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LE NUMÉRO HOLLYWOOD

Hollywood-sur-Seine pour 40 euros

C'est la mi-avril mais tout semble affirmer le contraire. Le ciel est nuageux, et le temps alterne entre le maussade et la tempête.

Photos : Nicolas Poillot

L'allée principale de la Cité du Cinéma. Après deux ans de construction et dix de pourparlers, voici à quoi ressemble le futur du cinéma français.

C'est la mi-avril mais tout semble affirmer le contraire. Le ciel est nuageux, et le temps alterne entre le maussade et la tempête. Je discute avec l'un des chefs de chantier de la Cité du Cinéma, Kamel, qui me certifie que l’énorme bâtisse s’élevant devant nous sera opérationnelle d’ici à septembre. La flaque de boue, de sable et de goudron séché qui nous sert de sol ne ressemble pas vraiment à une zone de travail pour stars hystériques, mais peu importe ; il a reçu des ordres, il doit les respecter. La Cité du Cinéma sera prête dans quatre mois – « le temps que les arbres qui bordent l’allée principale poussent » et qu’un peu de vie naisse de ce paysage désolé. En 2002, Luc Besson présentait son projet de Cité du Cinéma. Le réalisateur confiait alors à la France entière son rêve le plus fou, plus fou encore que de marquer l'histoire avec un film sur les dauphins ou de révolutionner le cinéma d’animation en se servant de personnages ridicules en trois dimensions. Il s’agissait de « créer un Hollywood français », un immense studio où l’on pourrait faire rentrer tous nos meilleurs réalisateurs, acteurs, idées, p’tites meufs, accessoires, films chiants et films à exporter dans l’espoir de gagner, pourquoi pas, un Oscar – ou plus raisonnablement, un succès d’estime. Dix ans plus tard, la donne a changé et plusieurs événements ont laissé des traces dans l’histoire du cinéma français. Premièrement, la France a gagné cinq Oscars avec The Artist, le film en noir et blanc et chiant avec Jean Dujardin. Besson a disparu de la circulation et coupé sa barbe. Une crise économique « sans précédent » s’est déclarée. Et donc, la Cité du Cinéma est finalement construite ; située en bord de Seine, au cœur du quartier le plus déprimant de Saint-Denis, cet Hollywood de la banlieue parisienne ressemble à un château fort planté au milieu des pavillons, des centres commerciaux qui sentent la javel et des parkings couleur gris suicide. Le projet aura mis longtemps à voir le jour. Après huit ans de tractations avec la mairie de Saint-Denis, l’État français et des centaines de partenaires privés, Luc Besson a entrepris en 2010, armé d’un budget de 140 millions d’euros, la construction d’un espace de 62 000 mètres carrés dédié à la production cinématographique. Très peu d’informations ont circulé sur le retard de huit ans du chantier et les millions d’euros gaspillés dans cette usine à septième art. Parmi les chiffres donnés par les porte-parole du projet, on compte neuf salles de tournage, une allée de pins, des salles de cours et un « restaurant ». Petite note : sur les 140 millions, 130 ont été directement investis par la Caisse des Dépôts, soit par vos parents.

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Le rottweiller énervé, protégeant la porte de derrière de Hollywood-sur-Seine. Il a failli nous sauter à la gueule plusieurs fois - mais s'est toujours pris le rideau rouillé à la place

À la fin du mois de février 2012, on a commencé à rôder aux alentours de la station Pleyel, perdue derrière le périphérique au bout de la ligne 13. À l’époque, la zone ressemblait encore à un chantier. Plusieurs centaines d’hommes armés de casques et de chasubles phosphorescentes s’affairaient à construire, planter des végétaux, brancher des fils et refuser obstinément de répondre à nos questions. « Non, aucune idée », nous a répété Jonas, un ouvrier bulgare qui prenait sa pause, quand on lui a demandé pourquoi la construction prenait autant de temps. « Ce sera prêt pour septembre, oui, oui. » Jonas est maçon et travaille en intérim pour un sous-traitant de Vinci depuis son arrivée en France, il y a six ans. Ça fait deux mois qu’il est sur le chantier. Le cinéma français, il n’en a « rien à foutre ». Plus loquace, Frédéric, maître-chien en charge de la zone sud du chantier, a accepté de répondre à nos questions, de l’autre côté du grillage. On n’apercevait que son rottweiler, qui gueulait. « Ils seront à la bourre. Ça fait déjà huit ans que Besson bataille pour la Cité ; à mon avis, il pourra attendre deux ans de plus. » Plus tard, entre deux aboiements et trois occasions de se faire arracher la main, on lui a demandé si quelqu’un avait déjà visité le chantier. « Personne du dehors. »

Peu coutumier des échanges téléphoniques et animal social de merde depuis 1985, j’ai pris sur moi et passé des coups de fil. Mes questions étaient systématiquement suivies de « septembre, dernier délai » et de « oui, vous pourrez venir visiter la Cité du Cinéma dès qu’elle aura ouvert ses portes ! » À un moment, je me souviens d’avoir tenté un mouvement impertinent et rétorqué : « Mais si jamais ça n’ouvrait pas en septembre ? » Pas de réponse, sinon un bruit étouffé que j’ai pris pour un hoquet. Quand j’ai demandé à mon interlocuteur muet ce qui adviendrait si quelqu’un venait à s’infiltrer dans la Cité – ou dans ce putain de Château, comme vous voudrez – il m’a certifié qu’il en serait « tout bonnement incapable ». J’ai raccroché et pensé : « Mes couilles ! » Compte tenu de notre expérience, du niveau de sécurité et des interactions plutôt sèches avec les mecs du groupe de BTP, on a décidé d’un plan d’attaque simple : se saper exactement comme les ouvriers présents sur le chantier. On a donc acheté des casques de protection et des chasubles fluo, pour la modique somme de 39 euros, et chopé un petit tas de documents à se mettre sous le bras pour donner l’impression que l’on a quelque chose à foutre là. On s’est dit que ça suffirait pour voir de nos yeux le bijou architectural le plus attendu des amateurs français de DVD format Blu-Ray.

L'auteur de l'article, tout de jaune vêtu, revigoré par son franchissement de l'entrée de la Cité En revenant sur les lieux, on a ressenti cette surdose d’adrénaline dont parlent les grands explorateurs et les mecs qui marchent sur la Lune. Le casque de chantier, trop grand pour mon crâne, s’écrasait au sol au moindre coup de vent. On s’est avancés, faussement sûrs de nous, en disant bonjour à chacun des inconnus que l’on rencontrait. On a compté environ dix fois moins d’ouvriers devant l’entrée que deux mois auparavant. Bien moins de voitures. Et un poste de sécurité en plus. On s’est approchés de celui-ci, insolents, et on a prétendu que l’on venait « de la part de Baptiste Marquet, de la COGEFIP », soit les premiers noms d’adulte chiant et de société pétée qui nous sont venus à l’esprit. Le mec a balbutié deux, trois trucs et a fini par nous laisser passer. J’ai hésité entre hurler un truc et sauter de joie, mais je me suis rappelé que mes faits et gestes étaient surveillés par 300 caméras. À l’intérieur, une longue cour qui donne sur un bâtiment vitré, visiblement terminé. Tout autour, d’autres gens avec des casques,
des pelles et des gros tubes à la main. Première constatation : tout est boueux, de cette boue qui ressemble à de la craie toute molle. Il manque des blocs de béton un peu partout. Des dalles traînent et tout le monde tire la gueule. En s’avançant, on se fait interpeller par Kamel, 42 ans, qui nous demande ce que l’on fout. « On ne vous a jamais vus, vous. » Plutôt que de recommencer notre routine à propos de la COGEFIP, on lui avoue qu’on est journalistes et qu’on vient pour attester de l’évolution du chantier. « Ça a coûté beaucoup, beaucoup d’argent. Des millions jetés par les fenêtres, pour rien. Ça a été à deux doigts de ne pas se faire du tout. » Après quinze minutes passées à sympathiser avec Kamel, un mec de la sécurité nous interpelle et nous invite – à l’aide de menaces, puis très vite, d’insultes – à nous rabattre vers la sortie. Aux dernières nouvelles, Besson aurait revu ses objectifs à la hausse. Il vient de passer une annonce dans laquelle il certifie ouvrir la Cité du Cinéma en mai prochain, au moment du festival de Cannes. Il souhaite y dérouler un « tapis rouge de stars » et inviter à la fête tous les membres du jury. Inutile de dire que c’est parfaitement impossible – à moins que ces gens n’aient rien contre les terrains vagues et les chariots élévateurs. Ce qui est possible en revanche, c’est que cette immense zone grise de la géographie française soit le prochain terrain de jeux des pires acteurs contemporains. Préparez-vous à une déferlante d’effets spéciaux et de montages virils en provenance de la Cité du Cinéma, le Hollywood de la Seine-Saint-Denis. Toute cette merde finira bien par se concrétiser à un moment ou à un autre. En septembre ou après.