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Le manoir de Drake est un monument de tristesse

Vous avez déjà vu une maison avec autant d’endroits pour s’asseoir ? C’est dingue.
Drake maison confinement
Image tirée du clip Toosie Slide de Drake.

Drake est en mal de street crédibilité, le monde entier est au courant. Ses featurings avec divers rappeurs bourrés de lean et de flingues n’ont jamais fait oublier son enfance dans une banlieue dorée, ses sept saisons dans Degrassi, ses drôles de manières de fils unique.

Le clip de son dernier morceau Toosie slide (qu’est-ce que c’est que ce titre de merde, déjà) n’avait clairement pas vocation à rattraper tout ça. Cagoule sur la tête, le rappeur se balade dans son luxueux manoir de Toronto en tapant la petite danse qui donne son nom au morceau quand il le faut. Et pourtant, cette vidéo est peut-être le meilleur témoignage de la street crédibilité de Drake. (Spoiler : non.) On n'avait pas prévu d'écrire dessus mais les photos absolument terrifiantes de son intérieur dans un récent article d'Architectural Digest nous ont convaincu d'agir.

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Outre d’inquiétantes variations de poids, les rappeurs qui ont réellement « started from the bottom » ont un point commun : leur ignorance totale en matière de décoration intérieure éclate au grand jour dès qu’ils atteignent la richesse. Le salon de Chief Keef est rempli de bornes d’arcade, YNW Melly a une piscine mais pas le moindre meuble, Young Thug entasse des rangements en plastique dans sa chambre…

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YNW Melly dans sa maison… Heu, épurée. Source

L’explication évidente, c’est que ces artistes ont grandi dans une galère telle qu’ils ne savent plus quoi faire de leur argent une fois qu’ils se sont procuré les signes de richesse classiques de la culture rap américaine : bijoux, voitures et haute couture.

Drake, cependant, fait partie d’une caste supérieure, celle des superstars de la pop. Le bonhomme pèserait 150 millions de dollars, quand même. Quand on a autant de liasses, on peut cacher son manque de goût derrière les décisions de quelqu’un d’autre, en l'occurrence un décorateur américain célèbre. En agissant ainsi, Drake pourrait indiquer qu’il n’a pas été habitué aux intérieurs harmonieux, et donc qu’il a peut-être vraiment grandi la faim au ventre (on en doute).

« Parions aussi que le personnel de la maison du rappeur aime à les dépoussiérer après avoir repassé ses slips et rechargé ses réfrigérateur en bouteilles d’eau minérale de Norvège »

L’homme qui a conçu la maison de Drake s’appelle Ferris Rafauli. Architecte d’intérieur et décorateur, il se présente sur son site officiel comme un « maître du design » et un « designer iconique et artiste qui conçoit, dessine et construit des maisons ultra-luxueuses et des créations lifestyle pour une clientèle d’élite tout autour du monde. » Preuve définitive que ses clients paient un nom autant qu’un style, l’homme montre largement sa tête sur la page d’accueil. Mais étudions ensemble sa vision pour le lieu de villégiature de Drake grâce à son clip.

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Le clip s’ouvre sur un genre de « salle des trophées ». Drake observe des verrières dans lesquelles s’entassent, morbides, quelques-uns des 175 titres qu’il a remportés : MTV Music Awards, Emmy Awards, Billboard Music Awards… Matériaux et éclairage brillent de mille feux. Il apparaît clairement que cette maison a moins été conçue comme un havre de paix à la Kardashian-West que comme un monument à la gloire de son habitant. Le rappeur avance et se place au centre d’un genre de vestibule de marbre.

De part et d’autre de Drake, comme deux majordomes, deux sculptures écorchées de Brian « KAWS » Donnelly regardent par terre. Ces machins nous renvoient immédiatement à l’époque de Justice, des Art toys et de Sixpack. Ils sont presque aussi has-been que Murakami et ça, franchement, il faut le faire. Parions aussi que le personnel de la maison du rappeur aime à les dépoussiérer après avoir repassé ses slips et rechargé ses réfrigérateurs en bouteilles d’eau minérale de Norvège. La visite continue.

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Drake dans son vestibule tout en sobriété.

Drake s’engouffre dans une pièce à la fonction nébuleuse. Un écran plat surplombe un bar, en face d’un prestigieux piano à queue Bösendorfer souillé par Takashi Murakami (quelle surprise). Le mobilier prend des touches de violet, des coussins et des plaids de fourrure vraisemblablement authentique attendent sur les canapés. Depuis quand n’ont-ils pas été touchés ? Comme tout ce que nous avons vu jusqu’ici, ils ne dégagent aucune douceur, aucun réconfort de foyer. C’est à croire que cette maison est faite pour être montrée, pas pour être habitée. Et cette ambiance de showroom ne fait qu’empirer.

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« Vous avez déjà vu une maison avec autant d’endroits pour s’asseoir ? C’est dingue »

Le « glissement toosie » nous emmène vers un nouvel espace aux missions douteuses. Un énorme îlot central en marbre et une hotte indiquent qu’on peut cuisiner, voire manger là, mais une fois de plus, personne ne semble s’être assis à la table depuis longtemps : les coussins de la banquette sont trop nombreux pour laisser de la place au plus petit des humains. Drake virevoltant et son cameraman tentent de nous rassurer en nous montrant un autre encagoulé assis sur un énième canapé. Malheureusement, cet inconnu (un figurant, sans doute) est aussi figé que le reste de la maison. On est loin du cousin de Redman qui dort par terre dans Cribs. Soul/soulless, comme on dit sur Internet.

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Drake dans sa cuisine (?) toute en marbre.

Autre salle, autre lumière, bleue cette fois, mais toujours coussins et canapés. Vous avez déjà vu une maison avec autant d’endroits pour s’asseoir ? C’est dingue. Chez Drake, donc, on se pose, vraisemblablement pour admirer sa demeure et ce qu’elle dit de sa réussite. Au mur, son portrait côtoie ceux de Kanye West et Snoop Dogg, en toute modestie. Quelques embrasures de portes plus tard, c’est la piscine d’intérieur. Je l’avoue, c’est la seule chose qui m’a réellement rendu jaloux dans cette affaire. Dommage que les loupiotes roses donnent une atmosphère de chicha minable à l’ensemble. Drake continue à marcher seul parmi de nouveaux canapés parsemés de nouveaux coussins glacés.

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Nouvelle coupure, Drake est désormais dans son jardin plein de nuit. Il semble activer un détonateur et des nuées de feux d’artifices s’envolent derrière lui, ce qui ne va pas sans rappeler le clip de I Feel It All de Feist. Ce n’est pas super street cred. L’éclatement des fusées éclaire la façade de son manoir et d’étranges constructions au loin, des genres de colonnes en carton-pâte qu’on verrait plutôt à Disneyland. La vidéo s’achève avec un plan au drone de la demeure illuminée par les feux d’artifices sur fond de ville confinée. « House so big I haven’t seen them boys in two days », n’est-ce pas.

Osons espérer que Drake ne vit pas là-dedans tous les jours. Le luxe éclatant de l’endroit ne fait pas oublier son manque absolu de personnalité. On n’aurait pas imaginé autrement la maison d’un homme riche et célèbre mais un peu seul parmi ses ouailles de l’industrie musicale. En profitant du confinement pour tenter le clip d’intérieur, un immense classique des rappeurs-criminels depuis I Don’t Like, notre Canadien espérait sans doute passer pour un homme qui n’oublie pas ses origines (supposées) malgré la réussite. Sinon, pourquoi parlerait-il de ses « opps », un terme que les gangsters destinés à mourir dans la rue utilisent pour désigner les membres de gangs ennemis, assis sur trois tonnes de marbre dans sa simili-cuisine ?

Drake n’a pas tourné ce clip parce qu’il était assigné à résidence comme Kodak Black ou en plein milieu d’une house party crasseuse comme City Morgue. L’argent achète des maisons gigantesques mais pas des street crédibilités – 6ix9ine l’a rappelé au monde entier il y a tout juste un an. Mais rien à faire, Drake refuse toujours de choisir entre gangster et membre du gratin lustré de l’entertainment américain. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il a choisi un accoutrement de tireur authentique pour son clip : Ferris Rafauli, qui a bien sondé l’âme de son client, a compris que la rue ne lui correspondrait jamais et lui a fait une maison de célébrité au formol. Drake se devait de ré-injecter un peu de street life là-dedans. En vain.

Erratum : une précédente version évoquait Haruki Murakami, l'écrivain, alors qu'il s'agit de Takashi Murakami l'artiste contemporain.

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