srinagar cachemire
Surplombant Srinagar, un jeune observe la ville. Depuis la partition des Indes en 1947, le Cachemire est disputé par l’Inde et le Pakistan. Cette région a déjà été le théâtre de trois guerres entre les deux frères ennemis. Toutes les photos sont de l'auteur.
Société

Au Cachemire indien, la jeunesse n’ose plus rêver d’un avenir meilleur

Dans la zone la plus militarisée au monde, les jeunes jonglent entre les check-points incessants, une vie nocturne inexistante et un taux de chômage explosif. Sur fond de tensions permanentes, cette génération au bord de l’asphyxie a du mal à se projeter.
JV
Brussels, BE

« On n’a rien à faire ici, alors on traîne avec nos potes et on fume des cigarettes. Ouais, les clopes c’est un peu notre oxygène », me lance Sohail*, 21 ans. Comme tous les jours après le repas du midi, il rejoint ses amis près d’un terrain vague de Srinagar, la plus grande ville du Jammu-et-Cachemire, au nord de l’Inde. Ça rigole, ça parle de sport, et ça fume beaucoup. Mais une inquiétude casse ce moment d’insouciance. « Actuellement c’est un enfer, aucun·e jeune n’a de travail, dit-il. Un gars avec un doctorat va se retrouver à vendre des légumes sur le marché. On dépend tous de notre famille, alors qu’on voudrait gagner de l’argent par nous-même. » Un de ses potes enchaîne: « Pas de job, pas de petite amie, pas de vie. »

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Ça fait presque un an et demi que Sohail étudie pour la deuxième fois le test pour devenir sous-inspecteur de police. Depuis 2019, la région est entachée d’affaires de corruption dans les campagnes de recrutement pour les postes gouvernementaux. Des tests ont été reportés et annulés suite à la fuite de questionnaires, dont celui que Sohail devait initialement passer. « On étudie pendant un an, voire plus, et après, le gouvernement reporte le test, dit-il en soupirant. Ça fait vraiment mal parce que c’est une année de perdue. »

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Lors de la suppression du statut spécial de l’État du Jammu-et-Cachemire en 2019 – auparavant État autonome, il a été rétrogradé au rang de simple territoire indien, sous administration directe du pouvoir fédéral – le président Narendra Modi avait déclaré vouloir pourvoir les postes gouvernementaux vacants dans la région.

Avant de retourner étudier, Sohail reprend : « On veut juste que le gouvernement poste des vraies annonces pour les jobs et pas seulement des pubs. On aimerait pouvoir vivre et profiter de la vie. » Son ami l’interrompt : « On a un pote, il a 30 ans et il n’est pas marié. Sa famille lui dit qu’il devrait faire quelque chose de sa vie. Mais comment peut-il se marier s’il n’a pas de travail ? »

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Dans les rues de Srinagar.

Pour Saima*, 23 ans, le mariage est la dernière de ses préoccupations. Les yeux scotchés sur son téléphone, elle se fait assaillir de notifications. Tout en envoyant des snaps, elle me lance : « J’essaye de faire abstraction de toute la négativité. À tout moment la situation peut changer, on doit faire face à des hauts et des bas. » Ainée d’une famille de cinq frères et sœurs, elle a quitté son village natal pour étudier le droit à Srinagar. « Je suis la plus grande, et je me bats pour assurer un avenir à ma famille. C’est mon seul objectif dans la vie ». Ne faisant pas exception à la règle, Saima n’a rien trouvé dans son domaine après son master en droit. Depuis, elle s’est reconvertie dans un métier plus manuel.

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Malgré une société assez conservatrice, Saima lutte quotidiennement pour s’y faire une place. « Je suis une fille indépendante et j’essaye de faire les choses à ma manière, dit-elle. Mon père me soutient dans mes choix et croit en moi. » Même si elle a conscience de la situation actuelle de la région, elle ne veut pas tomber dans la fatalité. « On a une culture où les jeunes ne sont pas vraiment écouté·es mais je dois essayer de poursuivre mes rêves, pose-t-elle. La société ne m'acceptera que quand j’aurai réussi. »

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Des femmes font leurs achats au marché dans les rues de Srinagar.

Malgré l'optimisme affiché par certain·es, les chiffres du chômage sont toujours susceptibles de les ramener à la réalité. Chez les jeunes diplômé·es, le taux de chômage atteint presque les 50%. Saif*, 23 ans, tient à me montrer l’université de Srinagar, dont il est un ancien étudiant. Sur le chemin, check-points, militaires lourdement armés et blindés font partie du décor. Alors qu’on rentre sur le campus, un policier nous arrête : « C’est qui lui ? Qu’est-ce qu’il fait là ? » Saif répond : « C’est juste un touriste qui veut visiter les infrastructures. » Après une concertation avec ses collègues, le policier reprend : « Vous ne pouvez pas entrer, les étrangers ne sont pas autorisés ici. » En rebroussant chemin, Saif me souffle : « Tu vois, c’est toujours comme ça. Pourquoi y’a des militaires devant le campus ? Va leur demander ce qu’ils font là. Je suis sûr qu’eux-mêmes ne le savent pas. »

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Avec plus de 700 000 soldats dans la région, le Cachemire est considéré comme la zone habitée la plus militarisée au monde. Depuis la partition de l’Empire britannique des Indes, la région a été le théâtre de trois guerres entre l'Inde et le Pakistan. Dans la partie indienne, l’armée est déployée pour sécuriser la frontière pakistanaise et lutter contre les groupes séparatistes de la vallée. Quand je demande aux jeunes que je connais leur ressenti sur cette surprésence militaire, les réponses restent assez vagues. « On se sent vraiment en sécurité », me dit ironiquement l’un deux. Un autre rétorque : « On ne veut pas parler à propos des questions politiques. Au Cachemire, tu dois te faire tout petit si tu veux vivre en paix. »

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Un des nombreux barrages qui borde les routes de Srinagar.

Comme eux, tou·tes les jeunes du Cachemire n’ont connu que l’Armed Forces Special Powers Act. Ce régime instauré en 1990, alloue un pouvoir spécial et une immunité à l’armée indienne. Les droits fondamentaux des citoyen·nes sont suspendus, alors que la liberté d’expression, de mouvement et de manifestation est limitée. Pas étonnant donc que les jeunes soient paranos quand des questions plus politiques sont abordées.

Dans un bar en périphérie de Srinagar, loin des oreilles indiscrètes, Saif et Khalid*, un ingénieur civil sans emploi de 29 ans, parlent plus librement. « On vit sous la loi martiale et l’armée fait ce qu’elle veut, dit Khalid. Juste sur base de suspicions, ils peuvent te tirer dessus. » Saif embraye : « Le soir, après 20 heures, on ne va pas trop dehors parce qu’on peut être perçu comme une menace. L’armée peut nous arrêter et nous questionner. Ouais… la vie nocturne, on ne connait pas trop ».

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Srinagar à la tombée de la nuit.

Selon L’Association des parents de personnes disparues au Jammu-et-Cachemire (APDP), plus de 10 000 personnes ont disparu depuis 1989. Outre les bavures de l’armée indienne, la population doit également faire face aux crimes des groupes militants en faveur de l’indépendance du Cachemire ou de son rattachement au Pakistan. « Ces trois dernières années, beaucoup d’accidents sont arrivés et des personnes ont été abattues », poursuit Saif, agacé. D’un ton plus calme, Khalid souffle : « Moi j’ai beaucoup d’amis dans l’armée indienne. Je suis sympa avec eux donc ils sont sympas avec moi. Mais c’est pas le cas de tout le monde. Y’a eu des erreurs du côté de l’armée, mais aussi du côté du Cachemire. On est tous les deux responsables. Le Cachemire est un problème complexe avec beaucoup de facteurs. »

En 2019, suite à la révocation de l’autonomie du Jammu-et-Cachemire, des manifestations et affrontements avec l'armée ont eu lieu. Depuis, lockdowns, couvre-feux et coupures des communications sont devenus fréquents dans la région. « T’imagines : être coincé chez toi et ne même pas pouvoir parler à tes potes, pose Saif. Ça crée de la frustration. Je pense que ceux qui prennent les armes, c’est mal. Mais malheureusement, on ne sait plus trop ce qui est bien ou mal. » Tout en tirant lentement sur sa cigarette, Khalid confie : « Si tu gardes la jeunesse occupée, elle restera à l’écart des mauvaises choses. » Saif acquiesce : « L’image négative qu’a l’Inde du Cachemire n’améliore pas notre situation. On peut être dépeint comme des terroristes (qui se battent pour leur indépendance, NDLR), alors qu'on est juste des étudiants. Si tu vas à Delhi, les habitant·es font deux pas en arrière quand ils apprennent d’où tu viens. »

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Des hommes prient à la mosquée Shah-e-Hamdan. Le Jammu-et-Cachemire est la seule région d’Inde à majorité musulmane.

Si, auparavant, l’adhésion de la vieille génération à l’influence pakistanaise pouvait exacerber les tensions avec la population indienne, les mentalités ont évolué. « Y’a quelques années, j’ai l’impression que la jeunesse aussi était en faveur du Pakistan, mais maintenant ça change, on n’en veut plus, explique Khalid. On veut juste vivre en paix, et se développer économiquement. » Plus nuancé, Saif rétorque : « Je suis Indien, j’ai de la monnaie indienne et j’ai aucun problème avec ça. Mais je ne peux pas accepter qu’on me prive de mes droits les plus élémentaires. »

Coincée dans une véritable poudrière, la jeunesse tente malgré tout de vivre le plus normalement possible. Mais l’incertitude plane au-dessus de leurs têtes et la dure réalité semble toujours les rattraper. Saif conclut : « Avant, le Cachemire était surnommé la porte du paradis. Maintenant, on l’appelle la porte de l’enfer. »

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Dal Lake à Srinagar.

*Noms d'emprunt, afin de protéger l’identité des personnes en question. 

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