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LE NUMÉRO D'OÙ TU REGARDES, TOI ?

Les robotraders avaient-ils prévu la crise financière ?

Désormais, la réalité veut que le trader moyen n'ait ni yeux, ni mains, ni émotions. Il est uniquement constitué de chiffres.

Illustration : Jacob Livengood

Si jamais vous demandez à des inconnus de décrire ce qu’ils entendent par « marché boursier », la plupart vous parleront de mecs en col blanc, hurlant et suant quelque part dans la grande arène de Wall Street. Les plus renseignés feront référence à de riches retraités réinvestissant leur argent via des geeks surmenés, la tête collée à l’écran de leurs terminaux. Désormais, la réalité veut que le trader moyen n’ait ni yeux, ni mains, ni émotions. Il est uniquement constitué de chiffres. Le marché mondial des matières premières a été détourné par des robots, ou plus précisément, des algorithmes pouvant scanner les données et les stocks commerciaux si vite que leurs créateurs – doués de raison, eux – ne peuvent même plus gérer ce qu’ils font. Les transactions à haute fréquence (THF) ont constitué presque la moitié des échanges boursiers au cours de l’année 2012 – soit approximativement 1,6 milliard d’actions par jour, selon les estimations du Bloomberg Businessweek. Ces algorithmes « imitent » les transactions des traders humains qui achètent et revendent des actions entre eux, mais ils sont équipés d’outils analytiques rudimentaires pour être en mesure d’effectuer des transactions le plus vite possible. Contrairement aux traders humains, dont les actions sont sous--tendues par les données du monde réel – par exemple : le compte rendu trimestriel d’une entreprise – les algorithmes réagissent uniquement aux fluctuations du marché en temps réel ; c’est pourquoi plusieurs scientifiques et analystes affirment aujourd’hui que toutes ces activités incontrôlées pourraient commencer à poser problème. En septembre, les chercheurs de l’Université de Miami ont publié un document qui examinait les effets de l’utilisation généralisée de ces algorithmes, aujourd’hui étroitement surveillés. Ils se sont penchés sur les transactions boursières à une échelle de temps inférieure à une seconde, intervalle que seuls les robots peuvent maîtriser. Ils ont fait une découverte surprenante : de janvier 2006 à février 2011, on comptait plus de 18 000 spikes and crashes du prix de différentes actions, résolus presque instantanément et passés inaperçus jusqu’alors. Même si le marché est capable de se diriger seul, ces fluctuations extrêmes constituent un « énorme crash » pour Neil Johnson, auteur de l’article. « Ce n’est pas 10 % de la valeur d’une action ni même 20 %, mais presque 100 % de sa valeur – en l’espace d’une seconde, explique-t-il. Quand bien même ils [les robots] travaillent pour eux-mêmes, ces derniers forment des groupes. On obtient cette espèce de mouvement de foule, où la plupart d’entre eux ont exactement la même opinion, exactement au même moment. C’est pourquoi ils provoquent ces “pics et chutes”, impossibles à observer dans le monde des hommes. » Avant l’article de Neil Johnson, même les entreprises ayant vendu ces robots à travers le monde n’étaient pas au courant de ces hausses et baisses ultra-rapides laissées dans le sillage des décisions commerciales internationales. Bien qu’ils travaillent cent fois plus vite que les humains, les algorithmes partagent une de nos faiblesses : la pensée grégaire. Cela influence non seulement le cours de certaines actions mais parfois aussi des marchés entiers – quand des meutes de robots ayant des objectifs similaires se concurrencent sur un marché invisible à l’œil nu et s’engagent parfois dans des échanges à effet domino, lesquels se propagent par la suite dans le monde observable.

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D’où le nouveau phénomène de « crashs éclairs », en grande partie causé par les THF. Le plus célèbre a frappé le 6 mai 2010, lorsque le Dow Jones a perdu 9 % de sa valeur en cinq minutes – il les a récupérés 20 minutes plus tard. On note également cette défaillance débile de l’entreprise Knight Capital le 1er août 2012, laquelle a acheté puis revendu des actions cotées 5 milliards d’euros à la bourse de New York en 45 minutes, ce qui a fait perdre à la firme quelque 321 millions d’euros (40 % de sa valeur). Les critiques des THF ont révélé que les algorithmes rendaient les marchés plus volatils et réduisaient les bénéfices des investisseurs ordinaires ; aussi, ces robots n’ont aucune utilité sociale, sinon qu’ils rendent les riches encore plus riches. De tous les pays du monde, l’Italie a été le premier pays à adopter une législation fiscale ayant pour but de mettre un frein aux THF. Comme je m’interrogeais sur la façon dont ces tendances influaient sur l’économie globale – et sur si je devais commencer à creuser un bunker en prévision d’une future apocalypse financière due aux algorithmes –, j’ai contacté le professeur Johnson en personne.

VICE : À quel point devrions-nous nous inquiéter des spikes and crashes provoqués par les logiciels sur le marché boursier ?
Neil Johnson : Beaucoup. C’est-à-dire : si à chaque fois que je regarde le marché tout va bien, parce que les mauvais trucs arrivent seulement quand je cligne des yeux, ce n’est pas pour autant que ce n’est pas grave, si ? Nous avons étudié ces pics et crashs ayant entraîné la crise de 2008, et ce que l’on a découvert nous a vraiment surpris : non seulement ces pics et crashs s’étaient accélérés, mais ils s’étaient mis à être plus fréquents un an – voire un an et demi – avant le crash de 2008. Et si vous observez les entreprises ayant subi les plus grosses fluctuations, vous tombez sur Morgan Stanley, Goldman Sachs, Wells Fargo, J. P. Morgan, Bank of America et Lehman Brothers.

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Les algorithmes pouvaient donc prévoir les difficultés que ces entreprises rencontreraient, comme les animaux avant un tremblement de terre ? Ou est-il possible qu’ils aient eux-mêmes contribué au crash de 2008 ?
Ce que nous pensons, c’est que ces algorithmes qui ont été créés par les humains [mais dont le fonctionnement est indépendant] se sont mis à travailler sur une faiblesse particulière du secteur financier dès 2007. Je ne dis pas nécessairement qu’ils en sont à l’origine, mais ils ont certainement vu les écarts apparaître et se creuser… Avant le crash, on a vu la fréquence de ces accidents augmenter et on a observé que les meutes autour de ces accidents grossissaient.

Le fameux scénario de « l’œuf ou la poule ». Mais vous dites que la machine contribue également à ces accidents éclairs qui apparaissent occasionnellement sur le marché boursier et que les humains sont incapables de saisir.
Nous avons analysé de près ces crashs éclairs et, lorsqu’ils surviennent, nous observons une recrudescence des pics et crashs. Donc oui, je pense que tout cela fait partie du même problème. [Les économistes] trouvent toujours une bonne raison pour expliquer pourquoi tel crash éclair a eu lieu à tel moment ; il y a cette tendance à toujours pointer du doigt un seul objet. Une économie ne s’effondre pas à cause d’un seul objet, mais à cause des interactions et du comportement collectif. Si je prends l’autoroute et que ma voiture est prise dans un carambolage, est-ce ma faute ? Ouais, peut-être – j’y suis. Mais c’est aussi celle de tous les autres.

Que pensez-vous des taxes sur les THF instituées par l’Italie ? Que va-t-il se passer si d’autres pays l’adoptent ?
Je pense que l’idée des taxes est mauvaise. Elle soulève tout un tas de questions, notamment : qui sera taxé ? Les entités qui négocient le stock d’une entreprise basée dans tel pays imposé ? Ou le propriétaire d’algorithmes dont le bureau est situé dans ce pays  ? Et que se passe-t-il lorsque le trading migre sur un cloud dont personne ne sait réellement « où il se trouve » ?

Vous recherchez en ce moment un moyen qui permettrait à votre travail de s’appliquer à la cyberguerre. Cela veut-il dire que vous supposez l’existence d’algorithmes similaires qui pourraient être appliqués à différents ensembles de données – cela pourrait devenir un problème d’une envergure immense.
Je pense que certains algorithmes peuvent être utilisés comme des armes. Au lieu d’avoir une seule personne – ou un seul programme – qui attaquerait une infrastructure, pourquoi ne pas envoyer une colonie d’algorithmes ? Si j’étais une infrastructure attaquée par un groupe d’algorithmes à peine connectés entre eux – une cyberinsurrection, ou que sais-je – comment pourrais-je me défendre ? Si cette attaque survient sur une échelle de moins d’une seconde, impossible de prendre la moindre décision. Pour ce faire, il faudrait écrire un algorithme, ou un ensemble d’algorithmes qui le fera pour moi.

Les algorithmes vont donc vers une plus grande complexité ?
Absolument. La technologie existe en informatique pour écrire ce qu’on appelle des « algorithmes génétiques » – lorsque quelque chose n’a pas fonctionné, combinez un premier algorithme avec un autre et produisez un nouvel algorithme, supérieur aux deux premiers. Vous combinez deux pièces et vous en aurez une « meilleure »… Ensuite, vous serez confronté à un autre problème – lorsque vous demandez, après une erreur quelconque, « qui a placé cet algorithme à cet endroit ? » Et que tout le monde répond : « Pas moi. » Qui sait ce qui en est à l’origine ? Voilà ce qui arrive dans une écologie algorithmique – au bout de la chaîne, quand les espèces se combinent, on obtient des mutants.

Si vous étiez en charge du marché boursier, quel genre de régulations mettriez-vous en place ?
Je travaillerais avec ceux qui conçoivent les algorithmes, et je construirais un laboratoire qui imite le marché. De la même manière que les biologistes construisent des miniversions [d’écologies] en laboratoire pour tenter de comprendre la complexité du monde naturel. Je n’essaierais pas de le réglementer [le trading automatisé], je n’essaierais pas de le soumettre à des taxes, mais plutôt de vivre avec, en essayant toujours d’avoir une longueur d’avance sur lui.