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islamophobie

Qui a peur du mot « islamophobie »?

Des conservateurs s’insurgent contre une motion anti-islamophobie, et ce, même s’ils ont déjà approuvé une motion anti-islamophobie.

La motion 103 voulant condamner l'islamophobie a été débattue la semaine dernière à la Chambre des communes, et du côté des conservateurs, c'était la levée de boucliers.

On évoquait notamment la restriction éventuelle de la liberté d'expression, en empêchant toute forme de critique de l'islam, ainsi que le traitement de faveur réservé à cette religion.

Il est toutefois curieux de constater qu'une motion très semblable à M-103, visant à « condamner toutes les formes d'islamophobie », avait été adoptée à l'unanimité le 26 octobre dernier. À l'unanimité, comme dans unanime, comme dans tout-le-monde-y-compris-les-conservateurs.

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De motion en motion

M-103 va plus loin que la précédente motion, en ce sens qu'elle demande que soit tenue une étude sur les manières d'enrayer le racisme et la discrimination religieuse systémique et que soient recueillies des données sur les crimes haineux.

Ça, c'est nouveau. Pourquoi mettre de l'avant une motion qui répète cependant la condamnation de l'islamophobie?

« Ce sont des choses qui arrivent, au parlement, de réitérer des choses compte tenu des événements. C'est pas inhabituel. Ça peut avoir un effet symbolique; c'est généralement le sens qu'on donne à ces motions. Avec ce qui est arrivé au cours des dernières semaines, ça peut très bien se comprendre au sens politique », contextualise le professeur de droit à l'Université de Montréal, Pierre Trudel.

Le professeur fait bien entendu référence à l'attentat de la grande mosquée de Québec, qui a fait 6 morts, ainsi qu'à la vague d'incidents haineux envers les musulmans qui ont suivi.

« Ma compréhension d'une motion comme celle-là, c'est que ça rappelle que les discours haineux sont interdits, et qu'il faudrait rappeler à ceux qu'ils l'ont oublié que ce genre de propos-là n'a pas sa place dans une société comme la nôtre », explique Pierre Trudel.

Il avance qu'il est possible que les conservateurs aient certaines craintes supplémentaires, maintenant qu'on ramène la condamnation de l'islamophobie à l'avant-plan. « Cette insistance à l'égard de l'islamophobie peut inciter certaines personnes à y voir une condamnation qui irait plus loin que ce qui est déjà interdit par la loi », analyse-t-il. Ce qui, à leurs yeux, ouvrirait la porte à la censure.

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Risquer sa liberté… dans un futur proche?

La candidate à la course à la chefferie du parti conservateur Lisa Raitt est allée loin en se demandant si la motion pouvait mener à l'adoption d'une loi interdisant le fait « de critiquer la charia ou les mutilations génitales », rapporte Le Devoir.

Bien sûr, la motion elle-même n'aurait jamais un tel effet. Elle n'a qu'une valeur déclaratoire; elle n'a pas force de loi, elle ne peut pas même exiger au Comité permanent du patrimoine canadien de mener une étude sur le racisme, elle n'en a pas le pouvoir. Elle ne peut que le demander poliment.

Une motion anti-islamophobie ne pourrait jamais empêcher les critiques de l'islam. Ainsi, les risques de restriction de la liberté d'expression évoqués par plusieurs candidats à la course à la chefferie, dont Kellie Leitch, Maxime Bernier, Brad Trost, Chris Alexander et Pierre Lemieux, sont pour le moment exagérés.

Mais le débat est épineux et la situation, délicate.

Si la motion dans sa forme actuelle n'a pas de pouvoir contraignant, il est possible que certains y voient un premier pas vers l'élargissement de la limite à la liberté d'expression, avance le professeur à l'Université Laval, Louis-Philippe Lampron. Il soutient que lorsqu'on s'approche des instruments juridiques, le risque d'entrer dans la censure est bien réel.

Guerre de mots

Selon le professeur, le plus grand problème de la motion en est un de linguistique.

« Le terme islamophobie est très très vaste et flou. Quand on lance des termes comme ceux-là, on peut embrasser trop largement. Il faudrait pas que ce terme interdise la critique des religions. Pouvoir critiquer vertement les religions comme institution de pouvoir, ça doit demeurer à l'intérieur des démocraties », martèle-t-il.

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Le professeur Lampron suggère tout simplement de changer « islamophobie » pour discrimination et propos haineux à l'égard des musulmans, ce qui éviterait toute dérive ou ambiguïté. « Mais il n'y a pas l'air d'avoir une grande ouverture du côté du gouvernement pour changer le texte, se désole-t-il.  C'est malheureux, ils avaient moyen d'être rassembleurs, sans renoncer au principe qui est derrière la motion »

Le professeur de l'Université de Montréal Pierre Trudel n'est pour sa part pas d'accord pour dire qu'il faudrait modifier le terme islamophobie. Tant que les gens le comprennent réellement.

« Le terme, il est précis. L'islamophobie, c'est la haine contre les musulmans. Et la définition de haineux, elle existe dans la cour suprême du Canada. C'est le propos qui incite une personne raisonnable à haïr. Ça c'est interdit depuis longtemps. Si on se fie à cette définition précise, il n'y a pas de problème d'ambiguïté. » Malgré cette définition sans équivoque du terme, il note que des gens l'utilisent à toutes les sauces.

« Dès que quelqu'un exprime un regard critique à l'égard d'une religion, il y en a qui crient à l'islamophobie. La critique peut être fondée ou non, ça ne rend pas les propos islamophobes. Il y a plein de propos qui sont pas fondés selon les points de vue; c'est ça une société démocratique! Dire que les musulmans ne devraient pas pouvoir porter le voile dans certaines situations, ce n'est pas un point de vue avec lequel je suis en accord, mais ce n'est pas islamophobe. Il y a une marge importante qu'il faut savoir respecter, sinon il n'y a plus de discussion possible. »

Sa crainte ne se situe donc pas du côté juridique, mais plutôt du côté de l'aseptisation du débat public.

« Peut-être que si on on réservait le terme aux propos réellement haineux, on ferait un progrès. Beaucoup de gens taxent de "haineux" des propos qui les rendent inconfortables. En démocratie, ça ne peut pas être un critère. »