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On a interviewé Tommie Smith au sujet du salut « Black Power » de 1968

Le 9 août dernier s’est déroulée la finale du 200 mètres hommes au Olympic Stadium de Stratford à Londres.

Le 9 août dernier s’est déroulée la finale du 200 mètres hommes au Olympic Stadium de Stratford à Londres. Sans grande surprise, Usain Bolt, Yohan Blake et Warren Weir ont tout raflé, décorant le podium des couleurs de la Jamaïque. Il y a 44 ans, le podium du 200 mètres homme a été le théâtre de l’un des moments les plus marquants du vingtième siècle. Alors que les peuples s’élevaient contre l’apartheid en Afrique du Sud et la ségrégation raciale aux Etats-Unis, les athlètes noirs Tommie Smith et John Carlos levaient le poing en signe de soutien aux militants des droits de l’Homme partout dans le monde.

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Durant ce que l’on appelle le salut du Black Power des Jeux de 1968, les deux athlètes ont été hués et chassés de la compétition par le président du Comité des Jeux Olympiques de l’époque, Avery Brundage – il avait été proche d’Hitler, il faut dire. Carlos et Smith ont été reçus en héros par le reste du monde. Le troisième homme du podium, l’Australien blanc Peter Norman, a lui aussi été vilipendé par son pays pour avoir porté un badge de soutien au Projet Olympique pour les Droits de l’Homme (OPHR). Smith et Carlos ont porté le cercueil de Norman à son enterrement. Salute, un film qui retrace les évènements autour de ce geste, réalisé par Matt, le neveu de Peter, est récemment sorti en Angleterre. En voici le trailer :

À la suite des JO de cette année, j’ai parlé à Tommie Smith (qui est également le premier homme à avoir couru le 200 mètres en moins de 20 secondes aux Jeux de 1968, sacré médaille d’or). Tommie avait une intéressante histoire à raconter. Il a beaucoup parlé à la troisième personne parce que c’est un dur à cuire et m’a remis en place plusieurs fois pendant la conversation (toujours parce que c’est un dur à cuire). On a commencé par sa vie au Lycée de San Jose où, en tant que jeune militant, il était prédestiné à s’impliquer dans le OPHR. Il y a aussi rencontré John Carlos (qui a gagné le bronze et est monté avec lui sur le podium) à la fin de l’année 1967. En même temps, Smith était membre d’une organisation militaire, un camp d’entrainement pour sous-officiers, et c’est de là que commence l’interview ci-dessous.

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Tommie Smith à la première de Salute en juillet.

Tommie Smiths : Comme je faisais partie du Camp d’Entrainement de la Réserve des Officiers (ROTC), je savais que j’allais me lancer dans quelque chose que l’armée américaine n’acceptait et ne respectait pas. C’était une objection à la culture ethnique des États-Unis. L’armée américaine a des convictions très claires : tu fais partie du pays, tu dois t’y soumettre. Si tu ne le fais pas, tu passeras devant la cour martiale, etc.

De fait, vous étiez plutôt conservateur ?

Oui, j’étais même très conservateur. J’ai intégré le ROTC et j’étais bon élève ! Il me semble, en tout cas. Il y a un film où l'on me voit en train de défiler avec un M14 à l’université de San Jose, où nous nous entrainions. J’étais très fier d’avoir un poste de militaire important. C’est pour ça que j’ai fait des mouvements militaires sur le podium. J’ai tourné sur la droite, puis sur la gauche – ce sont des mouvements que j’avais appris à l’armée.

Quelles ont été les réactions à votre geste sur le podium ?

Quand je suis rentré à Mexico City, je ne faisais plus partie du ROTC. Je pense que j’ai été mis à l’écart à cause de mon engagement dans la lutte pour l’égalité et la liberté. J'étais perçu comme un militant. C’est quelque chose que je n’ai jamais dit à personne.

Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Dans l’armée, il y a des règles et des règlements. C’est-à-dire que tu es gouverné par l’armée américaine et qui que tu sois, tu ne dois pas aller contre n’importe quoi, surtout si ce n'importe quoi est soutenu par l’armée ou les États-Unis. Je savais que l’armée ne comprenait pas pourquoi on se battait pour la liberté. Dans l’armée, tu te bats pour la liberté des autres pays. Non pas pour la liberté dans ton propre pays. C’est de là que viennent les libertés civiles.

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C’est ce qui vous a amené au Projet Olympique pour les Droits de l’Homme et à envisager un boycott.

Exactement. L’OPHR était une participation humaniste au monde ; peu importait que la personne de couleur maltraitée viennent des États-Unis, d’Afrique ou d’ailleurs.
Comment a été accueillie la proposition de boycott ? Plusieurs athlètes du relai 4 fois 100 mètres étaient aussi officiers dans l’armée américaine. Ils ne pouvaient vraiment pas être impliqués dans quoique ce soit en rapport avec la dignité américaine ou l'égalité. Dieu seul sait ce qui leur serait arrivé s’ils avaient soutenu le Projet Olympique pour les Droits de l’Homme.

En 1968, Avery Brundage, un raciste avéré, préside le Comité International des Jeux Olympiques. Il a justifié son opposition à votre acte en disant que les Jeux ne devaient pas être politiques. Que pensez-vous d’Avery Brundage ?

Tommie Smith ne regardera jamais un blanc en lui disant qu’il a tort. Je ne regarderai personne en pensant qu’il a tort tant qu’il n’aura pas abusé de l’idée de liberté. Tout le contraire d’Avery Brundage. En 1936, Avery Brundage a défié Jessie Owens seulement parce qu’il était noir. Il a aussi grandement contribué au concept d’apartheid. En 1968, il a porté entrave au Comité Olympique des États-Unis (USOC) en déclarant que si un athlète saluait devant le monde entier avec Carlos et Smith, toute l’équipe américaine serait disqualifiée. Alors le comité a mis fin à la bataille de Smith et Carlos. Qu’aurait-il pu faire d’autre ?

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Pas grand chose, j’imagine. Où voyez-vous les mouvements pour les droits civils aujourd’hui ?

Je pense que tout a évolué. Le changement va continuer. C’est pour ça que j’aime le morceau de Sam Cooke « A Change Is Gonna Come ». Tant qu’il y aura un homme sur terre, il y aura un besoin de travail proactif, de changement proactif. C’est ce qui rend l’homme si intéressant. C’est l’intérêt de la race humaine. Dieu n’autorise pas la race humaine à être ennuyeuse. Mais il suggère que si tu as des convictions, si tu crois en quelque chose, tu dois le dire aux autres et continuer d’évoluer grâce à ça. Je sais que ce n’est pas très clair, mais que puis-je faire d’autre pour préserver l’intégrité du processus de pensée quand celui-ci touche l’humanité ?

Je sais que c’est assez cliché comme question, mais votre geste a été l’un des moments les plus emblématiques du vingtième siècle. Qu’est ce qui vous est venu à l’esprit quand vous étiez sur le podium en train de faire le salut ?

Plein de choses, Joshua. Plein de choses me sont venues à l’esprit en quelques secondes. J’ai pensé à tout ce qui s’était passé depuis que je m’étais engagé dans cette cause jusqu’au moment où j’ai levé le poing. J’ai envisagé le fait de ne plus jamais avoir de travail. J'ai pensé à ma foi en la civilisation et en l’humanité. Je me devais de le faire savoir, parce que j’y croyais. Tu peux courir, mais tu ne peux pas te cacher, c’était là toute ma conviction – et ça l’est encore. J’avais une responsabilité, une mission. C’était une mission de Tommie Smith pour faire changer l’Amérique. Pour modifier sa politique en terme d’égalité, pour changer sa politique en terme d’égalité des droits et protéger le droit de chaque personne, dans n’importe quel pays. Celui d'être protégé par la Constitution. Ce n’est pas compliqué. Tommie Smith considère ce genre de changements comme positifs. Ça s’appelle la politique. Certains le feront, d’autres non. Je pense que nous avons désormais un président qui fait des choses merveilleuses, mais quoiqu’il en soit, peu importe ce que chacun fait, les gens se battront, même si cela ôte la vie de ceux qui ne comprennent pas.

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Vous vous êtes concertés, les trois médaillés – John Carlos, Peter Norman et toi – après l'épisode du podium ?

Notre conversation a été longue et puissante. Peter Norman a exprimé sa perception des droits de l’Homme. Quand il est monté sur le podium, il portait un badge du Projet Olympique pour les Droits de l’Homme, symbole de ses convictions. Ça ne symbolisait pas ses convictions en terme de droits pour le Noirs dans ce pays, mais en terme de droits de l’Homme, ce qui inclut les droits pour les Noirs. Tommie Smith et John Carlos arboraient le même badge. Il avait fait une très bonne course. Il avait couru avec autorité, surtout les 6 derniers mètres, pour être médaillé d’argent. Quand il est rentré dans son pays, qui avait aussi un problème avec les gens de couleur, en particulier les aborigènes, il n’a pas été bien reçu. Je pense qu’il a été rejeté car il est monté sur le podium avec ce badge. Il ne pouvait rien faire pour que son pays comprenne qu’il n’était pas coupable.

Tommie remportant le 200 mètres en 1968.

Mais à la fin on lui a donné raison, je crois.

Je pense Joshua, je pense. Car on se souvient de lui comme un symbole de la liberté. Pas comme d'un homme vilipendé pour s’être élevé aux côtés de deux noirs ayant eu des problèmes avec les libertés dans leur pays.

À qui appartenaient ces gants ?

Ces gants appartenaient à Tommie Smith. Je portais le droit et John Carlos le gauche. J’en ai donné un à John Carlos car nous avions décidé que lever chacun un poing sur le podium suggérait l'idée de liberté. J’ai appelé ça le cri de la liberté. Pas nécessairement le Black Power. Il s’agissait simplement de jeunes athlètes noirs pointant du doigt ce problème, et les gens ont appelé ça le Black Power ; ils trouvaient que ça ressemblait à ce que faisait Black Panthers aux États-Unis.

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Et ce n’était pas le cas.

Non, ce n’était pas le cas du tout. Les Panthers faisaient les choses à leur manière. Ils aidaient la communauté par tous les moyens nécessaires. Par tous les moyens nécessaires ! Ils aidaient des milliers de personnes. Mais le podium et les gants n'étaient pas liés au mouvement Black Panther.

Une dernière question et je vous laisse tranquille. Au moment où vous avez levé le poing, à quoi pensiez-vous ? Pensiez-vous aux autres, à votre famille ou à quelque chose du genre ?

Il n’y avait pas le temps pour les pensées négatives. J’ai eu des pensées négatives bien avant ce moment. Les menaces que Tommie Smith et John Carlos avaient reçues auparavant avaient été difficiles à accepter. Tommie Smith priait sur le podium, sur l’hymne national, avec la tête inclinée et le poing dans les airs. Je pensais à la solidarité qui émanait des différentes congrégations d’athlètes des Jeux Olympiques. Les droits civiques étaient un vrai problème. C’est ce que je voulais améliorer.

Pouvez-vous résumer la réaction qui s'en est suivie ?

Au début, c’était très calme ; personne ne s’attendait à ça. Puis, quand la foule a réalisé, des murmures ont commencé à s'échapper. Évidemment, on s’est fait huer. Quand on est descendus du podium et qu’on est repartis, j’ai traversé la piste le poing levé, comme un ultime moment de solidarité. Tommie n’avait toujours pas de pensées négatives.

John Carlos (à gauche) et Tommie, saluant la foule une dernière fois en quittant le podium, avec Peter Norman au milieu.

Avez-vous été choqué par les réactions ?

Non, je n’étais pas choqué. Je n’ai été choqué par aucune réaction, car je ne savais pas à quoi m’attendre. Tout ce que je savais c’est ce qu’allait faire Tommie Smith. Comme pour la course, courue pour la première fois en dessous des 20 secondes, c’était un renouveau, et j’en parle toujours de cette façon. Il n’y avait aucune pensée maligne, seulement de l’amour. Car je ne suis pas un militant. Le changement va continuer. C’est pour cela que je te parle, grâce à ma foi en la continuité.

Merci pour votre témoignage, Tommie.