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LE NUMÉRO MODE 2012

Tout ça n'est pas très sérieux

Jean-Paul Goude est graphiste, illustrateur, photographe, réalisateur de films publicitaires, et l'un des derniers Français intéressants encore en vie.

Jean-Paul Goude est graphiste, illustrateur, photographe, réalisateur de films publicitaires, et l'un des derniers Français intéressants encore en vie. C'est à lui qu’on doit la réussite de Grace Jones et c’est à ses boulots qu’on pense quand on parle d’esthétique new wave – vous savez, toutes ces images bizarres et multicolores qui vous donnent l’impression de vivre à la fois dans une pub et le plus beau de vos pires cauchemars. Il a réalisé les meilleures pubs de cette époque-là : Égoïste de Chanel, Perrier, Lee Cooper, Kodak et cette étrange campagne Citroën dans laquelle une voiture sort de la bouche de son égérie.

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En France, il est aussi connu pour son travail sur le défilé du Bicentenaire de la Révolution française en 1989, œuvre monumentale (et entièrement financée par l’État) qui lui a valu un nombre considérable d’éloges et d’injures ; aujourd’hui encore, il demeure un symbole de la pensée cosmopolite et libérale de l’ère Mitterrand.

Alors que le musée des Arts Déco de Paris lui consacre une rétrospective, Goudemalion, on est allés dans son loft du XIXe arrondissement parisien pour lui poser quelques questions sur la mode, les filles et les raisons pour lesquelles ses images restent coincées au fond de nos cerveaux d’enfants des années 1980.

VICE : J’ai l’impression que jamais personne n’a su quel était votre métier.
Jean-Paul Goude : Moi aussi, j’ai du mal à me définir. Je réponds souvent à côté aux questions des journalistes. Et comme les journalistes pensent à leurs lecteurs, ils se concentrent ensuite sur ce pour quoi je suis connu : la publicité et le défilé du Bicentenaire de la Révolution française. J’ai toujours pensé, depuis mes débuts aux Arts Déco, avec toute l’arrogance d’un jeune homme, que mes centres d’intérêt – la danse, la mode et les magazines – conditionneraient mon parcours. J’avais une attitude d’artiste et je ne me voyais pas faire autre chose.

Qu’est-ce qui a été déterminant, alors ?
Il a bien fallu que je gagne ma vie. J’ai décroché mon premier contrat grâce à un grand magasin parisien qui a reproduit mes dessins de l’époque. J’avais déjà retenu l’attention de personnalités du monde de l’art – François Mathey, en l’occurrence, ancien conservateur en chef au musée des Arts Décoratifs. Il était venu voir les lampes à néon que j’avais designées avec Albert Velli, un copain des Arts Déco. Elles n’avaient pas plus d’intérêt que ça, pour moi.

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Vous aviez d’autres boulots à lui montrer ?
Quelques dessins, des croquis érotiques et d’autres réalisations pour Le Printemps. Il n’a pas du tout aimé. Nous avons eu une conversation plutôt animée et en sortant de là, j’avais perdu toute chance d’exister dans le monde de l’art ! Jusqu’à ce que Harold Hayes fasse son apparition.

Le boss d’Esquire.
Oui, un jour où il était en Europe pour faire son shopping et trouver un nouveau directeur artistique. Ce fut un choix décisif pour moi. J’ai tout appris à ses côtés. Il a inventé ce que l’on a appelé à l’époque le « nouveau journalisme ». Vous savez comment sont les rédacteurs en chef en général. Le mien avait un produit exotique, arrivé d’Europe, qui voyait les choses de manière différente. Nous avions de grandes discussions à l’heure du déjeuner. Le parti-pris de Harold Hayes pour Esquire était le suivant : chercher des choses neuves, fraîches. Il y avait des gens tels que Tom Wolfe, Truman Capote ou Gore Vidal qui écrivaient pour le magazine. Et George Lois, le génial directeur artistique [ndlr : interview parue dans le numéro des gens qui explosent, février 2011]. Je crois que Harold Hayes cherchait une alternative à George et à lui-même, et cette alternative c’était moi. Il me disait toujours que j’étais trop en avance sur mon époque. Moi, j’avais juste envie d’être original.

Donc Harold Hayes vous a choisi aussi parce que vous étiez européen et détenteur d’un savoir-faire différent ?
Je pense, oui. Les illustrations de mode dans les magazines de l’époque consistaient à projeter une image sur un morceau de carton puis à réaliser une sorte de décalcomanie. C’était toujours la même chose. Je suis parti à New York avec mon ami Jean Lagarrigue. Nous sommes restés seulement un an en tant que directeurs artistiques chez Esquire car, à vrai dire, on n’y connaissait rien. Au bureau, je faisais une sculpture dans mon coin, lui dessinait de son côté et il y avait un troisième mec qui faisait la mise en page. Tout ça n’était pas très sérieux. Mais Harold avait l’air de bien s’amuser.

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Parlons de ce mouvement, la « French Correction ». C’était avant tout un jeu de mots, non ?
Effectivement. D’ailleurs ce n’est pas moi qui l’ai trouvé, c’est la rédaction d’Esquire.

Le but de la French Correction, c’était de travailler sur les proportions du corps, tout en évitant de faire du body art – très en vogue à l’époque.
Oui, ce n’était pas du body art. Vous savez, la French Correction part d’un constat personnel. Je me suis intéressé très tôt aux proportions des corps. La correction est mon vrai sujet, la recherche de l’équilibre, de la symétrie et du rythme.

Vous avez toujours dessiné.
Oui. J’ai fait une série à la gouache, Figurines de mode, lorsque j’avais 17 ans. Je n’étais pas encore entré aux Arts Déco. Le week-end, je sortais pour rejoindre mes copines qui vivaient dans les quartiers ouest de Paris. Je les dessinais en les rhabillant, car je m’intéressais beaucoup aux vêtements.

J’ai aussi lu que vous vouliez être danseur. Votre mère faisait partie du ballet de Broadway avant d’ouvrir une école de danse à Saint-Mandé, où vous avez grandi.
Ma mère était d’abord acrobate. Elle a été découverte dans la rue, dans le Queens. C’est par la suite qu’elle a suivi des cours de danse classique. Elle a vite réalisé qu’elle ne serait jamais une ballerine, elle n’avait pas le physique pour. Mais c’était une danseuse née.

Au-delà de la danse, c’est le mouvement qui vous intéresse réellement.
Tout mouvement est une danse. Il suffit de regarder une foule dans la rue : certains marchent en cadence et obéissent à un rythme interne. À New York, j’ai remarqué que le frère d’une de mes copines noires répétait sa démarche devant le miroir avant de sortir. Et sa démarche variait en fonction du chapeau qu’il mettait. Je cite cet exemple car je pense qu’il fait partie du répertoire de la danse, en tout cas telle que moi je l’appréhende. Et mon amour de la danse est toujours intact, parce que je l’exprime différemment : je danse sans danser.

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Le musée des Arts Déco expose en ce moment une rétrospective de vos travaux intitulée Goudemalion. Il y a une chose qui m’a frappée : l’exposition échappe au piège de la rétrospective agencée de façon purement chronologique ou purement thématique.
Vous avez raison. C’est l’histoire du personnage Goudemalion et de ses aventures. Et justement, si j’ai décidé de reprendre le terme « Goudemalion », qui m’a été donné il y a pas mal d’années, c’est parce que je voulais qu’on comprenne qu’il s’agissait d’une projection de moi-même. Ça m’a toujours gêné de parler de moi à la première personne. Je suis obligé de le faire parfois, typiquement dans le cas d’une interview.

J’imagine que c’est aussi une manière de vous moquer de ceux qui vous ont appelé comme ça.
C’est aussi une mise au point. On m’a collé une étiquette qui ne me dérange pas plus que ça mais qui n’est pas toujours juste. Si je caricature, je dirais qu’on me voit comme un petit personnage qui fait des choses ludiques. Un type de chez Chanel m’avait surnommé « l’Elfe de Saint-Mandé ».

Hum. Pas cool.
Lorsque je préparais l’exposition, je me suis dit : « Pourquoi ne pas jouer avec tout ça ? » Goudemalion raconte les aventures d’un personnage qui aime les femmes et qui est malheureux car une femme refusera toujours d’être une image. C’est un petit homme, face à la grande femme qu’il souhaite conquérir. C’est d’ailleurs un concept assez latin qui n’a pas d’écho dans la culture anglo-saxonne.

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C’est aussi un moyen de mettre une certaine distance entre votre production et vous-même ?
Oui, absolument. Il y a huit ans environ, j’avais le projet de réaliser un film mettant en scène les aventures de Goudemalion. Et j’avais pensé à Johnny Depp pour le rôle, même s’il aurait fallu l’enlaidir un peu !

L’humour et l’appréciation du second degré est d’ailleurs l’une des différences culturelles entre les États-Unis et la France.
J’ai cette double culture car ma mère était américaine. J’ai eu la chance de pouvoir travailler là-bas et d’être en contact avec des gens qui font les choses au premier degré, pas au second. Avant de bosser à New York, je faisais de l’illustration de magazines, ici à Paris, mais je n’étais pas satisfait. En peinture, c’était la figuration narrative qui prévalait, avec ses chefs de file comme Gérard Fromanger, Erró ou Eduardo Arroyo. Le pop art me fascinait : R. B. Kitaj ou David Hockney qui avaient les yeux braqués sur ce qui se passait aux États-Unis au même moment.

Et le pop art était censé faire le lien entre les images commerciales et les images issues des beaux-arts.
Si l’on part du principe que le pop art était une réflexion sur la société de consommation, on peut se dire qu’il en était l’illustration, d’une certaine manière.

Vous connaissiez Warhol, je crois.
J’ai rencontré Warhol lorsque je travaillais sur mon deuxième numéro d’Esquire, intitulé, si ma mémoire est bonne, « The final decline and total collapse of the American avant-garde » (« Le déclin terminal et l’effondrement total de l’avant-garde américaine »). On lui avait demandé de prendre des photos pour ce numéro. Il venait juste d’échapper à une tentative de meurtre et il en était sorti très affaibli. Nous sommes allés déjeuner pour discuter du numéro. Il était assez réservé. Il avait une drôle d’allure avec sa perruque de travers et son maquillage mal appliqué.

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Vous avez parlé de quoi ?
La conversation a porté sur ces gens qui puisent dans le patrimoine créatif des autres. J’ai cité David Stone Martin, qui illustrait la quasi-totalité des disques de jazz de l’époque et dont Andy Warhol s’était largement inspiré. En tout cas, c’est ce que je croyais. La suite m’a démontré que Warhol aussi avait pensé à cette technique du « trait tremblé » et que sa démarche artistique dans sa globalité était très novatrice.

Qu’est-ce que Warhol pensait de votre travail ?
Il en avait saisi la subtilité. Il avait également compris que je ne cherchais pas à grossir les rangs de la Factory. Je ne voulais pas lui faire la cour ; la moitié de New York la lui faisait déjà ! [rires] Quand Jungle Fever est sorti [ndlr : autobiographie de Jean-Paul Goude publiée en 1983], il y a eu une édition en France et aux États-Unis. Lors d’une soirée au Palace, à Paris, j’ai croisé Fred Hughes, qui faisait partie de la garde rapprochée d’Andy. Et il m’a dit que Warhol criait sur tous les toits que j’étais le plus grand photographe du monde !

Ah, ah !
Bien sûr, je savais que ce n’était pas vrai mais ça m’a fait plaisir.

À l’ère de la consommation immédiate des images qui nous entourent et que nous oublions aussitôt, je me demandais pourquoi vos images étaient aussi marquantes.
Actuellement, les grands magasins à Paris se livrent une guerre. Il y a le Printemps et le Bon Marché qui se revendiquent comme des magasins assez prestigieux. Et puis il y a les Galeries Lafayette qui se veulent grand public. Depuis dix ans, je travaille avec eux. On m’a demandé de penser à la consommatrice lambda qui vit à Paris ou en banlieue. Les images jouent le jeu, dans le sens où ce sont des publicités de mode, donc on montre des vêtements avec des jolies filles. Mais il y a toujours une ambiguïté…

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C’est-à-dire ?
Est-ce que Goude se moque de nous ? Est-ce qu’il se moque de la mode ? Lorsque je propose une campagne, c’est aussi une façon de dire que tout ça n’est pas très sérieux en fin de compte.

Tout à fait ; la mode n’est pas un sujet sérieux.
Si je prends l’exemple de H&M, dont la ville est couverte d’affiches, leurs campagnes sont très belles mais il n’y a pas le commentaire de H&M sur la femme d’aujourd’hui. Ils montrent juste la collection. Vous voyez ?

Oui, il n’y a pas de subtilité.
Dans les campagnes des Galeries Lafayette, nous arrivons parfois à faire un commentaire sur le monde de la mode. Si je prends l’exemple de Laetitia Casta en homme, c’est assez intéressant de ce point de vue. Les campagnes pour le magasin homme sont les plus ardues pour moi, parce que je n’ai pas envie de prendre un mannequin comme on en voit partout – un bellâtre inexpressif avec des lèvres charnues. Je préfère utiliser un acteur ou une personnalité.

La dualité masculin/féminin est récurrente dans votre production. Vous aviez déclaré à propos de Grace Jones qu’elle vous paraissait « plus féminine lorsque sa masculinité ressortait ».
Avec Grace Jones, au départ il y a une fascination. Elle est allée dans mon sens, elle m’a laissé faire. Ensemble, nous avons façonné ce personnage intimidant. Il faut préciser qu’elle est naturellement intimidante avec sa morphologie, son cou très droit, ses pommettes saillantes, sa mâchoire bien dessinée. Elle est féminine, cela ne fait aucun doute. Mais j’ai toujours pensé qu’elle était beaucoup plus belle sans les artifices qu’elle utilisait pour se rendre plus féminine.

Comment vous avez fait ?
J’ai essayé de mettre en valeur sa morphologie, en procédant de manière minimale. L’expressionnisme allemand, avec ses jeux d’ombres et ses formes anguleuses, a été l’une des principales sources d’inspiration. Grace Jones est d’origine jamaïcaine, donc elle parle un Anglais assez soigné. Je lui conseillais de s’adresser à son public – composé pour la grande majorité d’homosexuels – comme le ferait un professeur, avec fermeté. Tout ceci a façonné son image, qui était bien plus intéressante que celle d’une chanteuse disco inoffensive.

J’ai remarqué que vous travailliez essentiellement avec les trois couleurs primaires. Pourquoi ?
Oui, c’est vrai. La couleur ne me fascine pas en tant que telle. Elle est présente pour donner un petit accent, c’est tout. Je ne suis pas un coloriste qui s’amuse à mélanger les couleurs. Ce sont les valeurs qui m’intéressent, la matière. Ce dessin par exemple [il désigne un grand dessin encadré posé à même le sol, représentant une tête de femme noire de profil] a été entièrement réalisé avec du scotch. Il n’y a pas de couleurs, mais ce sont les qualités plastiques du scotch qui m’intéressaient.

À propos de qualités plastiques, je me demandais si vous aviez une collection d’art ?
Non, à part une réédition d’une lampe de Pierre Chareau et quelques dessins de Nikki Carson achetés dans les années 1970, je n’ai pas de collection à proprement parler. J’aimais bien le travail de Nikki et j’avais envie de le soutenir, à un moment où il n’avait pas trop d’argent. En réalité, je n’ai pas vraiment l’âme d’un collectionneur et je n’ai rien qui ait de la valeur… à part mon œuvre ! [rires] Je plaisante, bien entendu.