Bolis Pupul Gand Musique
Toutes les photos sont de l'auteure.
Culture

Un café avec Bolis Pupul

Le musicien gantois m’emmène en visite dans le quartier de son enfance.
Nadia Kara
Antwerp, BE

Ces temps-ci, Bolis Pupul forme avec Charlotte Adigéry le duo le plus convoité du pays ; depuis la sortie de leur album Topical Dancer, ils tournent presque non-stop, de leur petite Belgique à Londres, New-York, et même Guadalajara. En septembre, la paire fera la première partie de Grace Jones au Hollywood Bowl ; franchement, la classe. Je rencontre Bolis (enfin, Boris) à Gand, dans le quartier où il a grandi, en pleine canicule. Recroquevillé·es à l’ombre d’un parasol sur une terrasse, on discute de succès, de racisme, de tristesse et de thérapie.

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VICE : C’est pas tous les jours que j’ai l’occasion de rencontrer un artiste sur le point d’exploser. Perso, si c’était moi, j’aurais la grosse tête de ouf, mais t’as l’air plutôt posé. 
Bolis Pupul :
C’est marrant que tu dises ça, parce que ces dernières années, j’avais un peu abandonné l’espoir d’atteindre ce niveau. Être invité·es chez Jools Holland, passer sur KEXP, jouer un concert sold out à Los Angeles… toutes ces opportunités qui s’offrent à nous d’un coup, c’est pas donné à tout le monde. Honnêtement, je pensais qu’on avait raté le coche et j’en étais arrivé à un point où j’avais plus ou moins accepté que ça ne se ferait pas et puis d’un coup, bam. 

T’as dû y fantasmer pas mal quand même, non ?
Complètement. Quand j’étais ado, j’étais convaincu que j’allais devenir une méga star, mais au fur et à mesure de ma carrière, j’ai eu quelques moments de reality check et j’ai dû revoir mes ambitions à la baisse. Ça m’a appris à être moins dépendant du succès pour être heureux : le fait que ça marche en ce moment, je le vois plutôt comme un bonus. Ce qui m’apporte le plus de satisfaction, c’est de pouvoir faire de la musique, même si c’est devant une salle à moitié vide. 

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Jusqu’à présent, on t’a connu surtout pour des projets de groupe, mais t’as sorti un EP y’a pas très longtemps et tu bosses sur un album solo ; c’est quoi qui te convient le mieux ?
Ce qui me plaît, c’est d’avoir une variété dans ce que je fais. Quand j’ai démarré, je faisais tout tout seul et même si j’aime toujours ça, j’ai vraiment appris à apprécier le travail de groupe. Avec Hong Kong Dong, on était trois, dans The Germans, on est cinq…et dans chaque configuration, j’ai pu découvrir et développer certains aspects de ma personnalité. Dans le travail solo, t’as personne avec qui échanger, c’est super confrontant. En groupe ou avec Charlotte, j’ai quelqu’un avec qui partager les angoisses et les bons moments, on construit cette expérience ensemble.

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Après, dans un groupe, y’a souvent des questions d’egos, des différences d’avis… 
De façon générale, je trouve que l’ego est un peu contre-productif dans un contexte de création. Il faut savoir bien doser. Je suis quelqu’un de plutôt réservé, mais j’ai dû apprendre à m’affirmer : défendre son mérite, c’est sain aussi. Le fait que mon nom soit enfin mentionné dans le projet que j’ai avec Charlotte par exemple, alors qu’on avait fait l’album précédent ensemble aussi, c’était important pour nous. Qu’on soit sur un pied d’égalité, que les gens ne se demandent plus si je suis son manager, son musicien ou son producteur. Désormais, c’est clair : on est un groupe. Et cette formation de duo, ça nous colle bien, je trouve. En mode Rita Mitsouko, un peu.

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« J’ai grandi dans le quartier de la piscine Van Eyck ; avant, c’était un peu la zone, mon pâté de maisons était flanqué d’un énorme parking. Aujourd’hui c’est des appartements au bord de l’eau, ça a plus de charme. » Boris devant la maison où il a grandi.

Tu réalises un peu ce qui est en train d’arriver ? C’est quoi ton état d’esprit, actuellement ?
Pour être tout à fait franc, j’en profite à fond, parce que je sais que c’est mérité : on a fait un bon album, on a un show qui tient la route, on se produit partout… on se donne à fond. Je sais qu’en tant que Belges, on a parfois tendance à jouer les modestes, mais perso, je trouve qu’on a de quoi être fier·es. Aux Etats-Unis, même si pour l’instant on joue des concerts relativement petits, on a des vrais fans, des gens qui nous demandent notre autographe. C’est assez dingue, mais pour l’instant je trouve ça cool parce que c’est vraiment en micro-dose. Par contre, j’ai l’impression que c’est difficile d’avoir une réaction honnête et critique des Américain·es. En Belgique, les gens sont plus directs, mais aussi plus focalisés sur le négatif, sur les difficultés. Du coup, j'essaye de trouver un équilibre entre les deux.

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« Quand j’étais petit, j’avais honte de tout ce qui me ramenait à ma culture chinoise : la nourriture, la langue… je voulais m’en détacher à tout prix, me fondre dans la masse. »

Tu t’imagines encore devenir célèbre ?
Ça me fait flipper ! Heureusement, je pense que notre musique n'est pas assez mainstream pour ça. De façon générale, j’ai des ambitions plutôt modestes : mon but ultime, c’est de pouvoir vivre de ma musique avec une certaine stabilité. Jouer devant des publics de 1 000 ou 2 000 personnes, pouvoir tourner dans ce circuit-là.

Ça te fatigue pas, à la longue? 
Tourner, c’est épuisant, oui. Mais j’en retire aussi énormément d’énergie, c’est un rythme que j’aime vraiment bien. Et puis je fais de mon mieux pour optimiser mon temps : par exemple, ce weekend on doit jouer à Barcelone, 5 jours plus tard à Madrid. Du coup, au lieu de faire les aller-retours entre la Belgique et l’Espagne, on a décidé de rester sur place et d’en profiter pour s’aménager quelques jours de détente. On prendra un train vers Madrid, ce sera moins fatigant et plus écologique ! L’équilibre, c’est important pour moi.

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« Avec ma sœur, on allait parfois regarder dans la rivière près de chez nous ce que les égouts avaient rejeté. À chaque fin de week-end, il y avait plein de capotes usagées que les gens avaient balancées dans les chiottes. »

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Tu dégages un truc très serein en tout cas, c’est dû à quoi ?
Dix ans de thérapie ! Et c’est vraiment quelque chose que je souhaite à tout le monde. Ça m'a appris à m’ouvrir sans retenue, à exprimer mes sentiments, à faire face à mes émotions. Je me suis mis à la méditation aussi, je fais minimum une demi-heure chaque jour : c’est une sorte d’engagement que j’ai pris envers moi-même, de consacrer cette pause dans ma journée à mon bien-être, sans distractions, sans stress, sans téléphone. C’est le moment où je me pose pour analyser ce qui me traverse et d’où ça vient, me laisser ressentir ce que je ressens, pleurer si besoin. Aujourd’hui, je suis à l’aise avec mes émotions et avec le fait d’en discuter, même si on vient de se rencontrer. 

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Tu serais pas un Poisson ou un Cancer par hasard ?
Sagittaire, mais ascendant Cancer ouais.

Ah, ça explique tout. Tu te sens heureux, actuellement?
Ça me fait toujours un peu flipper d’admettre que je suis heureux, parce que je me demande surtout quand le vent va tourner. Mais oui, je suis vraiment heureux en ce moment.

J’espère que je t’ai pas porté la poisse en te posant la question. Mais imagine, si c’était le cas : demain, tu dis un truc de travers et t’es cancellé, tout le reste de la tournée est annulée, plus personne veut t’entendre… bref, tu peux tirer un trait sur la musique. C’est quoi ton plan B ?
La réponse logique, ce serait le dessin : j’ai fait Saint-Luc, mon père est cartooniste, ma sœur est illustratrice, à la maison on était constamment plongés dedans… à la base, c’est ce vers quoi je me tournais. D'ailleurs, c’est moi qui ai réalisé les visuels de notre show. J’ai pas perdu la main, et j’aime vraiment bien pouvoir combiner les deux. Sinon, je me verrais bien retourner à l’unif et devenir psychologue, passer d’un côté à l’autre du fauteuil. Par contre, conseiller les gens, c’est une responsabilité qui m’intimide encore un peu.

Après, un·e bon·ne psy ne donne pas nécessairement de conseils…
C’est vrai ! Le plus important c’est d’écouter les gens, éventuellement poser des questions qui les feront réfléchir et arriver elleux-mêmes à certaines conclusions.

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En tout cas, la reconversion te fait pas peur.
Pas du tout, au contraire ! Je trouve qu’on hésite parfois trop à changer de plan, d’avis, alors que c’est comme ça qu’on évolue. J’aime bien l’idée de pouvoir me réinventer.

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« Je suis hyper heureux d’être chez Deewee. J’ai tellement d’admiration pour David et Stephen, leur musique, la manière dont ils se réinventent constamment, l’impact qu’ils ont eu sur le développement de la musique électronique à échelle mondiale, mais aussi le support qu’ils apportent à la scène locale. »

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Quand tu prends du recul sur ta vie jusqu’à présent, quels sont les moments-clé qui ont fait de toi la personne que tu es aujourd'hui ?
Sans hésiter, le décès de ma mère. Ça faisait déjà 14 ans au mois de juin. Ça m’a permis d’accepter la mort comme faisant partie intégrante de la vie. Dans notre culture occidentale, on fait toujours de notre mieux pour éviter la mort : médicaments, hôpitaux, traitements… et quand t’y réfléchis, on arrive à garder énormément de gens en vie. Du coup, on se prépare quasi pas à l’éventualité de la mort. Ma mère est partie soudainement, j’y étais pas du tout préparé. Ça m’a traumatisé. Et chaque année, en approchant la date anniversaire, je me replonge dans ce mal-être de façon complètement subconsciente. Je sais pas si c’est les odeurs, la lumière, les bruits de la ville en cette saison… Chaque année, je me dis que ça y est, j’ai digéré ce qui s’est passé, mais la vérité, c’est que j’ai toujours énormément de chagrin. C’est ouf, j’aurais pas cru que ce serait encore si intense.

Et en même temps, il n’y a rien de mal à ça : la tristesse, ça fait aussi partie de la vie.
Ma mère me disait souvent « Ne reste pas coincé dans ton chagrin ». Du coup, j’essaye d’appliquer son conseil : je me laisse sentir la tristesse, mais je sais aussi m’en sortir une fois que la vague est passée. C’est marrant comme certains trucs qu’elle me disait de son vivant prennent tout leur sens maintenant, il y a un aspect quasi prophétique là-dedans. Je la redécouvre d’une façon complètement différente, et même après sa mort, notre lien continue d’évoluer. J’aurais tellement voulu pouvoir la connaître aujourd’hui, en tant qu’adulte. Quand j’observe Charlotte et sa maman, la complicité qu’elles ont, je me dis que nos mères s’entendraient super bien. Je les imagine parfois assises ensemble au premier rang, nous regarder sur scène avec un sourire jusqu’aux oreilles.

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« J’ai enfin appris à dire non sans culpabiliser, et ça me fait un bien fou. »

Ta maman, c’est aussi ta connexion avec ton héritage chinois. Comment c’était pour toi, de grandir avec des origines mixtes ?
Quand j’étais petit, j’avais honte de tout ce qui me ramenait à ma culture chinoise : la nourriture, la langue… je voulais m’en détacher à tout prix, me fondre dans la masse. J’étais différent, et on me le faisait sentir. Pourtant j’étais dans une école libérale, où les parents et le personnel éducateur se considéraient progressistes, mais dans la cour de récré, on m’appelait « Loempia » ou « Le Chinois ». Un jour, j’ai fini par mettre un poing à un autre élève. Mon instit’ m’a convoqué et m’a demandé ce qui m’avait pris ; je lui ai dit qu’il m’avait appelé « Le Chinois ». Elle m’a répondu : « Et alors ? T’es Chinois, non ? ». Sur le moment, je sentais déjà qu’il y avait un malaise mais je n’arrivais pas à mettre les mots sur ce qui clochait. 

Gaslighting for kids, sympa.
Quand t’es enfant, t’acceptes les choses telles qu'elles sont, tu remets pas vraiment en question ce que disent les adultes. Du coup moi, ce que j’ai intégré, c’est surtout que j’allais être traité comme ça et que je devais l’accepter. En vieillissant, j’ai commencé à me poser de plus en plus de questions, j’ai appris beaucoup et j’ai réalisé à quel point je baignais dans le racisme au quotidien.

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« Quand j’étais ado, mes potes et moi on allait se planquer dans le parc près de mon école pour fumer en cachette derrière les buissons. C’est abusé le nombre d’insectes ici, j’en ai dans les cheveux ? »

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Et en grandissant et en intégrant tout ça, justement, quelle est la place que l’héritage légué par ta mère a pris dans ta vie ?
Plus tard, j’ai réalisé que le fait d’être différent, c’est justement ce qui faisait toute ma force, et j’ai voulu explorer ce côté de ma culture. Avec ma sœur, on s’est inscrit·es à des cours du soir de chinois. En allant à Hong-Kong, on s’est rendu·es compte que les gens parlaient un autre chinois que celui qu’on avait appris, on se sentait un peu cons mais au final, on a réussi à se débrouiller. Petit à petit, surtout depuis que je parle un peu la langue, je sens une connexion plus profonde et authentique avec ma culture maternelle. Ce qui est marrant, c’est que parmi les Chinois·es, je me sens toujours très Belge : après tout, je suis né et j’ai grandi ici.

C’est quoi ton trait de caractère le plus belge ? 
J’ai tendance à chercher le compromis, à faire en sorte de contenter tout le monde. Mais j’y travaille ! Là, par exemple, j’ai enfin appris à dire non sans culpabiliser, et ça me fait un bien fou.

Au final, tout est lié à notre capacité à nous aimer, je trouve. Si t’as du respect pour tes opinions et tes valeurs, tu auras moins de difficultés à t’affirmer. 
Oui, c’est clair. Ici en Belgique, on est conditionné depuis notre enfance à faire passer les besoins des autres avant les nôtres, genre on nous force à faire la bise à des gens qu’on n’aime pas quand on est petit·es. Et c’est super difficile de déprogrammer quelque chose d’ancré en soi depuis si longtemps.

C’est quoi, ta philosophie de vie ? Qu’est-ce qui est important pour toi ?
Honnêtement, j’essaye surtout de profiter. Je remarque que je suis constamment en train de chercher à m’inspirer, à stimuler mes sens : bien manger, écouter de la musique, me faire masser, me laisser submerger par un film… J’essaye de dépenser mon énergie avec intelligence, de donner du sens à ma vie et d’éviter ce qui me laisse un sentiment de vide. Je ne chasse plus les sensations extrêmes mais éphémères, je suis plus axé sur le long terme, sur un équilibre durable.

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