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Misogynie et paranoïa : ce que la police nous apprend sur la police

Vous avez raté quelques épisodes de la commission Chamberland? Voici tout ce qu’il faut savoir.
Capture d'écran de la commission Chamberland le 1er juin 2017

Tout a commencé l'automne dernier, quand on a appris que Patrick Lagacé avait fait l'objet de surveillance policière.

Il était d'abord question d'une enquête sur la fabrication de preuves dans les rangs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Les policiers ont découvert qu'un des agents sur lesquels ils enquêtaient, Fayçal Djelidi, avait été en contact à de multiples reprises avec Patrick Lagacé. Pas moins de 24 mandats de surveillance visant le journaliste ont été délivrés.

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Quelques jours plus tard, on apprenait finalement que Lagacé avait été espionné au sujet de deux affaires distinctes : celle-ci en 2016 et l'autre deux ans plus tôt, pour une histoire de contravention donnée à Denis Coderre.

Entre ces deux révélations, on apprenait également que six autres journalistes avaient été épiés par la Sûreté du Québec (SQ), dans une enquête qui a débuté en 2013 : Alain Gravel, Isabelle Richer et Marie-Maude Denis de Radio-Canada; Éric Thibeault du Journal de Montréal; Denis Lessard et André Cédilot de La Presse.

La liberté de presse est en crise, dites-vous? On a dénoncé une grave atteinte à l'essence même du journalisme. Des voix se sont élevées pour qu'il y ait commission d'enquête, et ces voix ont été entendues.

En avril, la Commission d'enquête sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques – ou commission Chamberland – était prête à démarrer les audiences.

Depuis, on en a appris beaucoup sur la culture de paranoïa des forces policières, qui font des pieds et des mains pour débusquer les sources des journalistes.

Ce qu'on apprenait était déjà peu reluisant. Avec ce qui s'est dit hier au sujet de la journaliste Monic Néron, l'espionnage fait désormais place à la misogynie.

Vous avez loupé les audiences de la commission jusqu'à maintenant? Soit. C'est pour nous l'occasion de revenir sur les révélations qui sont sorties de l'ordinaire – et c'est le moins qu'on puisse dire.

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Bonjour, la police!

Manquer de respect envers les femmes? Pourquoi pas!

C'est déjà grotesque d'insinuer qu'une journaliste couche avec ses sources pour en récolter des scoops. C'est encore pire de le faire dans un langage grossier, dans le cadre d'une enquête policière, et de l'immortaliser dans un document présenté à une juge – et signé par celle-ci.

C'est pourtant ce qui est arrivé à la journaliste Monic Néron du 98,5 FM, qui a eu le malheur de rapporter avec précision les détails d'une opération antidrogue en cours par le Service de police de la Ville de Laval (SPL). La journaliste était visiblement bien préparée : le SPL a eu des soupçons. On voulait savoir qui avait coulé l'information.

Le policier fautif, Dominico Digenova, s'est dénoncé à un collège le jour même de l'opération. Il a écrit le lendemain une lettre d'aveu dans laquelle il indiquait avoir agi de bonne foi, afin « de montrer l'importance de notre travail, le fait que nous le faisons avec discernement, conviction et transparence ».

La SPL a tout de même ouvert une enquête criminelle.

Dans le rapport d'enquête, on explique qu'un collègue le soupçonne d'avoir coulé l'information à Monic Néron « parce qu'il voulait la fourrer », qu'il avait « pensé avec sa graine ». On cite ce rapport dans une ordonnance de communication avalisée par une juge.

Informée de tout cela en commission, Monic Néron a été profondément choquée. Elle a qualifié les propos de « disgracieux et profondément irrespectueux » devant une poignée de journalistes.

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«Ce sont des termes qui sont dignes d'hommes du Néandertal », a-t-elle déploré.

Elle a dénoncé qu'on en soit venu si rapidement à une théorie de nature sexuelle, alors que c'est plutôt par son travail rigoureux que ses sources lui ont fait confiance. « Je ne pense pas que si je m'étais appelée Patrick Lagacé, Félix Séguin ou Claude Poirier, on aurait osé écrire ça de cette façon-là », a-t-elle martelé.

Déployer une équipe spéciale pour interroger des dizaines de policiers? Pourquoi pas!

L'exemple de l'opération F8 est essentiel pour comprendre où en est rendu le SPVM dans sa paranoïa sur le coulage d'information aux journalistes.

Après que Daniel Renaud, journaliste aux affaires criminelles à La Presse, a révélé des instructions précises du SPVM lors d'une opération policière à Montréal-Nord, une enquête a été déclenchée pour savoir qui avait parlé.

Plutôt que de confier une enquête sur les fuites à la division des affaires internes, le SPVM a mis sur pied une équipe spécialement consacrée à traquer les sources. L'opération a été nommée F8, ce qui semble être un habile jeu de mots avec « fuite » – décidément, le SPVM ne manque pas d'esprit. L'équipe était composée de deux cadres et de quatre commandants. Une situation « hors du commun », a reconnu l'ancien chef des affaires internes du SPVM, Costa Labos.

Ils ont interrogé 49 policiers, dont quatre commandants. Ils leur ont posé des questions du type « Connaissez-vous des journalistes? », qui rappelle le peu de subtilité que l'on retrouvait dans la chasse aux rouges des années 1950 aux États-Unis : « Êtes-vous un communiste? »

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Dans un document transmis à la commission, le SPVM confirme avoir demandé à 55 personnes si elles acceptaient de passer au détecteur de mensonges. « Aucun policier n'a toutefois subi de test polygraphique », précise le document.

Un autre document indique que la liste des courriels entrants et sortants deux hauts gradés et un agent du SPVM a été vérifiée.

À quoi tout cela a-t-il servi? À rien. Les policiers n'ont pas réussi à mettre la main sur la ou les sources des journalistes. Lors de son témoignage, Costa Labos a cependant confirmé que cette façon de faire allait désormais être adoptée pour toute future enquête sur le coulage d'information.

Élaborer des méthodes et des théories pour mieux espionner des journalistes? Pourquoi pas!

Le SPVM a été secoué lorsque des journalistes ont rapporté dans plusieurs médias le vol d'une mallette remplie de renseignements confidentiels, laissée dans un véhicule lors d'un party de bureau en décembre 2015.

Le SPVM s'est alors lancé dans une chasse aux sources. Les enquêteurs remarquent que le policier Fayçal Djelidi a communiqué avec Patrick Lagacé, qui n'a pourtant pas écrit d'article sur le vol de mallette.

L'enquête est élargie. On cible Félix Séguin, Patrick Lagacé, Daniel Renaud, Vincent Larouche, Andrew McIntosh, Philippe Teisceira-Lessard et Martin Masse. Les enquêteurs obtiennent la liste des courriels envoyés et reçus entre les sept journalistes et le SPVM.

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« Notre croyance à ce moment-là, c'était que les journalistes pouvaient coopérer entre eux dans la rédaction d'articles », a justifié l'enquêteur Normand Borduas lors de son audience en commission. La démarche n'aura finalement servi à rien.

Une autre technique d'enquête, la « technique de provocation » n'aura pas non plus porté ses fruits. Pour piéger les sources policières des journalistes, les enquêteurs donnent des renseignements erronés à certains policiers, pour voir si ceux-ci seront coulés dans les médias. Il peut s'agir notamment d'enquêtes inventées ou de personnes fictives. Borduas indique avoir utilisé cette technique à deux reprises, sans succès.

Le témoignage de Borduas a été contredit par celui de l'enquêteur Iad Hannah, qui assure qu'aucune fausse information n'a été divulguée par le SPVM. Il s'agirait plutôt de modification de détails mineurs. « Dans ce cas-ci, quand on parle de fausses informations, il ne s'agit pas de "fake news" qu'on diffuse au public, a-t-il nuancé. C'est plutôt une information qui était très proche de la réalité. »

Le chef du SPVM Philippe Pichet n'a pas condamné cette technique d'enquête lors de son témoignage en commission.

Et pourquoi ne pas espionner tout le monde?

Les journalistes ne sont pas les seules personnes épiées par les services de police. Entendus en commission, Telus et Vidéotron ont révélé avoir reçu plus de 8000 demandes de transmission de données sur des clients depuis mai 2010.

On n'a pas le détail de chaque demande de transmission, mais celles-ci peuvent concerner l'ensemble des données de transmission d'une tour de cellulaire, ce qui représente un immense volume de données. On donne l'exemple de la tour à la Place Ville Marie à Montréal : on peut y compter une dizaine de milliers d'appels en 60 minutes.

Ainsi, il est quasi certain que les données de citoyens qui ne faisaient pas du tout l'objet d'une enquête ont été épiées. Le conseiller juridique de Vidéotron a confirmé que, dans ces cas-là, il n'y avait aucune manière de protéger la vie privée d'innocents.

En audience, la Commission d'accès à l'information du Québec (CAIQ) a dénoncé cette

« collecte inéquitable de renseignements personnels de tiers, qu'ils soient journalistes ou simples citoyens, qui n'ont rien à voir avec les enquêtes policières et qui ne sont soupçonnés d'aucun crime ».

Les audiences de la commission Chamberland se poursuivent la semaine prochaine. Le rapport final est prévu pour le 1er mars 2018, au plus tard.