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Les Canadiens ont le droit de travailler dans l’industrie du sexe, mais pas les migrants

Selon un groupe de soutien aux travailleuses du sexe, les lois canadiennes sur l'immigration compromettent la sécurité des femmes migrantes
Photo : Flickr / jennifer_durban

Lorsque Liu* a quitté l'Asie orientale pour étudier l'ingénierie dans une université de l'Ontario, sa famille en difficulté n'avait plus les moyens de payer ses frais de scolarité. Pour arriver, elle s'est trouvé un emploi dans un salon de massage érotique qui lui offrait la souplesse d'horaire dont elle avait besoin pour étudier et le revenu nécessaire pour payer ses frais de scolarité.

En 2015, des policiers à la recherche de victimes de trafic de personnes ont fait une descente dans son lieu de travail. Ils l'ont avertie que son emploi allait à l'encontre des conditions de son visa et que si elle continuait d'y travailler, elle pourrait être arrêtée et expulsée du pays.

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Terrifiée, Liu quitte le salon et se lance seule, rencontrant des clients dans des chambres louées. Cet emploi la protège en quelque sorte de la police, mais la force également à offrir des services sexuels avec lesquels elle n'est pas tout à fait à l'aise dans un environnement qu'elle trouve moins sécuritaire. Si quelque chose devait tourner mal, elle n'aurait personne à appeler en secours.

Le groupe de pression Butterfly, qui fournit un soutien et des informations aux travailleuses du sexe migrantes à travers le pays, a recensé des douzaines d'histoires semblables à celle de Liu. Les sondages, recherches et témoignages recueillis par l'organisation peignent le portrait d'une population traumatisée par une menace continuelle d'expulsion.

C'est que les lois canadiennes sur l'immigration précisent que le travail du sexe, quoique légal pour les Canadiens, est interdit à tout immigrant venant au Canada pour y vivre, travailler, ou étudier. En fait, il s'agit du seul domaine légal dans lequel les migrants ne peuvent travailler. Et cette interdiction, d'après Butterfly, met les femmes en danger.

« Presque aucune femme n'appelle la police, parce qu'elles savent que ce faisant, elles vont avoir plus de problèmes » a dit Elene Lam, présidente de Butterfly, à VICE. Elle ajoute que dans les trois dernières années, son organisation a recensé au moins cinq meurtres impliquant des travailleuses du sexe migrantes.

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« Depuis le 13 décembre dernier, 13 femmes ont été arrêtées et expulsées », a-t-elle ajouté.

Elene Lam, présidente de Butterfly. Photo : Matt Joycey

Mais Lam nous a expliqué que les statistiques relatives aux travailleuses du sexe migrantes sont d'autant plus difficiles à établir qu'à obtenir. « Il y a beaucoup de groupes qui se battent pour les droits des travailleuses du sexe, mais dans le cas des travailleuses du sexe migrantes, il est plus difficile de les intégrer au mouvement étant donné des questions de langue ou de leur statut d'immigrante. »

L'Agence des services frontaliers du Canada a dit à VICE qu'elle ne recueillait pas de données sur les expulsions liées au travail du sexe. « Une personne qui travaille illégalement, que ça soit le travail du sexe ou autre chose, enfreint les lois sur l'immigration », un porte-parole de l'ASFC nous a-t-il dit. « Et ces cas sont classés comme du travail illégal, pas spécifiquement du travail du sexe. »

Au niveau de la police, Lam dit que les chiffres pertinents sont pratiquement inexistants.

Les travailleuses du sexe migrantes tombent sous différentes catégories : certaines d'entre elles ont fait une demande de citoyenneté ou de résidence permanente; d'autres ont des visas de travail, d'étudiante ou de touriste; d'autres sont des réfugiées; et d'autres encore sont sans documents. Elles sont néanmoins toutes coincées dans une situation inextricable : si elles sont agressées ou se font voler dans le cadre de leur travail et qu'elles le rapportent à la police, elles risquent l'expulsion. Si elles choisissent d'éviter la police, elles peuvent se retrouver dans des situations dangereuses et parfois même mortelles.

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Immigration et citoyenneté Canada interdit explicitement aux travailleurs migrants de travailler dans des bars de danseuses, des salons de massage ou pour des agences d'escortes, une limitation que le ministère définit comme faisant partie de « conditions générales s'appliquant à tous les titulaires d'un permis de travail ». Le gouvernement affirme que son objectif est de limiter le risque d'exploitation sexuelle.

« Souvent, des individus vulnérables dans ces professions se trouvent piégés et menacés, et ils peuvent ne pas avoir connaissance de l'aide qui est à leur portée », nous a dit un porte-parole d'ICC. « Ça n'aurait aucun sens pour le gouvernement du Canada d'autoriser en toute connaissance de cause des individus vulnérables à se retrouver dans des situations d'abus potentielles. »

Outre l'obligation de quitter le Canada à l'échéance du visa, l'interdiction du travail du sexe est la seule condition obligatoire qui est automatiquement comprise dans tous les permis de travail.

Lam nous a expliqué que le pouvoir accru accordé par le controversé projet de loi des conservateurs sur le travail du sexe ajoute une couche de complexité. Promulgué en novembre 2014 par le gouvernement Harper, le projet de loi C-36 criminalise pratiquement tous les aspects du travail du sexe, sauf l'acte lui-même. Visant les clients et les proxénètes, la loi pénalise l'achat de sexe, la publicisation de services sexuels, et le profit engendré par le biais des interactions sexuelles d'une autre personne. Bien que la loi ait été présentée comme un moyen de protéger les travailleuses du sexe, elle a été fortement critiquée pour avoir davantage stigmatisé l'industrie du sexe et pour avoir poussé les travailleuses dans une clandestinité encore plus grande. La réglementation a découragé les femmes de travailler en groupe ou de recruter des agents de sécurité, et la criminalisation des clients implique que les travailleuses sont d'autant plus à risque de rencontrer ces derniers dans des endroits éloignés, loin de tout aide ou soutien potentiels.

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L'impact de la loi sur l'industrie se mesure difficilement, puisque l'application de la loi C-36 se fait à la discrétion des services de police individuels et varie d'une communauté à l'autre. Selon les données récemment compilées par La Presse, le nombre d'arrestations de clients a en fait été relativement bas au Québec. La loi aurait également limité l'attention des policiers aux salons de massage en mettant l'accent sur la vente publique de services sexuels et l'arrestation de clients.

Mais Lam nous a expliqué que les reportages et les témoignages qu'elle a amassés montrent que la police utilise les mesures de lutte contre la traite de personnes comprises dans la loi pour viser plus particulièrement les travailleuses du sexe asiatiques, une pratique qui a entraîné une augmentation des expulsions.

Dans un cas en particulier, Lam dit que « les policiers ont explicitement dit qu'ils allaient sur Internet et essayaient de trouver des Asiatiques parce qu'elles sont, d'après eux, vulnérables au trafic de personnes », une pratique qu'elle qualifie de profilage ethnique.

« Puisque les travailleuses du sexe, en particulier les Asiatiques, sont plutôt discrètes, la police profite de cette voix silencieuse », a-t-elle dit, expliquant qu'il est ainsi plus facile de coller à ces travailleuses une étiquette de victime de la traite de personnes. « Mais ce qui arrive en réalité, c'est que la police arrive et demande aux femmes si elles sont sous le contrôle de quelqu'un, ou si elles ont un patron. » Lorsque les femmes répondent par la négative, dit-elle, la police leur demande à voir leurs documents de citoyenneté.

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Si elles sont incapables de produire ces documents, Lam dit que les femmes sont arrêtées puis expulsées — laissant derrière elles leurs biens, leurs amis et parfois toute leur famille — et sont souvent forcées de retourner à une vie qu'elles avaient fui. « Elles ont fui pour certaines raisons, et on les force à retourner dans des situations horribles sans aucune préparation. »

Ce qui est encore pire, selon Lam, c'est que plusieurs femmes ont relaté des histoires d'abus de pouvoir de la part de policiers.

« Ils entrent, ils montrent qu'ils sont policiers et ils demandent à obtenir des services sexuels gratuitement », a-t-elle dit. « C'est comme un couteau à la gorge de ces femmes-là. Lorsque la police débarque, elles sentent qu'elles doivent [coopérer] et suivre les instructions. »

En juillet dernier, le policier du SPVM Faycal Djelidi, qui travaillait dans l'escouade de la moralité, a été arrêté et accusé d'avoir obtenu des services sexuels de la part de travailleuses du sexe (entre autres choses). On ne sait pas si les femmes étaient des migrantes, et la cause contre Djelidi n'a pas été prouvée en cour.

Lam espère que Butterfly pourra donner une plus grande visibilité à ces histoires et aider la société à comprendre pourquoi les migrantes choisissent parfois le travail du sexe.

« Pour beaucoup d'Asiatiques, le travail du sexe est une solution de rechange, c'est comme ça qu'elles survivent », a-t-elle dit. « Lorsqu'elles s'installent au Canada, [les migrantes] font souvent face à beaucoup de défis, surtout les personnes trans, qui subissent beaucoup de discrimination et qui, de fait, ont parfois recours au travail du sexe pour résister à l'oppression de leur famille ou du racisme », a dit Lam.

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Beaucoup d'emplois qui s'offrent à ces hommes et femmes sont des emplois au salaire minimum avec des horaires exténuants, a-t-elle expliqué, et « à travers le travail du sexe, ils sentent qu'ils ont plus d'autonomie, qu'ils peuvent organiser leur horaire, qu'ils peuvent s'occuper de leurs enfants et disposer d'un meilleur salaire pour poursuivre leurs études ».

« C'est une réalité qui mérite d'être reconnue. »

Remarque : l'utilisation du féminin dans ce texte a été choisie à des fins de lisibilité et inclut le masculin.

* Nom fictif employé pour protéger l'identité de la personne.

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