Les Gars de la bande

FYI.

This story is over 5 years old.

LE NUMÉRO FRONTIÈRES

Les Gars de la bande

Bananes, cravates à fleur et vieilles bagnoles : en 1982, j'ai suivi la communauté rockabilly d'Évreux dans chacun de ses déplacements.

Cet article est extrait du numéro « Frontières » Au début des années 1980, je vivais à Évreux. Je collaborais alors à l'hebdomadaire La Dépêche depuis 1975 et commençais à vendre mes photos dans certains journaux – Libération, notamment – et magazines parisiens. Je suivais souvent en tournée les amis qui avaient monté des groupes de rock, et depuis le début des années 1970, j'allais aussi à Londres régulièrement pour les festivals ou autres clubs rock, dont le Marquee, où passaient David Bowie, les Moody Blues, Jimi Hendrix ou les Yardbirds.

Publicité

C'est dans la fraîcheur de l'hiver 1982, près du plan d'eau qui donne sur la cathédrale d'Évreux, que je suis tombé pour la première fois sur cette brochette de coupes de cheveux en banane. Ils ressemblaient à Lucien, le rockeur du dessinateur Margerin. J'ai abordé le groupe, et leur ai proposé de les suivre dans leurs sorties. Ils venaient du quartier pavillonnaire de Saint-Michel, ou des grands ensembles d'immeubles du quartier de la Madeleine. La plupart étaient issues de milieux ouvriers.

Ces rockabs formaient un groupe de copains. Ils étaient liés au revival du mouvement teddy boy en Angleterre, lequel avait débuté un peu plus tôt, dans les années 1972-1975. Ils se retrouvaient au Liberty Bar, un bistrot qui datait de la présence américaine sur la base aérienne d'Évreux. Parfois, ils allaient tous danser au Ranch Jularedo dans un bled paumé au fin fond de la campagne.

Pendant quatre mois, c'est dans cette ambiance que j'ai suivi Marco, Raynald, Michel, Éric, Boumé, Lionel, Titi, Denis, Alan, Jimmy, Laurent, Bouboule et les autres, dans leur chambre, avec leurs parents, au salon de coiffure, au boulot, chez King Bee le disquaire, sur le marché où ils trouvaient leurs fringues, ou dans leurs nombreuses virées nocturnes.

J'ai abordé ces gens avec les mêmes principes employés pour le reportage de fond. Je souhaitais tout détailler. Je cherchais à savoir d'où ils venaient, en allant chez eux – beaucoup étaient encore chez leurs parents –, chez le coiffeur, sur les parkings où ils bricolaient les voitures, et bien sûr, là où ils travaillaient. Manque de chance, les portes des entreprises se sont vite fermées pour moi – sauf le patron d'une laverie de draps hors d'âge, qui m'a accueilli.

Publicité

De mon côté, j'étais allé voir les Stray Cats à Rouen ; c'était le groupe anglais phare de revival teddy boys. Mais j'écoutais aussi Nina Hagen, les Pretenders, Madness, les B-52's, Bowie, les Clash, Eurythmics ou Roxy Music.

Mes sujets aussi passaient leur temps à écouter de la musique. Ils étaient à fond dans Gene Vincent, Elvis Presley, Crazy Cavan and the Rhythm Rockers. Tout ce qu'ils imaginaient du monde, c'était via le prisme du rockabilly. Tous rêvaient de partir pour les States. Ils idolâtraient les bagnoles, les clubs du Sud des États-Unis, les filles déguisées en pin-up avec talons aiguilles et robes à faire tourner. Au-delà de leur look soigné, on les retrouvait aussi sur les parkings – ils y réparaient de vieilles Simca Chambord, Versailles ou des Aronde, en lieu et place de belles américaines. Le reste de la semaine était rythmé selon leurs horaires de boulot ; puis en fin de journée, un café, dans leur bar repaire.

Mon statut de photographe du journal local, très réputé, a aidé à mon acceptation au sein du groupe. De même que l'intérêt que je leur portais. Il n'existait aucune forme de défiance entre nous. Au bout d'un moment, moi et mes appareils photo Nikon F faisions partie du décor. Et puis, j'ai toujours su me faire oublier, devenir transparent en demeurant très concentré sur mes images. Le lien s'est tissé tranquillement ; du photojournaliste qui les avait contactés, je suis passé peu à peu au statut de quelqu'un qu'ils connaissaient. J'avais le droit de passer chez eux. J'avais le droit de photographier leurs chambres et parfois, de déjeuner avec leurs parents.

Publicité

Au bout de plusieurs semaines, ils ont pris l'habitude de me prévenir dès qu'ils faisaient quelque chose. Les séances chez le coiffeur avaient leur importance. Le salon était tenu par M. Tuffier, lunettes, bouc et affublé d'une large cravate à motif floral, qui était le grand magicien de la banane – un artiste !

Un jour, après être passés acheter de l'essence à la station-service Mobil d'Évreux, réputée pour être ouverte la nuit et être le seul endroit où l'on pouvait y acheter de la bière tard, nous sommes partis en direction du fameux Ranch Julerado, au Coudray-en-Vexin. C'était à quelque 60 bornes, via des petites routes. Je revois encore le cortège de Citroëns DS, de Chambords et d'Arondes, qui filait. Devant nous, dans chacun des hameaux traversés, les chats détalaient, les chiens hurlaient aux loups. Les V8 des Simca Versailles ronronnaient et dirigeaient le peloton. Le trajet a duré, duré, et les bières s'épuisaient. Je participais moi aussi à ce ballet qui s'organisait tandis qu'on roulait, chacun se refilant les canettes restantes de portière à portière. Puis on est enfin arrivés au dancing. Là, une nouvelle fois, les mecs ont mis du Little Richard dans le juke-box.