FYI.

This story is over 5 years old.

Stuff

Selon une étude, les jeunes Français ne pensent qu’au fric – et c’est bien normal

Quand un pays stigmatise ses pauvres et oublie tous les autres, il ne reste plus beaucoup de choix.
Paul Douard
Paris, FR

Réussir sa vie est une notion propre à chacun. Si pour certains il s'agit de porter au poignet un bracelet de dix kilos à 25 000 balles, d'autres estiment que leur réussite passe plutôt par la consécration d'un projet personnel – comme construire une école pour les pauvres au Gabon ou gagner le tournoi de fléchettes trimestriel du boulot. Il est donc a priori compliqué de tirer une généralité sur un critère commun de réussite personnelle. Pourtant, selon une étude publiée le 13 octobre par le site de recherche d'emploi Qapa.fr, le premier critère de réussite personnelle pour les Françaises et Français de 18 à 34 ans serait l'argent. Concrètement, cela signifie que les jeunes de France recherchent avant toute chose à gagner du fric, plein de fric. Alors que notre pays voit naître des jardins partagés, des applications collaboratives pour prêter sa perceuse à son voisin et surtout des mouvements sympas comme Nuit Debout, les jeunes semblent toujours penser qu'il n'y a que l'argent qui importe dans ce monde. Doit-on vraiment s'en étonner ? Pas vraiment, en fait.

Publicité

L'enquête a porté sur plus de 16 000 Français. Comparativement, la santé reste le premier critère de réussite (76 %) pour les Français de tous âges, devant l'importance des connaissances et des savoirs (69 %) ou d'avoir détenu un poste prestigieux avec beaucoup de responsabilités (58 %). Mais les jeunes ne sont pas « les Français », dont l'étude révèle une nouvelle fois le fossé important entre les générations au sein de notre société. Les 18-34 ans sont aujourd'hui la génération sacrifiée de notre modèle social. Il faut dire que les jeunes femmes et jeunes hommes de France sont aujourd'hui les plus malheureux d'Europe, principalement parce que c'est la première fois que leur situation sera globalement moins bonne que celle de leurs parents. C'est ce que démontre une autre étude publiée en mars par le Guardian, notre génération est donc la première à faire face au déclassement social. Sur l'échelle de la France, c'est aussi la première fois que les jeunes gagnent moins d'argent que la moyenne nationale, ce qui n'est pas bon signe puisque l'économie d'un pays doit normalement être tirée vers le haut par sa jeunesse.

Dès 2002, le sociologue Louis Chauvet parlait déjà de « génération sacrifiée ». Il expliquait dans une tribune publiée dans Le Monde en 2014 que : « Chaque nouvelle génération se retrouve devant une situation encore plus dégradée ». Concrètement, on se mange actuellement 30 ans de politiques désastreuses et de crises économiques. Néanmoins, en 1993 l'économiste Christian Saint-Étienne parlait lui aussi de « génération sacrifiée » à propos des 20-45 ans, génération qu'on traite aujourd'hui de privilégiée. Tout est donc affaire de contexte, évidemment. Mais dans un pays où le chômage chez les jeunes atteint des sommets, il est normal de voir la recherche du gain comme un facteur de réussite et de sécurité qui peut vous sortir de la merde. Même si les médias traditionnels aiment beaucoup mettre en avant la « débrouille » des jeunes d'aujourd'hui, gagner du fric reste un chemin souvent plus logique que de passer sa journée à se prêter des tournevis.

Publicité

Si l'emploi reste la première marche à franchir, gagner de quoi vivre en est une autre. À moins de vivre dans le monde de Jean-François Copé où le pain au chocolat coûte « entre 10 et 15 centimes », avoir un emploi ne suffit parfois pas toujours pour vivre, comme l'expliquait – presque naïvement – Gérard Larcher, Président du Sénat à BFM : « Il est très difficile de vivre avec moins de 1 500 euros par mois ». Avec une peur de plus en plus présente d'un déclassement social, il faut à tout prix gagner de l'argent pour faire aussi bien que ses parents, ou tout simplement pour ne pas devenir pauvre et être la risée de toute une tranche de la population.

En France, il est plutôt mal vu d'être pauvre. Dans un pays où l'on stigmatise les plus pauvres en période d'élection, gagner de l'argent reste un moyen de s'écarter le plus possible de cette catégorie dont le monde politique essaye de se débarrasser, en vain. Quelle image donne Laurent Wauquiez à la jeunesse française lorsqu'il affirme que « l'assistanat est un cancer » ? Un tel discours est à la fois consternant et misérable. Il présente les gens qui ne gagnent pas assez d'argent pour vivre comme de vieilles blattes fainéantes qui contaminent la société. Alain Juppé propose quant à lui de baisser le RSA, l'histoire de donner un coup de collier à tous ces branleurs de pauvres . À partir de là, comment ne pas être obnubilé par sa propre réussite financière comme seul moyen d'acceptation dans une société moderne capitaliste ? Gagner de l'argent devient une priorité pour ne pas être pointé du doigt par un État qui stigmatise la pauvreté au lieu de l'éradiquer, à tel point que les riches deviennent même les opprimés, ceux qui se lèvent le matin et qui payent pour les autres. Le monde à l'envers, en somme. L'économiste Eloi Laurent, professeur à Sciences Po et à l'université de Stanford, confirmait récemment cette mystification au journal 20minutes : « La stigmatisation des plus pauvres en temps de crise est une stratégie vieille comme le monde. Elle permet aux politiciens de se dédouaner des lourdes erreurs économiques qu'ils ont eux-mêmes commises et d'en attribuer la responsabilité aux plus démunis, qui deviennent donc les responsables de la situation qu'ils subissent. » De fait, ne pas beaucoup bosser ou ne pas gagner un max de pognon devient culpabilisant. Il s'agit d'une logique bien ancienne là aussi qui consiste à pousser tout le monde à bosser comme des ras morts pour participer à cet effort collectif.

Si la jeunesse française ne voit son avenir que par une fiche de salaire rassurante, c'est aussi une manière de s'écarter de l'État et de la politique. Selon un sondage paru cette semaine, seulement 4 % des sondés sont satisfaits de l'action de François Hollande. Peut-être que les jeunes agissent avec l'État et la politique comme avec leurs parents, à savoir s'en émanciper en gagnant de l'argent, en ne devant rien à personne. Le risque étant évidemment déjà présent, une fracture sociale entre ceux qui peuvent s'émanciper dans leur coin, et les autres. Contrairement à l'affirmation du livre de la journaliste Julia Tissier, les 18-30 ans ne « réinventent pas la vie », ils s'y adaptent et ont compris très tôt ce qu'il fallait faire pour s'en sortir. À la manière d'animaux dans un nouveau milieu hostile, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. L'individualisme croissant dans les rangs des jeunes Français n'est pas l'essence de notre génération mais une réaction « par dépit » comme l'expliquait la sociologue Cécile Van Velde au Monde. Surtout, cet individualisme en réponse à un sentiment d'abandon est un cercle sans fin, puisque la science vient de confirmer que les riches n'en ont – toujours – rien à foutre de vous, ou de vos problèmes. Alors oui, les jeunes commencent à délaisser le monde du travail traditionnel pour se tourner vers autre chose – comme ces jeunes surdiplômés qui décident de s'acheter une boulangerie pour sauver leur conscience – mais beaucoup sont rattrapés par la triste réalité de notre société, à savoir que sans argent, on reste comme un couillon. Et pour l'instant, l'économie collaborative ne change rien en ça, au contraire, puisqu'elle facture absolument tout. Si, comme le dit Julia Tissier dans son livre, cette débrouillardise des jeunes Français est « presque un art de vivre, ou en tout cas un art de résister », c'est de loin l'art le plus triste.

Il y aura toujours des gens – comme moi – pour vous dire que l'argent ne doit pas être une fin en soi, que le bonheur se trouve ailleurs et tout ça. C'est un peu vrai. Sauf que faire quelque chose qui nous plaît pour un salaire de pêcheur nigérian ne rend pas les choses forcément plus simples non plus, surtout si cela vous oblige à faire des milliers de concessions – vivre dans un appartement minuscule, manger des pâtes tous les jours et ne jamais profiter de votre temps libre. Tout est question d'équilibre. Le travail décidera en partie de votre bonheur et l'argent sera votre sécurité. Il y a toujours un truc avec les gens qui ont du fric, c'est qu'ils te disent toujours « Moi je pourrai vivre avec moins d'argent » ou « C'est vrai que l'argent ne fait pas le bonheur ». Étrangement, ces personnes terminent tous en costume dans un cabinet de conseil en restructuration d'entreprise.

Suivez Paul sur Twitter.