. Les mauvais garçons me passionnaient, ces types de la mafia étaient mes héros. » Son idole : Ken Takakura, le plus célèbre acteur de yakuza eiga (film de yakuzas) au Japon – entre 1960 et 1990, on le retrouve dans une centaine de films, y compris le Black Rain de Ridley Scott. C’est Kenji qui le premier va rejoindre une famille, le Sumiyoshi, le plus gros gang de Tokyo. En gros, le crime organisé japonais est contrôlé par trois grandes familles, elles-mêmes soutenues par des multitudes de clans : la plus puissante, Yamaguchi-gumi, compte 30 000 membres au Japon et dans le monde entier. Les deux autres familles, Sumiyoshi-kai à Tokyo et Inagawa-kai à Tokyo et Yokohama, comptent respectivement 10 000 et 5 000 membres. Au sommet de la pyramide trônent les parrains, dont chaque membre a sa propre famille, et ainsi de suite jusqu’à la base. Tetsuo rejoint le Sumiyoshi à 19 ans, à la suite de son frère. Il grimpe les échelons du gang sans faire trop de prison (deux séjours dans sa jeunesse) et sans couvrir sa peau d’irezumi, les tatouages traditionnels de la mafia japonaise. Une promesse faite à sa mère. Dans les années 1980, Tetsuo Nakajima explose. C’est l’époque de la bulle spéculative et immobilière au Japon, le Nikkei bat des records. Les billets coulent à flots et les yakuzas veulent leur part. Ils se reconvertissent dans la délinquance en col blanc et c’est le jackpot. « J’avais énormément d’argent, des millions de dollars sur mon compte en banque, une Benz pour moi et une BMW pour ma femme, raconte Tetsuo. Je fréquentais les meilleurs restaurants, je pouvais claquer deux millions de yens (20 000 euros, à l’époque) en une soirée. »

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HIROSHI NAKAJIMA : l’aîné des trois frères a fait un passage chez les yakuzas avant de rejoindre l’extrême droite nationaliste

Tetsuo me montre une photo prise dans les années 1980. À cette époque, les frères Nakajima travaillent ensemble. Lui en nœud papillon, moustache fine et sourire, son frère Kenji, l’air grave, on dirait qu’il a braqué les lunettes de Derrick. Entre les deux, un chanteur à minettes local. Leur business, c’est l’immobilier. Acquérir des terrains à des prix modérés grâce à des coups de pression, puis faire construire. Avec une nette prédilection pour les terrains de golf. « C’était l’époque de la bulle, Kenji faisait circuler énormément d’argent dans le milieu. Moi, je parcourais le Japon pour trouver de nouveaux terrains à négocier. J’en ai acheté à Miami, des casinos à Hawaï, Djakarta… On a ouvert des banques ! Et on a même eu un hôtel à Paris. » Keizai mafia, la mafia économique, c’est ainsi que Tetsuo définit leurs activités à cette époque. Cols blancs et blousons noirs : en plus d’acheter des terrains, il s’occupe aussi de stocker « toutes sortes » d’armes du gang chez lui. Kenji, lui, visite à plusieurs reprises les prisons philippines dans la même période, pour port d’arme illégal. Leur grand frère, Hiroshi, se joint au business familial, mais pas en tant que yakuza. L’extrême droite japonaise a toujours été très proche de la pègre, au Japon, et Hiroshi est membre influent d’un uyoku, ces groupes ultranationalistes qui prônent le militarisme, le respect de l’Empereur, et qui aiment scander bruyamment des slogans patriotiques à bord de camions noirs. À 35 ans, riche et respecté, Tetsuo se hisse à la tête du Sumiyoshi, c’est d’ailleurs l’un des rares à ne pas être tatoué. C’est la fin des années 1980, et, comme tous les membres du premier cercle, il obtient ­l’autorisation de fonder son propre clan au sein de la famille. Ce sera le Nakajima-gumi. Mais Tetsuo mène une double vie. Pour épouser sa régulière, une Coréenne, il s’est converti au christianisme et a dû promettre d’aller à la messe tous les dimanches. Le voici donc yakuza la semaine et chrétien le week-end, mais il craque. Il va voir le pasteur et joue franc jeu : « Je suis un yakuza marié à une chrétienne, je ne peux pas m’empêcher de pécher. » Le salut vient de Luc, chapitre 5, verset 31 : « Et Jésus, répondant, leur dit : Ceux qui sont en santé n’ont pas besoin de médecin, mais ceux qui se portent mal. » Tetsuo Nakajima devient accro à la Bible. Mais pas autant qu’à l’héroïne : « Je me ­droguais beaucoup, je ne dormais plus, je devenais fou. » Dans sa descente aux enfers, Tetsuo commet l’irréparable. Un jour de 1990, camé jusqu’aux yeux, il tente de tuer un membre de son gang, « mon frère spirituel… mais lui aussi avait essayé de me tuer ! ». Quand un yakuza enfreint le code de l’honneur, il peut se couper une phalange du petit doigt et l’offrir à son parrain pour obtenir le pardon. C’est le rituel du yubitsume. Mais Tetsuo est allé trop loin, et, yubitsume ou pas, il devient un danger pour la famille, qui lui signifie son exclusion par une lettre écrite en rouge, afin d’appuyer son caractère définitif.

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KENJI NAKAJIMA : Kenji a gravi tous les échelons de la famille Sumiyoshi-kai ; c’est aujourd’hui l’un des parrains de Tokyo

Les dix années qui ont suivi, Tetsuo les a racontées dans un livre à succès, Tatoo Christians (1998), et un film sur sa vie, Jesus is my boss (2001) : sa rencontre avec la mission Barabbas, une association d’ex-yakuzas convertis au christianisme, et leur marche évangélique de 1992, 3 700 km parcourus en six mois du sud au nord du Japon, la croix de 3 mètres de haut passant d’épaule en épaule. « On avait fixé une roulette à la base de la croix, elle était bien trop lourde. » Le voyage aux États-Unis, ensuite, où les yakuzas chantent à la gloire de Jésus en montrant leurs tatouages et rencontrent le président Clinton. La fondation de l’Église Naosu, enfin. Tetsuo Nakajima, l’un des plus gros poissons du crime organisé à Tokyo, est devenu un pasteur respecté. À l’entendre, rejoindre une Église chrétienne serait le seul moyen fiable pour quitter les yakuzas sans crainte de représailles. C’est d’ailleurs le credo de l’association Barabbas, qui propose d’échanger le gang contre Jésus. Elle accueille régulièrement des nouveaux venus comme Takada, assis derrière nous pendant l’interview. Takada, je l’avais rencontré le dimanche précédent chez Tetsuo, dans un appartement modeste de la banlieue nord de Tokyo. Il venait d’assister à sa première messe évangélique, et avait accepté, malgré la honte, de me montrer le tatouage qui lui recouvrait le dos, un célèbre samouraï en noir et blanc. La quarantaine, flottant dans son costume, les cheveux en brosse et le visage rougi, Takada a emprunté « l’ascenseur du crime », comme il dit. Débuts dans un bosozoku, un gang d’ados motards qui font régulièrement parler d’eux à la rubrique faits divers. Puis c’est l’entrée dans un uyoku, une milice ultranationaliste. Enfin, Takada rejoint un clan yakuza du Yamaguchi-gumi, où il s’occupe de relever les compteurs. En tout huit années en eau trouble avant de se convertir et de tout quitter. « Avant je répondais aux commandements du yakuza : avoir une voiture impeccable, des vêtements qui ont la classe, jouer le rôle du méchant… Je crois aux commandements chrétiens aujourd’hui. » Mais avec ou sans commandements, il reste presque impossible de quitter un gang. On perd des amis, une vie, une réputation ; on risque des représailles… Ses anciens collègues, Takada les a déjà recroisés mais – ouf – ils ne l’ont pas reconnu. « Chrétien ? C’est quoi ça encore ? Qu’est ce qu’il a encore fait ? » En apprenant que son petit frère est exclu du Sumiyoshi et compte devenir prêtre, Kenji Nakajima est plutôt surpris. « C’est vrai qu’en général, quand un yakuza quitte sa famille, c’est soit pour la prison, soit pour un cercueil, soit pour aller fonder une autre affaire… Et là il y a danger. Mais moi, mon business c’est l’Église. Alors on me laisse tranquille », explique Tetsuo. D’un business à l’autre, en somme. Et, même s’il a quitté la plus grosse famille mafieuse de Tokyo, Tetsuo Nakajima n’a jamais coupé les ponts avec son ancienne vie. Ses frères l’ont aidé à monter son Église, ses bureaux ont longtemps été installés dans un bâtiment appartenant au gang. Certains de ses anciens collègues fréquentent le culte du dimanche matin, et Tetsuo rencontre sur une base mensuelle le grand patron de la famille Sumiyoshi à Tokyo, Hareaki Fukuda, pour évoquer leurs activités respectives.

TETSUO NAKAJIMA : le benjamin ; après une carrière fulgurante chez les yakuzas, il a tout plaqué pour fonder une Église évangéliste

« Dieu a dû utiliser une sorte de technique pour le faire devenir prêtre… », s’amuse Kenji, le seul des trois frères à avoir poursuivi sa carrière dans le gang. En quarante ans il en a gravi tous les échelons. Et le voici aujourd’hui parrain, l’un des hommes les plus influents du crime organisé à Tokyo. Montre en or au poignet, costume impeccable, élégant et charmeur, Kenji en impose. Pendant l’interview, je remarque que l’interprète l’appelle « Kenji-kaichô », Président Kenji, le sobriquet ­kaichô augurant bien du niveau de respectabilité sociale du parrain. Kenji devise sur son petit frère – « Heureusement qu’il est devenu chrétien, sinon il serait en prison » – et sur la situation des gangs à Tokyo. Ce qui l’inquiète, ce n’est pas la guerre larvée que sa famille mène depuis quelques années contre le clan Inagawa, mais bien plutôt la crise. « Les yakuzas ont été les premiers frappés, et ils seront les derniers à s’en relever. On a perdu beaucoup d’argent, la bourse, l’immobilier. » La pègre japonaise paie aujourd’hui le prix de sa conversion à ­l’affairisme dans les années 1980, d’autant que les effets de la loi antimafia, votée en 1992, se sont vite fait ressentir. Les clans choisissent alors de s’éloigner des jeux, de la drogue, du racket, pour se tourner vers le blanchiment, le noyautage des conseils d’administration, les sociétés écran. Des milliards de yens sont investis dans de nouveaux secteurs, la musique J-Pop, par exemple, cette daube pour puceaux genre générique de dessin animé. Les yakuzas seraient parvenus à la tête de la plus grosse capitalisation boursière du pays, alimentée par les dizaines de milliards de dollars tirés de leurs activités illicites. Manque de chance, la bourse de Tokyo a perdu la moitié de sa valeur en 2008, touchant les intérêts des yakuzas en plein cœur. Certains gangs sont obligés de tailler dans leurs effectifs, « les entreprises ne font plus appel à nos services de protection », regrette Kenji. Se convertir lui aussi ? Ça n’arrangerait en rien ses affaires, et ça ne changerait rien à la crise. Le parrain du Sumiyoshi n’a pas envie de devenir chrétien, les yakuzas plongent leurs racines dans le shintoïsme, l’animisme japonais. Mais, après tout, ses enfants le sont tous, et son grand frère Hiroshi a été baptisé il y a huit ans déjà par Tetsuo, son petit frère prêtre. Une affaire de famille.