Le Gendarme qui enquêtait sur les maisons hantées
Émile Tizané, Le Havre, août 1938.

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Le numéro Embuscade

Le Gendarme qui enquêtait sur les maisons hantées

Entre 1930 et 1982, Émile Tizané a étudié sans relâche les phénomènes inexpliqués des campagnes françaises.

Cet article est extrait du « Numéro Embuscade »

« Officier de gendarmerie, je me suis attaché à l'étude des problèmes incompris qui prennent parfois naissance dans certaines maisons ou leurs abords immédiats. Fort critiqué par nombre de mes camarades, souvent même par des chefs qui m'ont reproché de mal employer mon activité, j'ai cherché dans les enquêtes de gendarmerie relatant des histoires dites "occultes" la part qu'il convenait de donner à la vérité. Plus particulièrement aiguillé vers l'étude des maisons dites "hantées", je recherchais à l'origine la fraude, mais le nombre des documents que j'ai pu recueillir, leur étude, et les conclusions que j'ai pu en tirer me permettent aujourd'hui de soutenir que dans la plupart des cas motivant enquête, il y a toujours un être vivant qui est le centre des phénomènes. »
– Lettre d'Émile Tizané à Alexis Carrel, 22 janvier 1942.

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Seyssuel, mai 1930. Ce matin-là, la brume a envahi les villages qui entourent le Massif du Pilat. Après plus d'une heure de route par les chemins de montagne, le gendarme Émile Tizané accède enfin à cette petite ferme de l'Isère, située à quelques kilomètres seulement de Vienne, et dont il a tant entendu parler jusqu'ici.

Sans les précieuses indications de ses collègues, il se serait sans doute perdu dans ce labyrinthe de sapins. Isolée, à flanc de coteau, dominant le Rhône, la maison est « infestée », comme on l'écrit alors dans la presse. Ses propriétaires ont porté plainte contre « inconnu » et les forces de l'ordre ont dû intervenir sur réquisition du Parquet. Le procès-verbal contient, selon les déclarations du chef de la brigade locale, « tous les détails possibles et si fantastiques qu'ils paraissent absolument véridiques ». Après avoir minutieusement étudié les éléments du dossier, le jeune Tizané a choisi d'enquêter officieusement. Cette affaire hors norme concerne une commune située en dehors de sa circonscription d'appartenance et il sait pertinemment que cette initiative l'expose à de lourdes sanctions. Mais il sait également que sa hiérarchie s'obstine à ne pas reconnaître les phénomènes occultes. « On ne croit pas encore aux fantômes dans la gendarmerie », note-t-il dans son journal. « Les enquêteurs doivent avant toute chose rechercher une mystification consciente puisqu'ils n'ont été créés que pour découvrir et confondre les malfaiteurs » (1). Fervent catholique et gendarme discipliné, Tizané est persuadé d'être investi d'une double mission : parer, d'une part, aux agressions de « l'hôte invisible » qui occupe les mai sons dites hantées, et rétablir, d'autre part, le calme sur les lieux où ce dernier a sévi, en s'y employant « par tous les moyens légaux » (2). Une mission en solitaire donc, pour laquelle « aucune aide officielle ne d[o]it être espérée » et dont les enjeux le contraindront à « travailler dans l'ombre, conscient […] que [s]a curiosité ne tarder[a] pas à [lui] causer bien des déceptions »(3).

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Une carte de France des « petites hantises », ou poltergeists, réalisées par Tizané en marge de ses enquêtes.

Tizané est accueilli par les époux Rozier. Le mari est un ancien militaire qui partage son temps entre un emploi de contremaître de nuit dans une usine de Vienne et l'élevage de chèvres. Son épouse, quant à elle, est la nourrice de plusieurs enfants du village. Avec leurs deux garçons et leur fille cadette, les époux Rozier menaient jusqu'ici une vie tranquille, à l'écart de l'agitation urbaine. Mais à leurs visages blêmes on devine que leur quotidien a été soudainement bouleversé. Dévastés, éreintés, ils ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Le visage livide de Marguerite, la fillette de la maison, immortalisé par un photographe du Journal, fait songer à celui d'une poupée de cire que l'on aurait assise sagement pour prendre la pose. Le déferlement de violence qui s'est abattu sur leur petite ferme les a comme privés de leur humanité. Et pour cause. Tizané est sidéré par ce qu'il découvre dans la maison. Tout a été retourné comme si une tempête avait littéralement soufflé l'intérieur de ce logement. Le sol est jonché d'innombrables assiettes et de verres brisés, la tapisserie arrachée, les fauteuils éventrés, à tel point qu'il est difficile de se frayer un chemin au milieu de ce véritable champ de bataille. Médusé, le gendarme est confronté à un spectacle auquel sa formation militaire ne l'a pas préparé. Les propriétaires lui expliquent que leurs objets mènent chaque jour une « danse folle ». Brutalement projetés en l'air, ils se déplacent ensuite sur quelques mètres avant de venir se briser contre les murs et le sol. L'officier photographie les pièces et note scrupuleusement le récit des habitants dans son petit carnet. Plus tard, il réalisera grâce à ces éléments un croquis de l'habitation. C'est une « force invisible » qui a saccagé la maison, martèlent ses propriétaires. Mais il y a pire : les nourrissons confiés à Mme Rozier lui ont été retirés pour être hospitalisés. Ils présentaient de nombreuses traces de griffures au visage. Marguerite Rozier, âgée de treize ans, porte également différentes marques sur le corps. Plus inquiétant, elle est victime de « crises nerveuses inhabituelles » et prétend qu'une « force inconnue » lui ordonne de détruire la vaisselle. Si « elle n'obéit jamais », ainsi que le précisent les parents à Tizané, résistant avec obstination, la demeure n'en est pas moins quotidiennement saccagée.

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L'origine de ces perturbations domestiques ne fait aucun doute pour M. Rozier : sa famille a été ensorcelée. Et l'auteur de ces méfaits ne serait autre qu'un membre de sa famille dont il s'est toujours méfié : « Une sorcière authentique […] qui mêle à des actes de générosité des impulsions irrésistibles au mal » 4. Connaissant les moindres formules que contient le Petit Albert 5, cette « femme bizarre » pratiquerait sans vergogne la magie noire. Le cœur de veau trouvé par le gardien du cimetière de Seyssuel dans la sépulture de la famille Rozier, c'est elle qui l'a jeté là pour entamer son « opération d'envoûtement », assure-t-il au gendarme. L'épidémie qui a décimé son élevage de poules ? Les épouvantables crapauds qu'on a retrouvés dans la chambre de son neveu ? L'empoisonnement auquel ce dernier a failli succomber ? Autant de sorts jetés par l'envoûteuse. Et désormais, c'est Marguerite, sa propre fille, qui paraît être la cible de ses persécutions. Ce n'est pas un hasard si elle était toute « tremblante de cette présence qu'elle sentait à distance ». « Le soir du grand saccage », l' « horrible femme » rôdait aux alentours de la maison. Le fermier l'a aperçue, il en est certain.

Plan de la maison prétendument hantée de Seyssuel, renforcé de deux photos prises du jardin et légendées à la main par Tizané.

Et si Marguerite est pour quelque chose au moins dans la valse des assiettes, c'est qu'elle subit précisément l'influence de cette sorcière. Tizané note aussi vite qu'il le peut le témoignage qu'on lui livre alors. Mais il résiste difficilement à l'effroi que produit en lui la logorrhée des époux Rozier. « Les déplacements d'objets sont plus brutaux » lorsque la fillette se trouve à proximité, ajoutent-ils. À son approche, les cafetières sautent du fourneau, les assiettes et les verres désertent brusquement la table pour se briser à grand fracas. Une fois, alors qu'il était penché pour prendre quelque chose dans le buffet, le père de famille a vu un objet lourd lui frôler la tête et s'abattre aussitôt sur le carreau : « C'était le tiroir, plein jusqu'au bord, qui, en tombant, s'était retourné sens dessus dessous » 6. La plupart du temps, Marguerite n'est pas loin lorsque les forces invisibles se déchaînent, pourtant elle semble aussi être hors de leur portée, comme protégée de leur folie meurtrière. Qui lui arrive-t-il ? Serait-elle possédée par une puissance maléfique ? Souffrirait-elle de démence ? Les certificats fournis par le médecin et l'instituteur affirment pourtant le contraire.

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Qu'elle soit soumise à quelque volonté diabolique ou qu'elle fasse œuvre de mystification, tout laisse à penser que Marguerite est à l'origine de ces phénomènes. Tizané, lui, se garde bien de telles déductions hâtives. Le procès-verbal qui lui a été communiqué précisait justement que la fillette « ne se trouvait pas nécessairement sur les lieux lorsque quelque chose d'anormal se produisait ». Elle était dans la cour avec ses parents lorsqu'un pot a été projeté sur le sol, à l'intérieur de la maison. Et puis, l'enquête de gendarmerie n'a pas réussi à démasquer de mauvais plaisant auquel imputer la responsabilité des faits incriminés. Les gendarmes ont recherché vainement la présence de dispositifs installés à l'insu de la famille : nulle trace de mécanismes électriques dans les murs ou de déclencheurs de ventilations dans les cheminées de l'habitation, explorée de fond en comble lors de la perquisition. Le brigadier-chef Guyonnet et ses hommes se sont même risqués à disposer sur la table du salon quelques bouteilles afin de « tenter les agents invisibles » 7. Sans succès. Restaient alors la détresse des parents et l'urgence de mettre définitivement un terme à ces insupportables manifestations.

Extrait de notes retrouvées dans les archives de Tizané au sujet de « l'affaire Rozier à Seyssuel », mai 1930.

Pour ces raisons, Tizané, sensible aux plaintes de la famille Rozier, envisage la responsabilité de Marguerite d'une toute autre façon. Et si la jeune fille n'était que l'intermédiaire d'un « hôte inconnu » ? Inconsciente de ses actes, n'aurait-elle pas réussi à tromper, sous l'influence d'une intelligence invisible, à la fois sa famille, les gendarmes et les autres témoins ? Ces interrogations resteront sans réponse et les phénomènes se poursuivront sans qu'il ne soit vraiment possible de les stopper. Quelques mois plus tard, Tizané apprendra que les propriétaires ont abandonné leur domicile en février 1931 : « La gendarmerie locale impuissante, puis le Procureur, se dessaisirent de l'affaire, mais la fillette resta longtemps malade, son psychisme ayant été fortement ébranlé par tout ce qu'elle avait vu et surtout ressenti » 8. L'affaire marquera durablement Émile Tizané. Ces questions ne cesseront de le tarauder, l'incitant à pourchasser, sans relâche durant près de cinquante ans, les phénomènes de poltergeist et autres « petites hantises ».


Extrait du chapitre d'ouverture du livre « Les Forces de l'ordre invisible » de Philippe Baudouin, aux éditions du Murmure.

Toutes les archives personnelles du gendarme Émile Tizané sont publiées avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions du Murmure.

(1) Émile Tizané, Il n'y a pas de maisons hantées ? Journal d'un enquêteur incrédule. 1925-1933, Omnium Littéraire, Paris, 1971, p. 51.
(2) Ibid., p. 52.
(3) Ibid., p. 46.
(4) René Sudre, « La stupéfiante histoire des manifestations occultes de la Roche-Piquée », dans Le Journal , 22 mai 1930, p. 2.
(5) Connu sous le titre latin de Alberti Parvi Luccii, Libellus de mirabilibus naturœ arcanis et imprimé pour la première fois en France en 1668, le Petit Albert est un traité de magie noire et de sorcellerie que l'on attribue généralement au théologien et naturaliste Albert le Grand (vers 1193 - 1280), l'un des maîtres de Thomas d'Aquin. Il s'agit d'un recueil composé notamment de théories alchimiques et de recettes de potions visant à augmenter le pouvoir de l'homme dans divers domaines tels que la vie sexuelle, la production agricole et la santé des animaux domestiques.