Profession : médecin civil sous l’État islamique
Illustration : Martin Carlier pour VICE

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Profession : médecin civil sous l’État islamique

Pendant trois ans, Azeez a exercé aux côtés des membres et des sympathisants de l'EI, sans avoir prêté allégeance à l’organisation terroriste.

Au début du mois de juin 2014, l'organisation État islamique (EI) (encore appelé État islamique en Irak et au Levant à cette époque) prend le contrôle de la ville de Mossoul, après quatre jours de combats. Le drapeau noir de l'organisation flotte rapidement sur tous les établissements publics de la ville.

Azeez est médecin, et quand l'EI l'a appelé pour qu'il vienne reprendre ses fonctions dans un hôpital à l'ouest de Mossoul, il n'a pas eu d'autres choix que celui de se soumettre. Pendant trois ans, il a ainsi exercé aux côtés des membres et des sympathisants du groupuscule, sans pourtant avoir dû prêter allégeance à l'organisation. Il était considéré comme « médecin civil », et revient aujourd'hui sur ce qu'il a vécu au cœur de cet hôpital géré par l'EI.

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VICE News : Comment s'est déroulée la première semaine où l'EI est arrivé ?
Azeez : En juin 2014, quand l'EI est entré dans Mossoul, je travaillais dans deux hôpitaux de la ville. L'un situé à l'ouest, l'autre à l'est. Le jour où l'EI est arrivé, ils sont entrés dans la ville par l'ouest. Je me suis retrouvé sur la même rive qu'eux. Tous les médecins ont commencé à partir de l'établissement où je travaillais, les femmes en tête. À cette époque, je faisais partie du service maternité. J'ai transféré en urgence certaines femmes vers mon autre hôpital, installé à l'est. Puis je suis rentré chez moi, d'où je ne suis pas sorti pendant trois jours, en espérant que la situation se calme.

Mais trois jours plus tard, l'EI avait pris le contrôle de la ville. J'avais laissé ma voiture à l'hôpital et j'avais peur que les djihadistes me la prennent. Alors j'y suis allé. À l'est, où j'habitais à l'époque, tout avait l'air plutôt calme. Mais après avoir traversé le Tigre, les rues grouillaient de membres de l'EI. Ils criaient la chahada [Ndlr, la profession de foi de l'islam].

Je suis arrivé à l'hôpital et l'un des leurs m'a demandé « Tu es docteur ici ? ». Je lui ai dit oui. Il m'a répondu que ce n'était pas autorisé pour un homme de soigner des femmes. Je me suis défendu en disant que je ne vérifiais que leur état de santé, rien d'autre. Mais il a insisté : « Ce n'est pas permis par l'islam ». J'ai voulu partir et il m'a dit que désormais, je travaillerai uniquement au département d'urgence de l'hôpital, où je suis encore aujourd'hui. C'est ce que j'ai fait. Qu'est-ce que j'aurai pu faire d'autre ? Il m'aurait tué si j'avais refusé.

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Vous n'avez pas dû prêter allégeance à l'organisation terroriste ?
Non, il y avait les « médecins civils » et ceux de l'EI. Nous étions seulement à quatre à travailler sans avoir prêté allégeance à l'EI. Trois hommes et une femme. Pour elle, c'était très difficile, même si l'EI n'exigeait pas qu'elle vienne tous les jours. Elle devait se couvrir entièrement, tout le temps. Ils souhaitaient surtout sa présence pour soigner les autres femmes, qu'ils ne pouvaient soi-disant pas toucher. Enfin, quand je dis les femmes, je parle de leurs mères, leurs sœurs, leurs femmes, à eux !

Il n'y avait pas de femme médecin dans leur corps médical ?
Il y en a eu une. Elle s'était même mariée avec un médecin de l'EI, du même hôpital. Mais elle n'est pas restée pendant les trois ans. La plupart du temps, nous n'étions que des hommes dans l'établissement. Je vous laisse imaginer le nombre de patientes que l'on n'a pas pu soigner à cause de leur règlement. Je ne pouvais même pas leur prendre la tension ! Un jour, une femme est venue à l'hôpital, elle saignait beaucoup, mais c'était facile à arrêter. J'ai voulu la soigner. Ils m'ont juste dit « Non, Docteur, laisse la mourir en paix ». J'étais désespéré. La patiente est morte. Juste pour une hémorragie, vous vous rendez compte ?

Comment étaient les médecins de l'EI ?
Ils étaient très professionnels. Ils venaient de Mossoul, de Bagdad, de Ramadi et même de Syrie. Ils étaient un peu plus de dix dans l'établissement où je travaillais. Mais ils n'utilisaient leur savoir-faire que pour les membres de leur organisation. Ils ne soignaient presque jamais les civils. C'était notre boulot, à condition qu'ils nous autorisent à le faire…

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Donc, ils soignaient leurs sympathisants et vous uniquement les civils ?
Si seulement ! Non, il y avait un sens des priorités très strict que nous devions également respecter. Je pouvais traiter les civils, mais ils devaient toujours passer après les membres de l'EI. Quand un des leurs, ou un membre de leur famille, nécessitait des soins et que les médecins de l'EI m'appelaient pour que je les aide, je devais tout de suite le faire. Peu importe si j'étais en train de soigner un autre patient. Autre chose : quand les soins demandaient une opération et donc du matériel, ils refusaient qu'on l'utilise si ce n'était pas pour un de leurs sympathisants. Ils me demandaient toujours « Le patient est un civil ? », et ils ne me donnaient pas leur accord si je leur disais oui. Ils avaient peur de manquer de médicaments ou de bloquer l'utilisation du matériel, au cas où un des leurs arriverait en urgence.

Vous étiez suffisamment fournis en matériel et en médicaments ?
Oh oui ! Il y avait beaucoup de réserve dans l'hôpital. Mais ils avaient tout le temps peur de manquer de quelque chose pour soigner leurs sympathisants, alors ils gardaient tout. Je sais qu'ils allaient se fournir en Syrie ou en Turquie et qu'ils revenaient avec tout ce dont ils avaient besoin ici.

Ils allaient en Turquie ?
Pour acheter des médicaments, entre autres ! Même leurs membres allaient parfois se soigner dans ce pays. Un jour, un patient est venu dans l'hôpital pour se plaindre d'une douleur à la jambe. Je lui ai demandé ce qu'il avait. Il m'a répondu : « J'ai reçu un éclat à cause d'un raid aérien, alors je suis allé faire une opération en Turquie puis je suis revenu ici, mais j'ai encore mal ». J'étais surpris, alors je lui ai fait répéter et il a rigolé avant de me dire que beaucoup de leurs sympathisants traversaient la frontière. Comment cela pouvait être autorisé ? Comment ? Je n'ai pas la réponse, mais tout ça s'est réellement passé.

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Des leaders de l'EI vous rendaient parfois visite ?
Oui ça pouvait arriver, pour contrôler ce que l'on faisait et pour vérifier qu'on ne complotait pas contre eux. Ils étaient complètement paranoïaques. Comment aurait-on pu les assassiner en s'en sortant vivants ? Ça les obsédait quand même. Ils nous disaient qu'ils pouvaient nous tuer à tout moment et que s'ils ne le faisaient pas, c'était uniquement parce qu'ils avaient besoin de nous. Parfois, les leaders venaient aussi pour nous empêcher de traiter tel ou tel patient. On ne cherchait pas vraiment à comprendre et on continuait notre travail. On obéissait tous à leurs ordres. C'était la seule solution pour que ça se passe bien. La règle ultime à suivre pour nous, c'était de respecter les leurs. Ne jamais dire non.

Vous avez constaté des changements au cours de la présence de l'EI à Mossoul ?
Tout au long de leur occupation, ils ont essayé d'asseoir leur légitimité politique. Par exemple, pour l'hôpital, l'établissement était relié au Département de la Santé irakien. Donc à Bagdad ! Mais un jour, cinq mois après leur arrivée, ils nous ont convoqués et ils nous ont expliqué que nous n'étions plus liés, d'aucune façon que ce soit, au gouvernement irakien. Quand on leur a demandé naïvement pourquoi, ils nous ont simplement dit : « Parce que ce sont des koufars [Ndlr, des infidèles] ». À partir de ce moment, il fallait qu'on dise que nous étions sous la direction du « ministère de la Santé de l'État islamique ». Ça a été une rupture, parce qu'après ce jour-là, concrètement, nous étions payés directement par l'EI.

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Vous étiez bien payé par l'organisation terroriste ?
Non, ils me donnaient 3 dollars par jour, parce que je n'étais pas un des leurs. Ils nous appelaient « la population civile » et ils nous méprisaient. Les docteurs qui étaient membres de l'organisation recevaient eux au moins 1 000 dollars par mois. Je suis sûr que certains d'entre eux pouvaient même gagner jusqu'à 2 000 dollars. Ils avaient énormément d'argent. Mais tout cet argent était réservé aux membres de l'EI.

Vous n'avez jamais pensé à fuir ?
Comment aurais-je pu ? Je devais venir tous les jours à 6 heures du matin et quitter mon travail à 20 heures. Si je manquais à l'appel, ne serait-ce qu'une journée, ils m'auraient retrouvé et tué. Quand la reprise de Mossoul a commencé, à l'est de la ville, ça a été de plus en plus difficile de se déplacer sans risque. En février, je n'ai pas pu me rendre à l'hôpital. Un infirmier de l'EI, Abou Fahar, a demandé à l'un de mes collègues où je me trouvais. On lui a répondu que je ne pouvais pas venir aujourd'hui à cause des combats, mais que je serai là demain. Il leur a dit : « Tu es sûr de ce que tu me racontes ? Si ce n'est pas vrai, je te jure que je trouverai le docteur Azeez, que je lui couperai la tête et que je l'accrocherai sur la porte de cet hôpital ». J'ai eu de la chance, parce que deux jours après, des raids aériens ont ciblé les alentours de l'établissement. Ce sont eux qui ont dû fuir, mais quelques jours après, j'ai retrouvé ma maison totalement brûlée. Ils ont quand même réussi à se venger.

La maison calcinée d'Azeez

Qu'est-ce qui est arrivé aux médecins de l'EI ?
Ils ont fui vers la Cité Médicale, un grand hôpital à l'ouest de Mossoul. La Golden Division a capturé certains d'entre eux. L'infirmier qui m'a menacé en faisait partie. Je suis allé prendre une photo de lui quand il avait enfin les menottes aux poignets. J'ai encore cette photo dans mon portable. Pour les autres, je pense qu'ils sont dans les prisons, ou peut-être morts. Peu importe, tant qu'ils ne reviennent pas.

Lucile Wassermann est sur Twitter.