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reportage

Enterre mon cœur en Franche-Comté

Tous les deux ans, un paquet d’Amérindiens se donne rendez-vous près de Besançon.

Photos : Fred Travert Un vendredi après-midi de juin dernier, nous avons rejoint les caravanes de parents d’élèves qui fuyaient la ville au volant de monospaces surchargés : c’était le premier week-end des grandes vacances et tout le monde semblait bien déterminé à ne pas croupir une seconde de plus sous le sale temps parisien. Notre 806 bordeaux se serait parfaitement fondu dans la masse si ce n’est le fait qu’il était passablement vieux et remarquablement vide : à l’exception de Fred et moi, on n’y trouvait que deux petits sacs, des duvets et un matelas gonflable qui occupait tout l’espace arrière du véhicule. Notre destination aussi nous séparait du reste des voitures : on se dirigeait vers Ornans, près de Besançon pour assister à la troisième édition de Danse avec la Loue, un rassemblement d’Amérindiens organisé par l’association Four Winds.

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Je ne sais pas exactement comment j’ai réussi à convaincre mon rédacteur en chef et l’organisation de ce

de l’intérêt de m’envoyer sur place et de m’y inviter, mais j’ai rapidement commencé à échanger des mails avec Jean-Marc Bertet, membre de l’association « chargé des relations entre [les amérindiens] et l’Europe » et indianiste diplômé de l’EHESS, qui m’assurait que je pourrais rencontrer sur place tous les intervenants que je souhaitais, même s’il fallait garder à l’esprit que c’était « Indian time », terme par lequel il me signifiait probablement qu’il n’était pas nécessaire de fixer de rendez-vous à l’avance, et qu’il faudrait savoir prendre son temps.

On a trouvé le site vers minuit, après avoir traversé le village puis longé la Loue, là où les lotissements et la route goudronnée laissaient la place à des champs et à une piste de terre. Je pensais devoir faire encore quelques centaines de mètres dans les cailloux avant d’arriver sur les lieux du rassemblement — j’imaginais une grande prairie constellée d’une dizaine de tipis, mais Fred m’a fait remarquer qu’on était bel et bien arrivés : des kilomètres de rubalise délimitaient des rangées dans le champ, constellé de quelques camping-cars. Il ne nous restait plus qu’à trouver un coin tranquille pour passer la nuit. En contrebas, au milieu de ce qui ressemblait à un grand parking en asphalte entouré d’une clôture verte, quelques perches de bois dépassaient et un tambour qui ne semblait suivre aucune structure rythmique logique résonnait de temps en temps.

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On avait raté la cérémonie d’ouverture et une première occasion de rencontrer les invités du week-end parmi lesquels j’espérais trouver Harlyn Geronimo. Dans le livre Sur les pas de Geronimo, Corine Sombrun lui fait dire : « Selon une de nos légendes, (…) les Apaches seraient les descendants des Mongols », et je trouvais cette affirmation assez étrange. Je n’avais pas réussi à avoir la liste précise des invités, mais les Apaches étant les invités d’honneur de cette édition, il y avait des chances que le descendant de « Celui-qui-bâille » soit de la partie.

« Pensons à la pluie pour qu’elle cesse de penser à nous ». Je traversais le village événementiel pour assister à une série de conférences en me demandant si le type dont la voix résonnait dans tous les haut-parleurs croyait vraiment à ce qu’il disait. La nuit avait été fraîche et la pluie avait dû dissuader un paquet de monde : le champ de boue dans lequel on s’était garés la veille était encore presque vide en début d’après-midi et les stands de souvenirs plus ou moins traditionnels n’étaient pas pris d’assaut par le public. Les seuls qui semblaient tirer leur épingle du jeu dans cette affaire étaient les gérants du Ully’s Bar, le petit snack du camping qui proposait un barbecue à volonté pour 15 euros.

Alain, membre de 4Winds, vendait des arcs dans le stand des Indiens des Plaines. Il y a trente ans, une tante lui a appris que son géniteur était un soldat amérindien, qui avait rencontré sa mère après la Deuxième guerre mondiale.

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« On nous avait dit que les natifs seraient les seuls à pouvoir présenter des objets indigènes », m’a confié Hedy Kelewood, une White Mountain Apache, avant de préciser que c’était en partie cela qui l’avait convaincue de venir. Posté derrière son râtelier d’arcs faits à la main, Alain, fils d’un Indien des plaines, m’a fait remarquer que l’entrée du village était quand même réservée aux nations amérindiennes. Ce n’était qu’après leurs stands que les fabricants de tambours chamaniques ardéchois et les jeunes vendeurs de buffadou avaient eu le droit de s’installer.

La salle de conférence (deux tentes festival accolées, au milieu du carré de gazon qui accueillait aussi quelques tipis) était déjà pleine quand je suis arrivé, et une foule de mangeurs de quinoa en ponchos avait entrepris d’occuper l’espace disponible entre chaque banc, posant les fesses sur le parquet humide. « On n’y voit rien, mais au moins on est au sec » a dit une femme derrière moi. À la tribune, les orateurs se succédaient, suscitant presque invariablement la fascination et l’admiration du public. « Votre combat est le nôtre, c’est celui des Gaulois et des premiers chrétiens », « Il faut lutter contre l’écrasement matérialiste »… Voilà le genre de choses qu’on entendait à la fin de chaque conférence. Dans l’assistance, des mères de famille au bord des larmes espéraient que le solide Seneka aux yeux clairs qui venait de finir son discours les emmènerait loin d’ici. Les cinquantenaires en lutte se demandaient s’ils ne devraient pas eux aussi opter pour des bow-ties et des chemises à motifs géométriques. L’Homme Rouge transmettait un peu de sa sagesse et de son courage à tous les opprimés du Doubs, qui voyaient en Lui un frère.

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Les conférences terminées, la suite des réjouissances était compromise par le mauvais temps : les danses ne pourraient pas avoir lieu s’il pleuvait, l’eau risquant d’endommager les costumes traditionnels. J’ai essayé de coincer M. Bertet, qui devait « monter avec les frères et les sœurs pour prendre une décision », sans succès. Je le suspectais d’avoir inventé ce prétexte pour partager une entrecôte sauce au poivre avec ses amis dans le château qui leur servait d’hôtel, quand nous avons surpris Christian Larqué, le président de l’association, expliquant que si plus de 60% du spectacle était annulé, il faudrait rembourser les spectateurs. Ce qui, vu la faible fréquentation du site, serait probablement catastrophique pour Four Winds.

En fin d'après-midi, l’amphithéâtre extérieur était déjà saturé de capes de pluie et de chapeaux, qui attendaient patiemment que les organisateurs réfugiés sous une tonnelle prennent la parole. Un Indien ventripotent coiffé d’une seule longue tresse blanche a saisi le micro pour déclarer : « We’re gonna pow-wow, today » avant d’entamer une prière en langue iroquoise. Butch Mudbone faisait face à près de deux-cents parapluies ; cent-dix nattes et coiffures variées ; quatre-vingt paires de santiags ; cinquante iPad et un nombre indéterminé mais négligeable de borsalinos qui l’écoutaient d’une oreille distraite.

Quand la cérémonie de la pipe a succédé à la prière, les spectateurs n’arrivaient déjà plus à tenir leurs enfants et tout le monde gigotait, impatient de voir enfin les Indiens emplumés débarquer dans l’arène. On sentait bien que quelque chose d’important se passait. Quelque chose à quoi un paquet de gens dont je faisais partie auraient voulu être associés. Au lieu de ça, on regardait bêtement les danseurs et les rares Blancs qui étaient de la partie se souffler des volutes de tabac au visage. D’en bas, la foule devait avoir l’air d’un tas de curieux venus consommer un peu d’exotisme. Peut-être parce que la signification de ce qui se déroulait sous nos yeux nous échappait, et que ces rituels, dépossédés de leur fonction et de leur contexte, étaient vidés de leur sens. Certains, sous l’emprise de la jalousie, ont cru distinguer les signes d’une fierté arrogante chez les membres de Four Winds invités à partager la pipe avec les Indiens, notamment dans leur manière de ramener la fumée à leurs narines, comme le faisait John Dunbar chez les Lakotas.

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Muni d’une baguette débordant de chipolatas — seule nourriture disponible sur les lieux —, j’ai profité de l’intermède entre la fin du pow-wow et le début de la cérémonie des Gans pour trouver enfin la réponse à ma question. Hedy m’a dit : « Nous avons été créés là où nous vivons, », après m’avoir assuré qu’elle n’avait jamais entendu parler d’Harlyn Geronimo, de Corine Sombrun ou d’une légende prétendant le contraire.

Je retrouvai ma place dans l’amphithéâtre, à côté d’une quadragénaire onychophage qui rappelait à sa fille la chance qu’elles avaient d’assister à ces cérémonies, qui avaient généralement lieu loin de l’œil du public. Je n’ai pas eu le courage de lui révéler ce que m’avait confié un membre de l’organisation quelques minutes plus tôt : hors du territoire américain, les cérémonies n’ont plus rien de sacré et ne sont que des représentations folkloriques. Selon Yves, cela permettait d’éviter que des gens se fassent de l’argent sur le dos des cérémonies. « C’est un truc sacré, ça se monnaie pas », m’a-t-il dit avant de me préciser qu’il y aurait une exception ce soir-là, lors de son mariage avec Caroline, une Apache.

Yves, la veille de son mariage. Au coucher du soleil, Yves s’est effectivement pointé en tunique à franges, à côté de son cheval et précédé d’un grand Apache vêtu de bleu et de demoiselles d’honneur qui n’avaient pas l’air de savoir ce qu’elles faisaient là, pendant qu’Hedy menait la cérémonie.

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Puis un danseur au corps peint en blanc est arrivé dans l’amphithéâtre, le dos couvert d’empreintes de cerf et une croix grossière à la main. Le visage recouvert d’un drap noir, un bandeau rouge au niveau de la bouche (l’unique couleur qu’il portait, excepté les branches de conifères et le drapeau américain qui dépassaient de son short), sa gestuelle anarchique avait quelque chose d’envoûtant, presque inquiétant. Comme les trois danseurs recouverts de noir qui l’avaient rejoint autour du feu, il semblait dans un état proche de la transe. Pour la première fois depuis notre arrivée, j’avais l’impression d’assister à quelque chose qui valait le déplacement. Leurs mouvements désordonnés ressemblaient d’un coup à une chorégraphie savamment étudiée.

Dans An Apache life-way, M.E. Opler fait une distinction très nette entre les danseurs recouverts de charbon, protecteurs et gardiens du gibier considérés comme extrêmement importants (tâche représentée par les « bois » qu’ils portent sur la tête), et les danseurs masqués peints en blanc : les « clowns » sont habituellement des personnages de second ordre, qui servent de messagers entre la foule et les autres danseurs. Mais Opler a étudié les Chiricahuas. Leurs mœurs étaient sans doute légèrement différentes de celles de leurs voisins de l’ouest, dont font partie les White Mountain. À Ornans, le danseur blanc, chargé d’éloigner les mauvais esprits, occupait un rôle central. Il sortait régulièrement un morceau de bois attaché à un fil de pêche qu’il faisait tournoyer au-dessus de sa tête. Le son émis par cet instrument semblait calmer les Gans et les rappeler à l’ordre.

Les hommes masqués dansaient à tour de rôle devant les mariés comme pour présenter leurs vœux. Ils se réunissaient ensuite autour du feu, s’en approchant jusqu’à le toucher avant de planter leurs épées de bois pour former une allée entre le brasier et le couple. Les esprits de la montagne tenaient la foule en respect, malgré l’irrévérence dont ils faisaient preuve entre chaque chant.

Une fois la cérémonie terminée, on a regagné notre véhicule et entamé la bouteille d’eau de vie qu’on gardait au frais. Dénuées de leur sacralité, ces danses n’étaient peut-être rien d’autre qu’une démonstration folklorique, mais qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Après des siècles de persécutions dans à peu près toutes les parties du monde, les cultures dites traditionnelles se font peu à peu une place dans l’Occident qui les a si longtemps méprisées.

J'avais du mal à faire la part des choses entre ce qui relevait d’une preuve de respect envers des cultures étrangères et ce qui s’apparentait à l’exploitation d’un mythe à des fins lucratives ou personnelles. Entre cérémonie sacrée et démonstration exotique, la limite était ténue, mais qui fallait-il blâmer ? Les familles qui avaient fait le déplacement, les organisateurs obnubilés par leur passion, les invités jouant de leur « indianité » ou moi, qui avais espéré atterrir dans un album de photos d’E.S. Curtis ?