Alain Accardo : On pourrait effectivement dire que « les journalistes ont fabriqué le présidentiable Macron » comme ils ont fabriqué tout le reste, ou plus exactement que le travail des médias a été décisif dans l'imposition de la figure de Macron comme candidat crédible, capable de « rassembler au-delà des vieux clivages traditionnels », d'abord sur la seule foi des proclamations de l'intéressé lui-même, que l'impatience de ses ambitions avait conduit à court-circuiter le processus habituel de l'adoubement par un grand parti. Étant nouveau venu dans le champ de la politique professionnelle, et n'ayant jamais subi le baptême du feu électoral, il n'avait pas encore accumulé le même capital politique spécifique que ses principaux concurrents. Il a donc fait ce que font parfois les nouveaux entrants dans une compétition sociale : il a tenté un coup de force pour accumuler d'un coup le capital distinctif nécessaire pour figurer dans la compétition avec quelque chance de succès. Mais ne voulant pas avoir à payer en temps et en énergie le droit d'entrée dans le jeu, il a pris le risque de s'inscrire dans la compétition en concurrent indépendant. Ce qui restreignait le choix de sa stratégie à celle du « ni droite, ni gauche », qui dans la France actuelle n'est quand même pas d'une sidérante nouveauté, il faut bien le reconnaître. Giscard déjà, dans les années 1970, reprenait à son compte ce vieux précepte centriste en disant que la France « demande à être gouvernée au centre ». Trente ans d'alternance « gauche-droite » ont fait le reste, c'est-à-dire épuisé la confiance des électeurs de gauche comme de droite. En tout cas, le choix du « ni droite-ni gauche » est presque toujours l'aveu d'une préférence pour la droite, mais dissimulé ou honteux.
Dans des circonstances « normales », les compétiteurs suffisamment « gonflés », ou inconscients, pour tenter le coup de force de court-circuiter la filière de sélection partisane, se font rapidement balayer par les concurrents encartés plus aguerris, plus expérimentés, mieux connus et reconnus, à moins de bénéficier d'énormes appuis (celui de l'Armée par exemple, dans un coup d'État) ou bien d'être servis par des circonstances inattendues et imprévisibles qui bouleversent la donne et ruinent les plans des concurrents les plus dangereux (comme le pourrissement de la vie politique française par la guerre d'Algérie, qui a permis à De Gaulle d'imposer habilement son retour au pouvoir en 1958, encore qu'il ne fût pas vraiment un nouveau venu).C'est ce qui s'est passé pour Macron. Il a bénéficié d'un concours de circonstances inimaginable, qu'aucun institut de sondage n'aurait pu anticiper, à la fois l'effondrement de Fillon à cause des « affaires » et la défaite de Valls battu à la primaire socialiste. Du coup, les deux grands partis favoris de l'alternance se retrouvaient sans représentant patenté. Saisissant l'occasion aux cheveux, les forces conservatrices se sont jetées sur Macron pour le mettre en selle. À défaut du label LR ou PS, il présentait toutes les qualités et les garanties requises aux yeux des chiens de garde du Capital. Comble de bonheur pour la droite républicaine et l'establishment, le second concurrent exigé par la règle du jeu au deuxième tour de la présidentielle risquait fort d'être la candidate de l'extrême droite, ce qui permettait d'envisager une réédition de la stratégie du « rassemblement républicain » qui avait si bien marché lors du duel Chirac-Le Pen. Macron promettait d'être parfait en candidat providentiel et consensuel, seul capable de sauver la République de l'affreuse menace extrémiste-populiste du FN.Transformer la lutte politique en simple bataille d'idées et la bataille d'idées en simple querelle de mots, choisis pour leur halo sémantique de séduction ou de répulsion (et donc pour leur charge émotionnelle positive ou négative), c'est substituer à la vision crue et réaliste des rapports de classes une vision purement symbolique, très euphémisée, qui tend trop souvent à masquer les véritables enjeux et les contradictions objectives.
C'est une banalité aujourd'hui de dire que le fonctionnement « heureux » des rapports sociaux, spécialement la reproduction pas trop grinçante des structures de domination au bénéfice des puissances économiques et financières, implique la production et la diffusion d'une information appropriée. Toute in-formation est une mise-en-forme de la réalité. Donc une mise dans un certain ordre, un état de relative cohérence et d'harmonie fonctionnelle. C'est pourquoi on peut parler de « système social ». Il y a un agencement, un assemblage des parties pour former un tout fonctionnant selon une certaine logique, capitaliste ou autre, donc conformément à des règles et des stratégies qui sont pour une part délibérées, théorisées par les agents, et pour une part plus grande encore inconscientes, vécues pratiquement sans avoir besoin d'être pensées expressément. Contrairement d'ailleurs à ce que beaucoup de gens croient, le travail de production et de distribution de l'in-formation nécessaire à la bonne marche du système n'est pas assuré seulement par les médias de presse. D'autres appareils et institutions, non moins importants, y participent – comme l'École par exemple.
Transformer la lutte politique en simple bataille d'idées et la bataille d'idées en simple querelle de mots, choisis pour leur halo sémantique de séduction ou de répulsion (et donc pour leur charge émotionnelle positive ou négative), c'est substituer à la vision crue et réaliste des rapports de classes une vision purement symbolique, très euphémisée, qui tend trop souvent à masquer les véritables enjeux et les contradictions objectives. La croyance petite-bourgeoise à la magie des mots (la « communication ») est un des principaux ingrédients du prétendu consensus républicain, fantasmé par les médias, dont l'inconsistance ne résiste pas une seconde là où on voit clairement apparaître les rapports ultimes des forces en présence, c'est-à-dire dans toutes les situations d'affrontement des intérêts de classes à visage découvert et sans phrases. Il arrive ainsi toujours un moment où la grande « démocratie » de Washington et de Wall Street choisit de soutenir un Pinochet contre un Allende, un moment où le grand patronat, la City et le gouvernement thatchérien « démocratique » à leur service font donner sans pitié la troupe contre les mineurs en grève. Il arrive toujours un moment où la République française doit choisir entre la Commune de Paris et le gouvernement versaillais de M. Thiers. Il est significatif que, dans tous ces moments historiques sans exception, la « grande presse » de France comme d'ailleurs, se retrouve immanquablement dans le camp des fusilleurs de prolétaires, auquel elle n'a jamais cessé d'appartenir.Il faudrait être très jeune en politique pour croire un seul instant que si le hasard de la conjoncture n'avait pas placé Macron au bon moment sur la bonne case de l'échiquier, la droite vraie et la fausse gauche s'en seraient trouvées décapitées et mises hors-jeu.
Eh bien, comme je l'ai dit précédemment, Macron a eu tout bonnement la chance d'être là, en train d'entamer sa « résistible ascension » de politicien professionnel au moment précis où l'homme providentiel que les médias prévoyaient de tirer du chapeau après les primaires de droite et de gauche, un Fillon ou un Valls, ou même un Hamon, vidait piteusement les étriers. Il fallait d'urgence remettre quelqu'un en selle. On avait sous la main un jeune ambitieux, transfuge du gouvernement en place, déjà bien formaté par le système, ses grandes Écoles et ses banques, et qui était loin d'avoir la candeur d'un premier communiant, mais qui avait par une ruse de marketing élémentaire enfourché le dada à la mode du « ni droite, ni gauche », et le voilà aussi sec intronisé candidat providentiel, preux chevalier et sauveur de la République, par le ralliement bien orchestré de la droite libérale classique et de la droite libérale-socialiste. Où est le mystère là-dedans ? Il n'y a aucun mystère ; il n'y a que la logique bien éprouvée d'un système de domination bien agencé.
Elle est un indice de plus que la France devient toujours un peu plus politiquement ce qu'elle est déjà devenue culturellement : une espèce de colonie des États-Unis. La mise en cohérence, ou la mise au gabarit, de l'ensemble du système capitaliste mondialisé se poursuit et continuera tant que l'american way of life sera le modèle préféré de développement des populations occidentalisées. Il n'y aura bientôt plus que la langue qui permettra de distinguer une population européenne, par exemple, d'une population américaine. Mais là encore nos médias et leurs journalistes qui parlent franco-américain à longueur d'émissions et d'articles se chargent d'y mettre bon ordre en jargonnant tant et plus.Le dispositif des primaires semble bien adapté à un système politique comme celui des États-Unis, caractérisé par le fédéralisme et le bipartisme, où le jeu des institutions, démocratique dans le principe, est profondément biaisé (avec l'accord du plus grand nombre) par le poids combiné de plusieurs facteurs de ségrégation, au premier rang desquels la fortune personnelle et l'appartenance religieuse. Il semblerait que la pratique des primaires convienne moins à des pays comme la France, du fait de l'attachement à la laïcité de l'État et du morcellement de l'offre politique. Du fait aussi de la radicalité plus forte de la critique sociale et de l'opposition politique. Aux États-Unis, des individus comme Besancenot, Poutou, ou même Mélenchon, ne feraient sans doute pas une longue carrière.
Vous écrivez dans votre livre que « le recrutement bourgeois et petit-bourgeois largement majoritaire de la population journalistique entraîne que les journalistes non seulement répugnent à s'engager dans des luttes sociales et sont hostiles à l'action syndicale, mais encore qu'ils sont incapables de percevoir le bien-fondé de ces luttes quand elles sont le fait d'autres salariés, ce qui se ressent clairement dans la couverture médiatique des mouvements sociaux, généralement présentés sous l'angle de la nuisance, de la division et du désordre. » Dans cette optique, qu'avez-vous pensé du traitement médiatique réservé à Jean-Luc Mélenchon ?Les médias ne sont plus que très accessoirement des facteurs de l'utilité publique.
Je dois préciser, avant de répondre à cette question, que je ne suis nullement un mélenchoniste, même si je regarde plutôt avec intérêt le mouvement de « la France insoumise ». Je n'en suis que plus à l'aise pour dire que le traitement que les grands médias lui ont réservé jusqu'ici me paraît indigne. Mais il ne me surprend pas. C'est le contraire qui me surprendrait.À partir du moment où il a commencé à être évident, les sondages aidant, que Mélenchon incarnait une possible alternative à gauche, et qu'il le faisait avec un incontestable talent, il est devenu clair pour les conservateurs au pouvoir et pour leurs challengers de droite qu'il fallait lui barrer la route. Et pour cela tous les moyens sont bons. S'agissant des médias, les moyens classiquement utilisés sont tous ceux qui visent à discréditer l'adversaire par le commentaire malveillant, le dénigrement systématique, le propos insidieux, le procès d'intention permanent, le mensonge, la caricature et la calomnie. Les rédactions ont depuis longtemps cessé d'être des ateliers où se fabrique une information de bon aloi, pour devenir des officines de faux-monnayeurs sans vergogne. À cet égard le traitement réservé à Mélenchon est fondamentalement le même, dans son principe, que celui que les médias appliquent à tout ce qui leur paraît constituer, de près ou de loin, dans un domaine ou dans un autre, un obstacle, un danger ou une atteinte pour l'hégémonie tous azimuts du Capital.La plus grande et la plus répandue des erreurs qu'on puisse commettre au sujet des médias, c'est de considérer qu'ils remplissent une fonction utile au bénéfice de toute la population, même s'ils ne la remplissent pas très bien : fournir de l'information aux citoyens, comme on leur fournit aussi de l'eau, du gaz et de l'électricité. Les médias ne sont plus que très accessoirement des facteurs de l'utilité publique. Ils constituent en fait aujourd'hui une partie, et non la moindre, du dispositif de défense du système capitaliste, un des plus solides remparts de l'ordre établi. Et les journalistes, à l'exception d'une minorité courageuse jusqu'à l'héroïsme, (et par là même condamnée à se sentir malheureuse), sont des militants, des soldats mi-mercenaires mi-partisans, enrôlés au service du néolibéralisme, qui veillent sur ce rempart pour empêcher que ne s'introduise dans la Cité, ou que ne s'y développe, tout germe de contestation, tout risque de dissidence qui mettrait en péril le règne des nouvelles féodalités. Aux yeux de ces chiens de garde, tout souci relatif au sort des serfs ne peut apparaître que comme un abject aveu de « populisme », et un Mélenchon que comme un « émule de Chavez », et un Chavez que comme un détestable « dictateur ». C'est indigne, mais ce travail de falsification est malheureusement très bien toléré par la majorité de notre classe moyenne, tout heureuse de pouvoir envoyer ses enfants « faire une école de journalisme » ou un IEP, pour accéder à « l'élite ».Merci, M. Accardo.Ludivine est sur Twitter.