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À bord du Dirty Dog

Un hymne aux compagnies de cars longue distance.

Toutes les photos publiées dans cet article sont issues du livre One Summer Across America de Bobby Abrahamson. Durant tout l'été 2001, il a traversé les Etats-Unis d'une côte à l'autre à bord des cars de la compagnie Greyhound. Son livre retrace ce voyage.

En 1957 sortait Les Naufragés de l'autocar de Victor Vicas. Dans ce film inspiré d'un roman oublié de John Steinbeck, une scène montre un assistant mécanicien prénommé Kit Carson en train de discuter avec une serveuse rêvant d'Hollywood, dans un vieux dépôt de bus de la Vallée Centrale de Californie. « Je me demande s'il y aura des gens importants dans le car aujourd'hui », se demande la fille, ce à quoi Kit lui répond : « Les gens importants ne prennent pas le car ».

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Dans son livre Nonconformity écrit dans les années 1950, Nelson Algren a dressé la liste des gens peu importants qu'il croisait lors de ses voyages : « Les vacanciers, requin gonflable sur le dos, qui tentent de rejoindre Miami ou Seattle en stop ; les cueilleurs de fruits, suivant le rythme des récoltes, au volant de leur Chevy 1939 cabossée… Le 'barman sans-emploi', le 'cuisinier sans-emploi', le 'vendeur sans-emploi', le 'mannequin sans-emploi', 'l’hôtesse  sans-emploi', le soi-disant 'acteur', le soi-disant 'artiste', le soi-disant 'musicien'… Leurs noms sont ceux de leurs rêves perdus. »

Tourgueniev et Herzen auraient sûrement jugé ces gens « inutiles », symboles vivants de la lie du rêve américain. La Beat Generation datant désormais d'un autre âge, on pourrait penser tous ces arnaqueurs, dealers, prostitués et autres imposteurs « freelance » comme définitivement révoqués. Mais ils n'ont jamais vraiment disparu, et on peut toujours en trouver aujourd'hui, cachés à l'arrière d'un car de la compagnie Greyhound.

Courant 2002, après avoir arrêté l'université et être retourné vivre chez mes parents en Caroline du Nord, je me suis retrouvé sans aucune attache, ni projet ou perspective d'avenir. C'est à ce moment que j'ai sauté sur l'occasion de me rendre à Fort Benning, dans l'Etat de Géorgie. Là-bas se déroulait une manifestation pacifique contre l'Ecole militaire des Amériques, le centre d'enseignement ayant jadis entraîné les para-militaires et les escadrons de la mort des dictatures sud-américaines. Alors que des prêtres catholiques en soutane escaladaient la barrière de 3 mètres de haut en appelant à la désobéissance civile, je suis devenu pote avec de jeunes punks en route pour la Floride. À la fin de la manifestation, on a trouvé quelqu'un pour nous y conduire en Buick. Nous nous sommes alternés au volant tout au long de la nuit. Au bout d'un moment, alors qu'on se trouvait sur une deux-voies brumeuse du sud de la Géorgie, un shérif du coin nous a arrêté pour un contrôle d'identité. Un mandat pesait sur la tête d'un des punks et il a été arrêté - sa copine n'avait que 17 ans, et les parents de celles-ci ne semblaient pas cautionner son voyage. On est allé retirer de l'argent dans trois distributeurs de banque différents pour payer sa caution et le faire libérer. Le lendemain matin, on arrivait à Gainesville, en Floride. Là-bas, on a trouvé refuge dans un restau Denny's, les yeux explosés par la fatigue.

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Comme par magie, on s'est retrouvé avec un Ameripass Greyhound expiré (je ne me souviens plus exactement comment on l'a obtenu, mais il me semble qu'un de mes compagnons de route l'avait chopé par le pote d'un pote). Pour les non-initiés, un Ameripass était à peu près l'équivalent américain d'un pass InterRail. Il permettait, pour une somme plutôt correcte, de voyager à travers les États-Unis et le Canada en car sans aucune limite pendant 30, 60 ou 90 jours. Avant qu'il ne soit rebaptisé  Discovery Pass puis retiré de la vente en 2012, il était surtout apprécié des backpackers européens et des étudiants fauchés, soit à peu près les seules personnes enclines à visiter des villes américaines la journée et à dormir dans un bus la nuit. En gros, ce ticket était le dernier truc qui pouvait offrir un joli aperçu de ce à quoi ressemble vraiment l'Amérique du Nord.

Je connaissais l'Ameripass et ses vertus légendaires, mais je n'avais jamais eu l'occasion d'en tenir un entre mes mains. Je me suis mis à l'examiner avec émerveillement et une certaine révérence, tel un vendeur de pierres précieuses examinant un diamant ou un archéologue exhumant un vieux crâne. Pour un trésor renfermant un tel pouvoir – celui d'aller à peu près n'importe où aux Etats-Unis –, je le trouvais facilement reproductible. Ce n'était au final rien d'autre qu'un bout de papier recouvert de textes et de chiffres en noir et blanc, ancêtres des moins avenants codes QR. Avec le pass que l'on venait de trouver, il y avait une feuille contenant tous les caractères de la police utilisée par Greyhound. Forcément, on n'a rien trouvé de mieux à faire que d'aller au Kinko's du coin – la papeterie FedEx de l'époque. Penchés sur nos lames X-ACTO et concentrés comme jamais, on s'est mis à reproduire le ticket périmé.* Après avoir imprimé les copies finales, on a fait quelques pas en arrière pour admirer notre œuvre.

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Le résultat ne ressemblait à rien. C'était, au mieux, un boulot de coupé-collé que quiconque estimerait bâclé. Les chiffres et les lettres étaient inégalement espacés et grossièrement inclinés. « Ça marchera jamais », ai-je confié à l'un de mes compagnons, qui m'a vaguement répondu que « ça ferait l'affaire ». Quand on a donné nos faux tickets au seul employé de Kinko présent pour qu'il les plastifie, il nous a hurlé dessus : « Vous avez fait n'importe quoi ! C'est vraiment mauvais ! ». À contrecœur, il a fini par glisser nos tickets dans la plastifieuse. Une fois recouverts d'acétate, ils avaient déjà une gueule un peu plus officielle.

Quiconque ayant déjà mis les pieds dans un car de l'entreprise Greyhound ou en connaissant les surnoms (« The Dirty Dog », le chien crasseux, « The Hell Hound », le teckel diabolique) vous le dira : voyager avec cette compagnie est souvent une expérience désagréable. Mais quand vous le faîtes gratuitement, c'est plutôt difficile de s'en plaindre.

On a décidé de se retrouver dans la ville de Pensacola. Pour tenter de faire bonne figure, mes amis crasseux ont essayé de se nettoyer un peu, avant d'enlever leurs piercings et d'enfiler une chemise propre. Malgré leurs efforts, ils ressemblaient toujours à des punks, mais sapés comme des gens normaux. Comme je suis particulièrement poltron, je leur ai laissé l'honneur de prendre le car avant moi. Blasé et triste, je leur ai dit au revoir alors qu'ils se dirigeaient vers la station. Etant donné que l'un d'eux avait déjà un mandat d'arrêt au cul, j'estimais avoir peu de chances de les revoir.

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Le lendemain, je suis allé à Pensacola et je me suis pointé dans le squat punk de la ville. Ils étaient déjà là, en train s'enfiler des bières « tombées du camion ». Quand je leur ai demandé comment le voyage s'était passé, ils m’ont répondu qu’ils n’avaient eu aucun problème. Peu après, une bagarre avec des militaires dans un bar de la ville a mis fin à notre séjour et mes compagnons ont décidé de prendre le car pour la Nouvelle-Orléans. Visiblement, ils n’éprouvaient aucun remords à l’idée de voyager gratos et se sentaient déjà en paix avec notre petite escroquerie.

J'ai attendu l'été suivant pour utiliser mon pass pour la première fois. Après deux jours à essayer de fuir la canicule d'Omaha en stop et un autre passé dans les hautes herbes de la Missouri Valley à attendre un train de marchandises qui n'est jamais arrivé, je suis allé à la gare routière Greyhound, à réfléchir aux différentes stratégies que je pourrais adopter si l'agent découvrait que mon Ameripass était factice.

Au bout de quelques temps, je suis allé au guichet, en essayant tant bien que mal d'être le plus sérieux, confiant et réglo possible. « Portland, s'il vous plaît », ai-je dit à la guichetière en prenant mon air le plus charmeur. Elle a examiné  avec attention mon pass de mauvaise qualité et a tapé une série de chiffres dans son ordinateur. Elle a ensuite jeté un œil à ma carte d'identité, avant de m’étudier longuement et de revérifier mon pass.

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Des gouttes de sueur commençaient à couler sur mon front. Alors que mon visage se figeait dans ce faux sourire niais qu'on adopte dans ce genre de situation, je n’avais qu’une envie : me barrer en courant. Mais soudain, la vieille imprimante du guichet s’est mise à cracher tout un tas de documents en noir et blanc : mes tickets, les escales, l'itinéraire et la carte géographique de Greyhound. La guichetière a tout rassemblé dans une pochette bleue qu’elle m’a tendue avec un sourire débordant de sincérité.

Une fois la porte franchie, j’ai essayé de me fondre dans la masse de types louches, de chauffeurs de taxi et de kids sous amphets qui se trouvaient là. Une voix inintelligible s’est mise à beugler les horaires des prochains départs. J’ai rejoint la longue file d'attente qui menait au car. Trois quarts d'heure plus tard, le chauffeur est passé parmi nous pour contrôler nos billets. Une quarantenaire lui a bondi dessus pour lui poser une série de questions toutes plus emmerdantes les unes que les autres. « J’ai pas que ça à faire » a-t-il répondu avant de lui fermer brusquement la porte au nez et de démarrer le bus, alors à moitié vide. On est resté planté là, jusqu’à ce qu’un autre bus débarque une bonne demi-heure plus tard.

Après être monté à bord, je me suis aussitôt dirigé vers le fond du car, en essayant de me faire le plus discret possible. Alors qu'on quittait l'Omaha, le chauffeur a gueulé dans son micro : « Si l’un de vous fume, boit ou se shoote dans ce car, je le dégage direct. Je n’aurai aucun scrupule à vous lâcher au milieu de nulle part et à appeler la police pour qu'elle vienne vous récupérer. » Aux yeux de Greyhound, vous n'êtes pas un passager, mais plutôt un détenu que l’on transfère d'une prison à l'autre. Vous pourriez aussi bien être un adulte grisonnant qu’ils vous verraient comme un gamin immature auquel on ne peut accorder aucune confiance.

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Alors que le bus roulait à travers la prairie, les gens ont commencé à faire connaissance. Un sosie de David Bowie – un type aux yeux bizarres et avec un vampire tatoué sur la main – a engagé la conversation. Il se dirigeait vers l'ouest avec sa femme, qui ressemblait étrangement à RuPaul. Ils venaient tout juste de se marier – lui avait d'ailleurs dû sauter d'un train de marchandises roulant à 70 km/h en direction de Vegas pour pouvoir s'y rendre. Discrètement, ils s'enfilaient tous les deux des Smirnoff Ice, qu’ils avaient préalablement cachées sous leur siège. A l’arrière du bus, des  gens sortaient leurs sacs de bouffe, en faisant bien attention à ne pas attirer l'attention du chauffeur.

La femme de mon nouveau pote s’est endormie, et il s’est mis à causer avec une grosse campagnarde originaire du Mid-Ouest qui était assise à côté des toilettes. Il se tournait régulièrement vers moi pour me balancer des trucs du genre « N'est-ce pas ? », « Tu ne penses pas ? » ou « Mon bro est d'accord, pas vrai gros ? ». Quand le car s’est arrêté au McDonald's pour la pause déjeuner, il a embrassé  sa femme avant de l’envoyer acheter des Big Macs. Juste après son départ, il s’est dirigé vers les toilettes, où la grosse femme l'attendait avec une expression sauvage et charmeuse. Alors qu’il s’engouffrait avec elle dans les cabinets, il a vu que je l’observais et m’a glissé : « Si tu ne racontes pas à ma femme ce que je m'apprête à faire dans ces chiottes, je te paie un burger. »

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Plus tard, on s’est arrêté brusquement dans un parking désert, pas loin de Cheyenne. Les phares de deux voitures de police ont illuminé tout le car, et le chauffeur est sorti. Tous mes compagnons de route semblaient assez tendus et prêts à se tirer en courant, comme s'ils avaient quelque chose à se reprocher. Le mec au tatouage de vampire et sa femme ont planqué leurs bouteilles vides, puis se sont serrés l'un contre l'autre. Une fois à bord, les flics ont fait un petit tour, prenant un plaisir évident à examiner les passagers les uns après les autres. Au final, ils ont embarqué deux Mexicains – deportados – qui n’ont montré aucun signe de résistance. Quelques personnes se sont offusquées, mais la plupart semblaient quand même bien soulagées de ne pas être à leur place.

Tandis que le car traversait le Wyoming, j'ai rencontré un skater de 26 ans qui venait de passer tout l'été sous un pont de Santa Barbara. On s’est échangé quelques cassettes et on a débattu sur Mike Watt. En plein milieu de la nuit, on a profité d’un arrêt dans un Dunkin Donuts désert pour aller fumer quelques joints derrière une benne à ordures. On est longtemps resté éveillé pour discuter de l’éventualité d’une vie extraterrestre. Quand il s’est finalement endormi, j’ai posé ma joue contre la fenêtre froide du car pour contempler les étoiles. Aux alentours de 4h30 du matin, alors qu'on traversait le désert, j’ai admiré le lever du soleil.

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Ce dimanche matin, la ville de Boise se trouvait vide et resplendissante, tel un décor de cinéma. J’ai pris un café dans un distributeur et scruté avec apaisement les collines environnantes. On aurait dit des draps de lit, tout froissés après une nuit mouvementée.

L'Idaho était verdoyant et rupestre. Pendant sa traversée, j’étais assis à côté d'un homme d'une quarantaine d'années qui m’a parlé de son boulot – réparer des éoliennes. « Ça doit être assez fou de se trouver si haut et si proche de ces grosses hélices » ai-je dit. « En effet, c'est incroyable », m’a-t-il répondu, la larme à l'œil. Il m’a dit que son chemin dans l'Ouest dépendait de ses contrats, avant de me montrer des photos de sa copine à poil.

Deux jours plus tard, le bus arrivait enfin à Portland, une sorte de cité des rêves en miniature. Depuis la fenêtre, j’ai vu mes amis m'attendre sur le parking. Je suis sorti tout excité et je leur ai sauté dessus, tel un noyé étreignant son sauveur. On a passé tout l'été à Portland, à faire ce que tout le monde fait à Portland : tracer en vélo, boire des espresso, récupérer à bouffer dans les poubelles du Trader Joe's et ne rien foutre.

À l’instar d’un buffet à volonté, un pass voyage illimité peut condamner son propriétaire à l'excès et lui faire penser qu'il est bon d'être « Partout sauf ici », comme disait Emerson. Alors commence une longue période de voyages sans but, facilitée par l'Ameripass et justifiée par des raisons toutes aussi fallacieuses les unes que les autres : aller voir une copine, aller chez des amis, rentrer à la maison pour les vacances. Plus rien d'autre ne compte que de rester sur la route, de ne pas s'arrêter, de sillonner coins, recoins, villages et autoroutes du pays jusqu'à en découvrir de nouveaux. Rien n'est désormais plus important que de tracer tout droit, toujours tout droit, tel un écrivain en plein travail, occupé à assembler des myriades de gouttes d'encre pour qu'elles finissent par former une histoire complète.

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Pour ces descendants de Caïn condamnés à parcourir la terre, la seule paix consiste à être en perpétuel mouvement, constamment suspendu entre différentes zones géographiques. Pour eux, rien n'est plus réconfortant que le bruit d'un moteur vrombissant sous un siège, le sifflement d'air froid libéré par la ventilation, les néons des stations services ou le sentiment d'être un fugitif cherchant à fuir ses bourreaux. Pour eux, rien n'est plus agréable et réparateur que de s'endormir emmitouflé dans un sweat à capuche, avec un sac à dos en guise d'oreiller.

Mais l'anxiété causée par la sédentarité peut être encore plus épuisante que la fatigue entraînée par un voyage. Au bout d'un certain temps, vous vous retrouvez à boire beaucoup trop, à péter les plombs entre vos quatre murs, à vous sentir incompris de tous et à errer dehors pendant des heures. Quand vous entendez des gens dire des trucs comme « Je n'ai pas foutu les pieds ailleurs que dans cette ville depuis deux ans », vous ne pouvez vous empêcher de les prendre pour des fous. En plein milieu de la nuit, à bord du car, vous regardez avec émotion toutes ces âmes endormies, blotties les unes aux autres. Cette scène vous évoque la maternelle, quand les lumières s’éteignaient pour la sieste et que tout le monde s’endormait paisiblement. Et un autre, encore plus ancestral : celui de l'époque ou les familles nombreuses prospéraient et où l'intimité n'était alors qu'un vague concept. Vous vous demandez alors si c'est par coïncidence que la terre de Nod, le purgatoire éternel de Caïn le vagabond, est devenue le royaume du sommeil.

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Puis vous vous réveillez à Pittsburgh, avec sa rivière et ses montagnes aussi menaçantes que le Mont Moriah. L'obscure atmosphère de la ville vous donne le sentiment qu'elle est dirigée par un démon aux ailes sombres. Vous finissez par vous réveiller à Savannah, avec ses vieilles horloges fixées au mur, ses vieux bancs en bois semblant sortis tout droit d'une église et ses plantations de mousse espagnole, ce qui vous procure l'étrange sentiment de vous trouver dans un lieu historique où le sang a coulé à flots. Puis vous vous réveillez à Amarillo. Les rayons du soleil traversent les immenses fenêtres, illuminant toute la gare routière. Le temps semble ne plus exister : passer un appel depuis la cabine coûte toujours 25 cents. Puis, vous vous réveillez à Dallas, un beau samedi soir d'été, et vous croisez tous les gens sortis prendre l'air dans le parc voisin. Vous vous endormez sur le gazon, avant de vous faire réveiller par la police.

Rapidement, vous prendrez l'habitude de vous réveiller au beau milieu de la nuit et de vous retrouver à errer sous les néons d'une gare routière pendant des heures, dans l'attente de votre correspondance. Là, vous y rencontrerez souvent les mêmes personnes : des jeunes recrues militaires en uniforme occupées à buter des zombies sur des bornes d'arcade, un mauvais père qui fait des fausses promesses à sa fille, des grands-mères qui attendent sagement le car pour Fort Lauderdale, un groupe de types qui parient leurs derniers billets froissés en jouant aux dés, ou encore un agent de sécurité qui passe sa nuit à réveiller les gens qui dorment et à distribuer des amendes. Enfin, telles les âmes des défunts voguant sur l'Achéron, en route vers les Enfers, ces voyageurs se retrouvent sur la route de Cincinnati, de Duluth ou de Rapid City. Puis, vous vous réveillez lors d'une escale à Atlanta. Vous sortez marcher un peu. Avec ses trottoirs propres, ses bureaux, ses gratte-ciels et ses Starbucks, on pourrait se croire dans n'importe quelle grande ville.

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Dans le terminal d'Atlanta, vous vous asseyez à côté d'un vieux de 90 ans, bien éveillé, occupé à lire un tas de journaux. ll est originaire de Madrid, se trouve être un vieil anarchiste et s'appelle Unamuno, en référence au philosophe iconoclaste basque qui manqua de se faire lyncher après un discours poignant adressé aux généraux franquistes lors du jour de la fête de la Race en 1936, en pleine Guerre civile espagnole. Unamuno dit être un brocanteur parcourant le pays pour le compte d'un mystérieux client qu'il refuse de nommer. Quand vous lui demandez s'il a combattu lors de la Guerre civile espagnole, il rigole et s'abstient de répondre. Le lendemain matin, lors d'une escale à Raleigh, vous l'invitez à descendre. Vous prenez le petit-déjeuner avec lui et lui faîtes découvrir la ville de votre enfance. Il sort de sa sacoche en cuir tout un tas de papiers, de gribouillages, de brochures, d'aphorismes, de diagrammes de Venn, d'échantillons de couleur représentatifs du système moral qu'il a créé et qu'il présente comme sa propre version de L'entraide, un facteur de l'évolution du philosophe, un essai du philosophe anarchiste Peter Kropotkin. Vous hésitez entre qualifier son travail d'œuvre de génie ou de sombre merde.

Les rencontres fortuites avec des inconnus sont légion. L'ennui et la solitude de tous ces passagers les conduisent souvent à chercher du réconfort au près de leurs pairs. Ainsi, souvent, vers 4 heures du matin et au beau milieu de nulle part, vous apprendrez des histoires toutes plus incroyables les unes que les autres.

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Une fois le petit-déjeuner et la visite terminés, vous raccompagnez Unamuno à la station de bus et lui dites au revoir, alors qu'il continue son périple vers le nord. Vous ne le reverrez plus jamais.

Au fil des années, la technologie a freiné les tentatives d'arnaque, mais elle les a parfois facilitées. Mais comme souvent lorsqu'une forme d’arnaque devient impossible à exploiter, elle renaît sous une nouvelle forme. Ainsi, le pass que l’on pouvait reproduire chez Kinko n'existe plus, mais il est désormais possible de pirater les lecteurs de cartes de transports pour s’en créer une. L’époque où l’on pouvait disparaître et revenir sous une fausse identité est désormais révolue.

Bien que les escroqueries puissent donner un bon aperçu du fonctionnement du système financier, elles fonctionnent toutes selon la logique sans fin du capitalisme. Par exemple, les vols à l'étalage sont désormais prévus à l'avance dans les comptes d'un commerce et sont neutralisés grâce aux assurances. On se retrouve à la recherche de nouvelles arnaques, jamais pleinement satisfait. Les anciens prophètes nous ont toujours explicitement mis en garde contre les plaisirs sensuels et le matérialisme – même lorsque ces biens matériels s'obtiennent gratis.

Au bout d'un temps, insidieusement, l'âge adulte vous gagne. Des portes se ferment, l'aventure vous tente moins, votre corps vieillit et vous vous retrouvez avec des responsabilités sur le dos – vis à vis de vos amis, de votre famille, de votre santé ou de votre boulot. Vous repensez votre analyse sur les gains perçus grâce à vos magouilles contre le système. Maintenant que vous avez un boulot qui paie plus ou moins, au lieu de gérer avec le stress ou les tracas que pourraient causer une arnaque, vous préférez acheter les choses que vous convoitez. Comme tout bon citoyen, vous finissez par comprendre qu'il est finalement moins cher d'insérer quelques pièces dans un horodateur que de se retrouver inévitablement à payer tout un tas de contraventions. Après une jeunesse de non-conformité, vous finissez par rentrer dans le moule et accepter la soumission.

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A la fin des années 2000, seuls quelques entêtés continuaient à utiliser leur faux Ameripass. Un ami – qui était en CDI depuis déjà 4 ans mais qui voulait profiter de ses dernières magouilles de jeunesse – a tenté un dernier voyage avec son faux pass. Il s'est retrouvé à courir à travers des champs et à devoir se planquer dans la cambrousse, les autorités à ses trousses. Une autre connaissance, qui escroquait Greyhound elle-aussi, s'est fait confisquer son pass à San Francisco. Une autre encore s'est fait arrêter dans l'Ohio. Après plusieurs mois de procès, elle avait déjà dépensé plusieurs milliers de dollars en frais juridiques.

L’arnaque de l'Ameripass n'est plus qu'un lointain souvenir. Au mieux, ce secret bien gardé rappelle à quelques-uns les derniers souvenirs d'une jeunesse rebelle.

En 2007, la société de transport écossaise Firstgroup a racheté Greyhound avec l'intention de réhabiliter la réputation de la marque et de concurrencer des compagnies low-cost comme Megabus. Le logo de Greyhound – à l’époque rouge, blanc et bleu – a été transformé en chien argenté. Plus élégant, c'était alors un signe avant-coureur du changement de stratégie opéré par Greyhound, qui souhaitait proposer un meilleur confort de voyage et s'adresser à une clientèle plutôt blanche, urbaine et bien placée.

Récemment, après quatre années tristement dépourvues de voyage en car, je me suis rendu à la gare Greyhound de Raleigh. J'y ai acheté un ticket pour New York. J'ai été surpris par le prix : c'était aussi bon marché que Megabus. La femme du comptoir m'a assigné un siège dans un car flambant neuf équipé du Wi-Fi, de spacieux fauteuils en cuir et de toilettes parfumées. En toute tranquillité, les voyageurs sont allés s'asseoir. Alors qu'on se préparait à partir, quelqu'un a gueulé au chauffeur que le Wi-Fi ne fonctionnait pas. À ma grande surprise, le conducteur a réglé le problème en toute courtoisie. Le « nouveau Greyhound » était complètement méconnaissable.

Sur la route, je m’attendais à un rappel des règles à respecter et au traditionnel « Je n’aurai aucun scrupule à vous dégager de ce car  ». À la place, une voix douce et agréable a déclaré : « Bonjour à tous, n’hésitez pas à me prévenir si vous avez un problème ».

OK, le confort et la politesse sont agréables, mais où est passé leur esprit d’avant, quand les passagers étaient tous considérés comme des criminels ? Où est passé ce besoin désespéré de mettre à nu nos échecs, nos humiliations et nos déceptions en communiquant avec de parfaits inconnus ? Où sont les ados fugueurs, les buveurs qui se planquent, les passeurs de drogue, les pédophiles en rédemption, les immigrés clandestins et les prostituées en herbe ? Tous les héros mythiques de l'Amérique semblent disparus à jamais. Désormais, les passagers se morfondent dans un silence de mort et se demandent certainement où est l'intérêt de discuter avec un inconnu quand on peut le faire avec des gens que l'on connaît déjà grâce à la magie d’Internet. Expérimenter le réel semble ne plus avoir le moindre intérêt, dans la mesure où rien de cette expérience n'apparaîtrait sur les réseaux sociaux.

J'ai détesté ce car parfait, moderne et aseptisé, tout autant que ce que ces âmes hyper-connectées mais toujours aussi seules représentaient.

Après quelques heures de route, le car s'est arrêté sur une aire d'autoroute dans le fin fond de la Virginie. Comme il pleuvait, les gens se sont entassés dans un petit abri pour fumer et se dégourdir les jambes.

Un type grisonnant et au regard tendre m’a proposé de partager une cigarette. Après un mois passé dans la campagne de la Caroline du Nord avec ses enfants, l'homme rentrait chez lui à Petersburg, en Virginie. En bons sudistes, nous avons parlé de la guerre de Sécession. Il m'a raconté qu’il avait trouvé – grâce à un détecteur à métaux – un fusil d'époque et un tomahawk amérindien à l'arrière de sa maison, le long de la rivière d'Appomattox. Il affirmait aussi avoir déterré un canon d'artillerie dans le jardin d'une maison abandonnée ainsi que des dents de mégalodon pendant qu'il faisait des recherches dans les rivières boueuses de la Virginie. « Il y a tout un tas de choses enterrées là-bas… Tout ce que tu as à faire, c'est creuser et chercher » m’a-t-il raconté, visiblement excité et plein d'espoir.

De retour dans le bus, un ouvrier du Massachusetts en route pour Cap Cod s'est joint à notre conversation. Avec son accent à la JFK, il a dit : « Oh ! Des dents de mégalodon… J'ai un ami qui en cherche lui aussi ». Quand il a appris que j'étais écrivain, il m’a confié qu'il connaissait une sorte de maison abandonnée au Cap où je pouvais aller vivre.

Dans ma vision personnelle du voyage, les gens discutent de leurs projets et de leurs rêves en toute honnêteté. Ils déballent leur intimité et se retrouvent souvent à en raconter les détails les plus insignifiants. Certains voyagent pour fuir des gens, d'autres le font pour pour aller à la rencontre des autres. D'autres sont sur la route parce qu’ils cherchent un boulot. Il y a aussi ceux qui partent récupérer un virement Western Union, et ceux qui attendent le versement de leur salaire. Comme l'a écrit Al Burian dans l'un de ses fanzines : « Nous vivons et mourrons sur la route. Entre ces deux événements, nous posons nos fesses sur des sièges minuscules, nous attendons d'arriver à destination, destination dont nous ne nous rappelons même plus » Même si l'époque morose et superficielle dans laquelle nous vivons aujourd'hui a changé beaucoup de choses, tout n'est pas encore perdu.

Ça me réconforte de savoir qu'il existe encore quelques endroits inconnus dont je n'aurais jamais soupçonné l'existence et qu'il est toujours possible de croiser des gens fascinants sur la route. Un tas d'autres secrets bien gardés attendent eux aussi le bon moment pour se révéler. Encore aujourd'hui, des reliques ésotériques et des manuscrits anciens se trouvent cachés au fond de grottes ou de tombeaux. Des os de dinosaures et des coffres poussiéreux sont toujours enterrés là, dehors. Alors que l'univers nous dévoile un peu plus ses secrets, des mondes mystérieux tels que celui que proposait Greyhound n’attendent plus que d'être découverts ou redécouverts.

* Chers employés de Greyhound : les événements décrits ici sont bien entendus basés sur des faits rapportés, des ragots ou des rumeurs. À l'image d'une partie de téléphone arabe, ces histoires se sont vues tellement modifiées entre le moment où elles se sont déroulées et celui où elles sont parvenues à mes oreilles qu'elles ne ressemblent en aucun cas à la réalité. Je n'ai jamais fait de chose pareille. Promis. Sincèrement, l'Auteur.

Toutes les photos ci-dessus sont de Bobby Abrahamson.