FYI.

This story is over 5 years old.

Vice Blog

Ashley Gilbertson

« Si tu n’as pas fait l’Irak, tu n’es qu’un petit chibre. »

« Si tu n’as pas fait l’Irak, tu n’es qu’un petit chibre. » Voilà ce que le photographe de guerre Ashley Gilbertson pensait à la fin de l’année 2003. Un peu plus tôt cette année-là, Gilbertson (le mec avec un appareil sur la photo de gauche) parcourait le Kurdistan irakien dans une vieille bagnole au coffre rempli de bières afin de rendre compte de la situation d’un peuple sans pays. À son retour aux Etats-Unis, Gilbertson est effaré de constater l’attitude complaisante des Américains face à cette nouvelle guerre hideuse, dont il considère que ceux qui n’en ont rien vu ne valent pas tripette.

Publicité

Click here for more of Ashley's work.

Vice: Comment as-tu découvert la photo ? Ashley Gilbertson: Je faisais du skate depuis un an, j’étais nul mais je pensais vraiment que je touchais. Je venais d’apprendre à passer un ollie par-dessus trois pauvres marches et je me prenais déjà pour Mike Carroll. Un jour, j’ai demandé à mon père de me prendre en photo et il m’a acheté un petit Ricoh SLR. J’ai essayé de me photographier avec le retardateur mais ça n’a évidemment pas marché. Du coup, je me suis mis à shooter mes potes qui, eux, étaient plutôt bons. À 16-17 ans, j’étais devenu photographe de skate à plein temps. Je faisais aussi un peu de photo de presse mais c’était vraiment le skate qui m’emballait. C’est grâce à ça si j’arrive à reconnaître l’instant parfait pour déclencher. Quand on fait du journalisme, il est important de tout capturer et c’est la même chose quand on prend quelqu’un qui saute par-dessus deux volées d’escaliers, il faut montrer tous les détails techniques et le danger de la situation.  On a l’impression que tu suis une ligne assez cohérente, tu as commencé avec les skateurs et les clochards, puis tu as photographié des réfugiés et maintenant un pays dévasté par la guerre. Tu es attiré par les outsiders ?  Oui, c’est lié. Il y a des sous-cultures qui existent en marge et qui n’arrivent pas à se faire entendre. Elles sont mises à l’écart. Mon travail sur l’Irak est l’aboutissement naturel de tout ça parce que je mets en avant un autre groupe que je trouve mal compris. Le principe de mon travail, c’est d’approcher les choses avec un regard empathique.  La transition entre photographe de skate et correspondant de guerre, ça a été brutal, non ? Mes premières grosses commandes étaient des cauchemars. Je ne savais absolument pas ce que faisais. Une rédaction, c’est dix journalistes qui obéissent aux ordres incessants d’un chef de service. Je devais envoyer mes photos quand on me le demandait, pas quand j’avais terminé. Au début, on m’a envoyé à Sadr City (quartier chiite de Bagdad, ndlr) pour photographier des tas de merdes, du matériel ou un politicien en déplacement. J’ai dû faire pas mal de trucs comme ça parce que personne d’autre n’en voulait, vu que tout le monde court après la une. Avant l’Irak, j’avais pris l’habitude de bosser en confiance avec un rédac’ chef, mais quand tu travailles pour un journal qui doit gérer 80 photographes dans le monde tous les jours, ils n’ont pas le temps de t’appeler pour te gueuler dessus ou te cirer les pompes. Et puis la vraie guerre a commencé. L’invasion, c’était du gâteau comparé à ce qui s’est passé ensuite. Récemment, j’ai appris qu’une des premières rédactrices pour lesquelles j’ai travaillé avait aussi un autre photographe que moi au même endroit. En envoyant ses photos, il lui a dit : « Jette un œil sur les photos d’Ashley, ce mec est complètement cinglé. Il se balade en plein milieu du champ de bataille comme s’il pouvait passer à travers les balles. » Quand j’y repense, je me dis que c’était n’importe quoi. Je ne savais pas ce que je faisais – j’aurais sûrement dû crever. Je trouvais que les photographes expérimentés n’avaient rien dans le ventre, alors qu’en vérité, c’est moi qui était complètement taré, je me baladais sans casque ni gilet par balles. Du coup, j’étais pas vraiment bien vu des autres photographes jusqu’en 2004, à Kaboul. Plus tard dans la même année, il y a eu les combats à Falloujah. Depuis, on se souvient de moi.

Publicité

C’est là que tu as dû apprendre à éviter les balles ?

Click here for more of Ashley's work.

Non. J’ai eu de la chance, c’est tout. J’ai quand même eu deux mentors qui m’ont beaucoup appris : Emmanuel Santos, pétri de philosophie humaniste, et Masao Endo, un photographe de guerre japonais, très « vieille école ». Il a débuté au Vietnam – parti avec une patrouille de 40 soldats et ils ne sont que trois à être revenus vivants. Quand il est rentré, il a passé deux ans à péter les plombs dans un monastère zen parce que ses parents n’avaient pas les moyens de lui payer un psy. Depuis, il a couvert tous les grands conflits jusqu’à aujourd’hui. À plus de 60 ans, il est toujours là. C’est le descendant d’un shôgun et il adapte la ligne de conduite des samouraïs à son travail de photographe. Ça a l’air un peu tiré par les cheveux mais ça colle vraiment bien avec la photo. Il faut que l’appareil photo devienne une extension du corps, un membre naturel. Masao m’a appris que dans un champ de mines, il faut rester tout près des arbres, parce qu’on ne peut pas poser des mines près des racines. Il m’a aussi conseillé de toujours rester accroupi quand on est près du front, même si les soldats et les autres photographes se foutent de ta gueule. Ça fait toujours une cible de moins pour les snipers. Il faut déjà être un peu taré pour se mettre dans des situations pareilles alors autant ne prendre que des risques calculés.  Tu crois qu’il est possible de rester parfaitement objectif quand on peut se faire réduire en bouillie à chaque instant ? Je ne crois pas à l’objectivité. Je ne peux pas faire semblant de m’en foutre ni retenir mes émotions. Impossible. La politique de l’administration américaine à Bagdad me rend furieux. Je prends des photos qui témoignent de la merde qu’elle a foutue dans le pays. Je pense que la situation pourrait changer si les photographes étaient plus subjectifs. Les premières années de la guerre, les médias et le gouvernement ont beaucoup parlé des « journalistes embarqués ». Je ne vois vraiment pas comment vous pourriez procéder autrement ? Si certains journalistes indépendants, non embarqués, croient qu’ils sont moins mainstream. Qu’ils aillent se faire foutre. C’est de la connerie. Un photographe est toujours embarqué dans un sujet. La seule différence, c’est cette sale expression inventée par le Pentagone.  Es-tu devenu insensible à la violence ?  Je crois que je l’étais en rentrant à la maison pour la première fois, après six mois en Irak, qui se sont terminés par la campagne de Falloujah. En arrivant à New York, je méprisais tous ceux qui n’avaient pas vécu l’Irak. Si tu n’étais ni un soldat ni un civil irakien, tu ne méritais aucune compassion. J’avais complètement tort. J’ai dû m’obliger à m’intéresser de nouveau à autre chose que la guerre en Irak. En fuyant la société civile, je trahissais les espoirs des Irakiens qui eux n’attendent rien d’autre que le retour à une vie normale.  Tu penses que ton travail rend dépendant ? En 2003, et même un peu en 2004, certaines situations me procuraient des grosses montées d’adrénaline. Quand tu cours dans les rues, et que tu passes à travers les balles, tu as l’impression d’être invincible. Tu es gavé d’énergie et ton cerveau fonctionne en mode survie. C’est hyper excitant, mais depuis quelque temps, ces rushes d’adrénaline me servent de sonnette d’alarme. C’est vraiment étrange, mais maintenant, dès que je prends le moindre risque, genre m’accrocher à l’extérieur d’un train australien au lieu de rester à l’intérieur, je me mets à flipper complètement. Il se passe quelque chose dans ma tête qui me pose problème. Quand l’adrénaline monte, ce n’est plus marrant ou excitant, ça devient inhibant. J’ai le réflexe de me dire : « putain danger, je dois me barrer d’ici et me protéger », comme si mon cerveau s’était reprogrammé.  Tu penses retourner là-bas ? J’y serai en août pour le retrait des troupes. L’armée essaye de minimiser l’importance de l’événement, mais 30 000 soldats vont quitter Bagdad. Ça pourrait mal se passer. J’espère revenir sans aucun cliché parce que ça voudra dire que la transition aura été pacifique et que l’armée irakienne peut remplacer les Américains et qu’il n’y aura plus de violences tribales. Mais quelque chose me dit que je vais revenir avec beaucoup d’images.