Glacial Jubilé

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Glacial Jubilé

Estelle Hanania a condensé six ans de travail dans un livre.

Quand j’ai lu que l’Europe allait sans doute connaître l’hiver le plus froid depuis 100 ans, j’ai pensé aux photos d’Estelle Hanania de villageois bulgares, autrichiens ou suisses qui exorcisent l’hiver à grand renfort de rituels et de costumes organiques. Par un curieux détour du hasard, le lendemain, j’ai reçu le communiqué de presse annonçant la sortie de son nouveau livre, Glacial Jubilé, qui condense en plus de 150 pages six années de photos sur les rituels hivernaux ancestraux pratiqués dans les pays d’Europe afin de conjurer l’arrivée de cette saison maudite.

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Le résultat est un très beau livre un peu énigmatique, « un mélange qui n’est pas non plus un bordel, qui raconte une petite histoire – ou une grande histoire », comme le décrit son auteure. Comme Estelle est une de nos photographes préférées et qu’on collabore avec elle depuis les tout débuts de VICE France, on a pris un café avec elle pour parler d'hydres du parking, de costumes de Pourim et de vase en bites.

VICE : Salut Estelle. Ton livre, Glacial Jubilé, ça faisait longtemps que tu l'avais en tête ?
Estelle Hanania : Ouais, j'avais envie de le faire depuis longtemps. Mais en même temps il s’agit de rituels qui n’ont lieu qu’en hiver, donc le travail s’est étalé sur plusieurs années, de 2006 à 2011. Ça a pris du temps.

Il y a 3, 4 séries qui se chevauchent donc deux grosses séries qui font un peu le corps du livre : Demoniac Babble, que j’ai réalisée en 2006 en Suisse, et Parking Lot Hydra, commencée en 2008 en Bulgarie. Et j’ai incorporé d'autres séries, plus petites, de la nature morte, des lieux, des grottes.

En quoi consistent ces rituels ?
Ce sont des rituels qui datent des sociétés paysannes, avant que l'église ne vienne mettre son calendrier sur tout ça. Ces sociétés vivaient en fonction des saisons. L'hiver faisait peur aux populations. Et pour conjurer la peur, pour lutter contre la nuit qui s’abat, l'hibernation des animaux, les jours qui rétrécissent, la nature qui meurt… tout cela, ce sont des signes associés à des mauvais esprits, et pour conjurer ces mauvais esprits, ils se déguisaient. À la fois pour les effrayer et pour faire corps avec eux. Ils créaient des êtres un peu hybrides.

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Qu'est-ce qui t'a donné envie de t’y intéresser ?
C'est venu de mon intérêt pour l'art brut. En feuilletant un livre, je suis tombée sur des masques qui m'ont interpellée, et j'ai fait des recherches à partir de là, et ça regroupait des choses qui me plaisaient : le fantastique dans un décor assez habituel, naturel.

Tu donnes des indications à tes sujets, ou tu essaies de ne pas interférer ?
J’essaie toujours de me faire discrète, mais comme c'est quand même hyper théâtral ces trucs-là. Au départ les mecs te disent : « ne nous demandez rien », puis ils modifient leur comportement juste parce que tu es là. Moi, je n’aime pas trop demander, j'aime bien attraper quand ça se passe.

Ça n’a pas été trop dur d’opérer un choix ?
Bah écoute, à force de voir mes photos, je commence un peu à savoir lesquelles j'ai vraiment envie de montrer. J’ai fait une espèce de déroulé, puis on a écrémé. En gros, on a travaillé avec l'éditeur, Christophe Brunnquell et moi, et puis on s'est fait des ping-pongs. Et au bout d'un moment, l'editing s'est fait. Je ne regrette pas certaines images.

À propos des photos qui ne sont pas là, il y a par exemple celles que tu as prises d’Attila Csihar, le mec de Mayhem, qui est fou de costumes et que tu as pris en photo pour nous.
Non, parce que je voulais rester dans les traditions. Mais, en même temps, ça me démangeait un petit peu. Alors ce qu'on a fait, c'est que pour les gens qui vont commander le livre sur Internet, ils vont avoir un fanzine : on a réédité un petit fanzine juste sur Attila, parce que c'est via ce boulot que j'ai rencontré les gens de Shelter Press. C’est drôle que tu m’en parles.

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Tu as cité Christophe Brunnquell qui t’a aidé pour l’editing du bouquin et qui a fait le dessin en couverture. Vous avez aussi collaboré ensemble pour notre numéro Photo 2013. C'est quoi la nature de votre relation ? J’ai l’impression que vous bossez beaucoup ensemble.
J'ai toujours adoré son boulot ; quand je voyais ses dessins et ses collages dans Purple, je trouvais ça hyper fort. Un jour, le magazine Sang Bleu m'a donné carte blanche, et ils m'ont dit : « Avec qui t'aimerais bosser ? » J'ai répondu : « Christophe Brunnquell », et on s'est rencontrés comme ça. Et en fait, on a adoré bosser ensemble. On se voit souvent, mais on travaille trois fois par ans environ. En plus de ça, j'avais envie que ce ne soit pas une photo sur la couverture ; un dessin de Christophe, c'était vachement cohérent.

Tu collabores avec d’autres photographes, aussi ?
Collaborer avec des photographes, euh… bof. C’est pas évident, je trouve. Moi, j'adore collaborer avec des dessinateurs, des peintres, des sculpteurs. Je bosse avec Gisèle Vienne, qui est metteur en scène : j'ai carte blanche, elle m’ouvre la porte des coulisses de ses spectacles, je viens quand je veux, j’aime bien ça. J’ai beaucoup bossé avec Hoichi Okamoto, aussi, un marionnettiste japonais. Il est mort depuis, mais j'avais fait un petit livre avec lui.

C'est un truc que tu cherches à développer, ces collaborations ?
Je peux très bien faire les choses seule, c'est ce que je fais la plupart du temps. Quand les univers se contaminent mais que ça fait un truc cohérent, c’est positif. D’un coup, tu es moins monomaniaque, ça t'enrichit. Ça marche pas à tous les coups mais quand ça marche, tant mieux.

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À un moment, tu t'es retrouvée à ne plus être capable de partir prendre des photos, et à avoir beaucoup de temps devant toi.
Ouais, à un moment j’avais de la matière pour faire un livre, mais il me fallait juste la disponibilité et le temps pour me concentrer dessus – je fais beaucoup de commandes, et à un moment, ça phagocyte un peu. Quand j'ai été enceinte de 5, 6 mois, j’ai arrêté les commandes et j’en ai profité pour me concentrer sur le livre.

Ces deux, trois dernières années, je suis tombée sur pas mal de photos qui présentaient des ressemblances troublantes avec les tiennes, notamment à ta série en Bulgarie.Tu as ressenti l'urgence de te réapproprier ton projet ?
C’est difficile d’en parler sans rentrer dans une polémique qui ne m’intéresse pas. En fait, si tu veux, pas mal de photographes ont vu le potentiel d'images ; il suffit de se pencher sur les traditions pour s'apercevoir qu'il y en a une tonne, partout en Europe. Je reçois, encore maintenant, des mails, genre : « Oh, c'est où ? J'aimerais y aller cette année. » Ça me paraît toujours étrange ce genre de mails. Moi, y'a eu un cheminement, beaucoup de recherches. Je suis toujours un peu gênée quand on me prend pour un office du tourisme.

Pour te la faire courte, en 2010, un photographe – que je n'ai même pas envie de citer – m'a demandé ce que c'était et où c'était. Un an plus tard, il a fait le tour entier, et a catalogué d’une manière systématique presque toutes les traditions d’Europe, hors saison. Ce n’est pas du tout ma démarche. Mais c’est vrai que ça a motivé mon envie de publier mon livre et de parler de ma démarche, et de mélanger les images pour montrer, au contraire, que je ne suis pas du tout dans le systématisme.

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Oui, tu n'es pas dans le catalogue.
Je choisis les rituels en fonction de mes propres obsessions, effectivement. Je m’intéresse uniquement aux trucs un peu abstraits. J'aime bien que ça soit mystérieux, je ne bosse pas au musée d'ethnographie, d'anthropologie, ou au musée du masque.

Tu prends ces « imitateurs » – c’est moi qui le dis – comme un hommage du coup, un peu comme un faux foulard Chanel ?
L'original dans tout ça c'est la tradition elle-même. Ce qui me dérange plus, c'est la façon d'arriver à un sujet en piochant chez les autres. Pour moi, la bonne réponse, c'est ce bouquin.

Je pensais aussi à Namsa Leuba, tu connais son boulot ? Alors elle, ça ne ressemble pas du tout à tes photos, mais la série qu’on a publié dans le numéro Photo de l’an dernier, par exemple, traitait aussi de costumes.
Ouais, les costumes et les masques c'est le truc du moment. Avant c'était le rituel, dans tous les dossiers de presse tu avais le mot « rituel », ça faisait bien, maintenant c'est « costume et masque », mais ça fait quand même un moment – là ce qui arrive c'est l'Afrique. T'as Viviane Sassen qui fait sa série en Afrique, Pieter Hugo aussi, et j’ai l’impression qu’ils l’ont rendue photogénique aux yeux de tous les photographes. Donc tous les photographes, maintenant, ils vont en Afrique pour faire des photos – notamment de costumes. Il y a des mouvances.

Tu bosses sur de nouveaux projets ?
Oui, j'ai plusieurs projets en cours. Je continue « Happy Purim » – je voudrais en faire un livre, en 2014. C’est à Londres, j'y suis déjà retournée deux fois. Je vais toujours aux mêmes endroits, dans les mêmes rues, et je retombe sur les mêmes enfants, c'est assez drôle. J’y retourne encore cette année et après on verra.

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Et sinon rien à voir, je travaille sur une série, « Peau & Couteau » – ce sont des objets érotiques que je sélectionne, de la nature morte. Ça reste quand même assez proche de ce que j'ai fait jusque-là mais c'est en rupture, parce qu’il n’y a pas de personnage du tout – en revanche, il y a plein d'éléments qui ont trait au corps, genre un cendrier en foufoune ou une canne-pénis. Il y a des milliers d’anecdotes autour de ces objets qui sont assez forts visuellement.

C'est-à-dire, tu vas travailler l'écrit aussi, à côté ?
Ouais je vais essayer, parce que certains objets ont une histoire dingue. Tu t'aperçois vite que beaucoup de gens ont des objets chez eux, qui sont liés à la sexualité d'une façon ou d'une autre et qui ont une petite histoire.

Et comment tu fais pour trouver ces objets ? T'as des gens qui te rencardent chez leurs grands-pères, leurs tantes ?
Oui ! Laurent Danchin par exemple, qui est un peu « Monsieur art brut » à Paris, je lui ai parlé de ça et il m'a dit : « Il faut absolument que tu ailles chez un vieux monsieur sculpteur qui faisait des masques mortuaires et qui a connu toute l'époque Sylvie Vartan – il lui a fait un vase en bites. »

Le livre d’Estelle Hanania, Glacial Jubilé, publié aux éditions Shelter Press, sera lancé le 4 octobre au BAL, à Paris. On pourra le trouver dans toutes les bonnes librairies et sur Internet à partir du 6 octobre.

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