FYI.

This story is over 5 years old.

Les mecs de Magnum

Peter Marlow a photographié la crise britannique

Un tour de piste des usines en faillite et des bureaux délaissés du Royaume-Uni.

Au cours de sa carrière, Peter Marlow s'est intéressé à de nombreux sujets, du photojournalisme au reportage de guerre en passant par la photographie de rue et les portraits. Cependant, il est sûrement plus connu pour ses propres projets personnels, comme sa série de photos de la fermeture de l'usine MG-Rover de Longbridge ou pour son livre Liverpool : Looking Out to Sea, lequel porte sur la dégradation de la ville de Liverpool. Ses projets dépeignent souvent des environnements dépeuplés et donnent l'impression d'une immobilité étrange, même durant des périodes de crise.

Publicité

J'ai passé un coup de fil à Peter pour discuter avec lui de son expérience de la guerre, des détails qui redonnent vie à des lieux abandonnés et de l'importance de la curiosité dans la photographie.

Haïti, 1975.

VICE : Je me suis entretenu avec David Hurn  pour le précédent article de cette série sur Magnum. Il a été très franc à propos de ce qui l'a motivé à devenir reporter de guerre – selon lui, c'était le moyen le plus simple de devenir un photographe professionnel à l'époque. Qu'en est-il pour vous ?
Peter Marlow : Je fais partie de la génération qui a suivie celle de David. J'ai quitté l'université en 1974. À cette époque, on pouvait vivre de sa bourse d'étudiant. J'ai eu une vie plutôt facile et agréable. J'ai quitté l'université et travaillé pendant l'été. Je n'avais strictement aucune idée de ce que j'allais faire après. On avait la chance de savoir qu'on obtiendrait sûrement du travail sans problème, parce qu'à ce moment les universitaires étaient davantage considérés comme l'élite qu'aujourd'hui. J'avais toujours voulu être photographe. J'ai été influencé par l'apparition des couleurs dans la photographie des années 1970, notamment avec les travaux de Don McCullin et Larry Burrows. Il y avait un numéro du Telegraph Magazine sur les photographes de guerre, et c'est là que je me suis dit : « c'est ce que je veux faire ».

J'ai décroché un job comme photographe sur un bateau de croisière. Je n'avais aucune idée de ce que je faisais. L'autre photographe qui se trouvait sur le paquebot m'a appris quelques notions techniques. Après ça, j'ai voyagé et j'ai passé quelques mois en Haïti. C'était ma première expérience dans ce qu'on appelait alors le Tiers-Monde. Ça m'a vraiment ouvert les yeux – j'ai fait face à de premières vraies difficultés. Quand je regarde à nouveau ces photos, je me dis qu'il y a là certaines de mes meilleures photographies – j'ai pris mon premier travail très au sérieux.

Publicité

J'ai ensuite commencé à contacter des agences à New York et j'ai été embauché comme photographe chez Sygma, une agence française de photojournalisme. J'ai voyagé dans le monde entier pendant quelques années. J'ai tout couvert, du conflit nord-irlandais à la révolution philippine, ainsi que la guerre civile angolaise, et bien d'autres choses encore.

Belfast, Irlande du Nord, 1977. Un jeune républicain armé durant les émeutes du jubilé de la Reine.

Le conflit en Angola était l'un des pires conflits en Afrique à cette époque, paraît-il.
Oui, c'était très difficile. J'ai eu une démarche assez politique. J'ai pris une chambre noire portative dans une valise et j'ai voyagé avec les photographes du Front Patriotique. Ils m'ont autorisé à visiter des camps d'entraînement en Zambie. J'étais la première personne qui montrait ces milliers d'hommes et d'enfants s'entraînant avec des kalachnikovs afin de libérer la Rhodésie – ces photos ont été notamment publiées dans le Sunday Times Magazine.

Vous étiez donc plutôt un idéaliste ? Vous n'y êtes pas allé seulement pour devenir photographe professionnel ?
Il y avait un peu des deux. J'avais des motivations politiques, dans le sens où je pensais que ce qu'il se passait en Rhodésie n'était pas légitime. Ce n'était pas l'apartheid, mais presque. Mais je me suis lié d'amitié avec Joshua Nkomo, un des membres du Front Patriotique, qui s'est finalement retourné contre Mugabe parce qu'il s'était débarrassé d'une bonne partie de sa tribu. Il séjournait à l'hôtel Savoy, où j'allais fréquemment lui rendre visite. Il a approuvé mon idée de voyager avec le Front Patriotique.

Publicité

Qu'est-ce qui ne vous allait plus avec ce type de travail ?
J'ai fait de très bonnes photos et j'ai beaucoup travaillé sur les conflits, mais j'ai réalisé que je ne serai jamais aussi bon que Don McCullin. Et puis, à certains moments, j'étais vraiment  terrorisé. Je n'étais pas fait pour ça ; ça ne me gêne pas de l'admettre. J'ai photographié des tremblements de terre et des famines et je le fais encore aujourd'hui – mais j'ai toujours essayé d'être au cœur des conflits. Comme au Kosovo par exemple, lorsque j'étais dans la flotte américaine.

Mon contrat avec Sygma m'obligeait à aller là où ils me le demandaient, je n'avais pas le choix. J'ai donc été attiré par Magnum parce que j'avais l'impression qu'on était libre d'y faire ce qu'on voulait. Je ne voulais pas qu'on me dise ce que je devais faire.

Londonderry, Irlande du Nord, 1979. Dix ans après l'arrivée des troupes britanniques dans le pays, des barricades séparent à nouveau les catholiques des protestants dans les régions de Belfast et de Londonderry. Sur cette photo, des enfants mangent des glaces pendant que les soldats patrouillent dans les rues.

En quelle année vous êtes-vous associé à Magnum ?
En 1980. J'avais toujours continué mon propre travail en même temps que le photojournalisme. J'ai trouvé un équilibre entre les deux. J'ai fait des choses nouvelles, comme l'Irlande du Nord avec Magnum.

J'ai beaucoup travaillé en Israël et sur la révolution contre l'ancien dictateur philippin Ferdinand Marcos. Je travaillais beaucoup avec le Sunday Times Magazine qui avait de très bons journalistes. En 1982, j'ai assisté à la grève du chantier naval de Gdańsk, et j'ai pris une photo importante là-bas de l'ancien président polonais Lech Walesa. Il avait à la main le stylo que le gouvernement avait utilisé pour signer les accords avec les grévistes de 1921. Elle a été diffusée en double page dans le magazine Life.

Publicité

Mais j'ai toujours voulu continuer mon propre travail à côté, donc au cours des années 1980, j'ai commencé un projet sur Liverpool et j'en ai sorti un livre. Je combinais mon travail personnel avec des commandes que l'on me passait. En tant que photographe, je suis très prolifique.

Oui, c'est d'ailleurs pour ça que c'est un peu délicat de vous interviewer. Vous travaillez non seulement sur de nombreux sujets, mais vous prenez aussi des photos très différentes : des portraits, des photos de reportage, des décors intérieurs dépeuplés, des bâtiments, des usines, des avions… Il est difficile de ne parler que d'un sujet.
Il n'y a pas besoin de beaucoup d'action pour prendre une bonne photo. L'histoire de l'usine MG-Rover illustre bien cette idée. Je crois que j'y suis allé près de 25 fois pour prendre des photos, mais mon travail n'a jamais été publié. Wallpaper a publié quelques photos et je pensais que le reste pourrait constituer un livre génial sur la démolition d'une usine qui employait 45 000 personnes. J'ai suivi cette démolition jusqu'à ce que le bâtiment soit complètement rasé. Mais, dans une certaine mesure, il ne se passait rien là-bas – ce n'était qu'un bâtiment qui s'effondrait.

Longbridge, Birmingham, Angleterre, 2005. L'usine MG-Rover et ses bureaux abandonnés avant la mise sous séquestre de l'entreprise le 7 avril 2005.

J'imagine que c'est un peu ce qui vous caractérise : vous immortalisez des émotions, une histoire, sans y inclure des êtres humains, en vous intéressant seulement à des objets, des rues ou des bâtiments. D'après moi, le cas de l'usine Rover était une histoire triste, et elle l'est toujours aujourd'hui. La vie en usine n'est déjà pas facile, et toutes ces pertes d'emplois et la disparition de communautés n'arrangent rien.
De nombreux détails donnaient cette impression. Sur le mur, il y avait une fiche avec les préférences de chacun pour le thé, par exemple : « Pete – deux sucres, Éric – pas de sucre ». On peut  photographier le Job Center [l'équivalent anglais de Pôle emploi] de Longbridge près de Birmingham, ou bien photographier des décors tels que celui-ci. A mes yeux, photographier l'usine était bien plus percutant parce qu'elle illustrait la disparition de la vie. C'est un vrai défi d'essayer de montrer cela à travers la photographie et ça me plaît. C'est exigeant, et c'est ce qui suscite mon intérêt.

Publicité

Cette histoire est similaire à celle de Liverpool, qui est également assez malheureuse. Comme vous prenez des photos d'endroits dépeuplés, ne craignez-vous pas que votre travail laisse trop de place à l'interprétation ?
On peut faire des comparaisons entre ces deux travaux en termes d'ambiance et de détails. On peut établir des parallèles entre les deux, même si l'un est en couleur et l'autre en noir et blanc. Mais je suis d'accord, il y a quelques similarités.

Vous cherchiez à communiquer un sentiment de perte et de tristesse en photographiant l'usine Rover ? Ou vous préférez laisser une libre interprétation au spectateur ?
J'ai vu la fermeture de 2005 comme une bonne opportunité. C'était complètement fermé, personne ne pouvait entrer, pas même les journalistes. J'ai négocié avec les archives publiques de Birmingham, je leur ai promis cinquante photos s'ils me permettaient d'accéder au site. Mais je n'y suis pas allé avec une idée derrière la tête, j'y suis allé par curiosité. J'étais fasciné par cet endroit, aussi énigmatique que l'histoire du Mary Celeste. Il y avait 25 usines ou quelque chose comme ça. Les gens avaient laissé des tasses de thé à moitié remplies et de nombreux autres objets. Les détails de ce genre me fascinent. Je ne sais pas si on peut trouver une signification psychologique à cela. C'est plus émotionnel qu'esthétique, mais j'ai apparemment la capacité de transmettre ces émotions à travers la photo.

Publicité

Je voulais également vous parler du projet Concorde. Vous vous y êtes intéressé juste avant son retrait du service, en 2003.
Ce n'était pas mon meilleur projet. Le livre était un peu superficiel. Un de mes anciens assistants est devenu pilote de ligne et il pouvait obtenir des billets bon marché pour des vols à bord d'un Concorde. J'ai pris deux tickets pour ma femme et mon plus jeune fils et je les ai envoyés à New York à bord du Concorde. Mon autre fils et moi sommes allés au bout de la piste à Heathrow pour le voir décoller. C'était une véritable fusée. Je me rappelle avoir été terrifié. C'était incroyable de le voir décoller, mais surtout, j'ai vu les autres gens qui étaient venus l'observer. Je me suis dit que c'était un beau projet. C'était avant que le Concorde soit interdit au service. En gros, ce livre traite de l'obsession ; après tout, observer les avions, c'est une pratique obsessionnelle.

Cumbrie, Angleterre, 2001. Le matelas désinfecté étalé sur la route vise à stopper la propagation de la fièvre aphteuse à la ferme située plus loin. Photo extraite de la série Point of Interest.

J'imagine que ce projet a également été associé au thème de l'abandon et de la démolition. On pourrait dire que vos projets sont souvent liés par une certaine émotion commune. Considérez-vous que vous travaillez sur des thèmes ? Avez-vous un intérêt particulier pour le déclin de l'industrie et des bâtiments, ou est-ce accidentel ?
Je pense que ce qui fait le lien entre mes travaux, c'est ma façon de voir les choses. Je vois mon travail comme un long trajet en voiture ; quand on ferme les yeux le soir, après le trajet, des petites images reviennent en tête de façon aléatoire – des choses que l'on n'a pas forcément remarqué au moment où on les avait sous les yeux. J'essaye d'identifier ces détails et de les photographier. J'essaye de trouver des endroits que les gens ont tendance à ignorer, je veux leur donner un sens. Je travaille bien mieux, je pense, quand il ne se passe pas grand-chose. Je suis davantage satisfait quand je photographie un lieu dépeuplé. C'est un défi qui m'intéresse.

Publicité

J'aimerais vous parler pour finir de vos travaux récents. Vous faites beaucoup de portraits. Quelle place ont-ils parmi tout cela ?
Les portraits sont plus un « job » pour moi, mais ça ne veut pas dire qu'ils ne me fascinent pas. J'ai photographié le vice-premier ministre l'autre jour, nous nous sommes bien entendus. C'est un gars très sympa – presque trop sympa, vraiment. Pendant une séance photo, j'ai photographié une seule fois ses jambes – il portait un chino et des chaussures en daim. Ça m'a paru bien plus intéressant que les photos de son visage. Je ne différencie pas particulièrement mon job de mes travaux personnels. C'est une opportunité pour moi de prendre des photos et de voir des choses intéressantes. Il faut être curieux vis-à-vis de chacune des photographies que l'on prend.

Cliquez ci-dessous pour découvrir plus de photos de Peter Marlow.

Photo tirée du livre Liverpool : Looking Out to Sea (1993)

Genève, Suisse, 1985. Le sommet entre Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis, et Mikhaïl Gorbatchev, alors secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique. Les deux leaders écoutent leurs interprètes au cours d'une conférence de presse.

Haïti, 1975

Longbridge, Birmingham, Angleterre, 2005. L'usine MG-Rover et ses bureaux abandonnés avant la mise sous séquestre de l'entreprise le 7 avril 2005. Des coupures de journaux relatent les récents évènements.

Longbridge, Birmingham, Angleterre, 2005. L'usine MG-Rover et ses bureaux abandonnés avant la mise sous séquestre de l'entreprise le 7 avril 2005.

Publicité

Longbridge, Birmingham, Angleterre, 2005. La démolition de l'usine MG-Rover.

Photo tirée du livre Liverpool : Looking Out to Sea (1993)

Londres, Angleterre, 2002. Un bureau vide de Gee Street. Photo extraite de la série Point of Interest.

Dungeness, Kent, Angleterre, 2006. Photo extraite de la série Point of Interest.

Londres, 1978. Une manifestation du Front national britannique.