Espion un jour, gangster le lendemain : la double vie de mon paternel

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Espion un jour, gangster le lendemain : la double vie de mon paternel

Parrain à l'ancienne, mon père a passé deux décennies à me mentir sur sa véritable occupation.

Wulan Mayastika. Les photos sont de Dea Karina

Wulan Mayastika n'a jamais vraiment su que son père bossait dans la mafia. Non, en fait, elle l'a déduit peu à peu, en captant que certaines choses ne tournaient pas rond dans sa famille. Tout d'abord, il y avait le surnom que les habitants de son quartier donnaient à son paternel. « Gun Jack », disaient-ils avec un soupçon non dissimulé de crainte. Ensuite, il y avait son job. Gunardi – c'est son vrai prénom – tenait un stand de bouffe assez simple tout en traînant dans une bagnole luxueuse remplie de flingues.

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« En fait, j'ai compris que quelque chose n'allait pas quand j'ai vu que mon père menait une vie parallèle, me confie Wulan. Il bossait la nuit et dormait la journée. Quand j'étais à l'école primaire, les amis de mon père étaient très flippants. Ils étaient immenses et avaient toujours une arme sur eux. Malgré tout, ils étaient adorables avec moi. »

Wulan de poursuivre : « Un matin, alors que ma mère me conduisait à l'école, j'ai aperçu des sabres dans la voiture pendant que je refaisais mes lacets. J'ai demandé à ma mère à qui ils appartenaient et elle m'a tout simplement répondu qu'il s'agissait des sabres de mon père. »

La jeune femme a grandi à Badran – un quartier difficile de la ville de Yogyakarta en Indonésie, célèbre pour l'omniprésence du crime organisé. « Quand tu viens de Badran, tu n'as pas le choix : tu es un criminel, un accro aux jeux, un alcoolique, un trans ou tout simplement un mec timbré », m'explique-t-elle.

Dans un environnement très concurrentiel, Gun Jack a rapidement grimpé les échelons. Il était ce que l'on appelle en Indonésie un preman, un terme dérivé de l'anglais « free man », qui évoque ces gangsters contrôlant l'économie parallèle sur l'archipel. Gun Jack veillait à collecter l'ensemble des gains des différents tripots du quartier, avant de remettre cette somme à des hommes très puissants, qui ne se mouillent jamais.

À Yogyakarta, Gun Jack était connu pour sa gentillesse et son ouverture d'esprit. Il n'avait pas hésité à adopter un gamin de 13 ans après la mort du père de ce dernier. Cet ado, prénommé Mas Doni, est devenu un robuste gaillard de 36 ans, qui s'inscrit dans la lignée de son père adoptif. « Mon père ne m'a jamais jugé, il m'a toujours dit d'être en accord avec moi-même », m'a confié le trentenaire lorsque je l'ai rencontré. « C'est pour ça que j'ai consacré ma vie à défendre son œuvre : pour le remercier de sa générosité. »

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Gun Jack, dans sa jeunesse

Pour Wulan, grandir à Badran au milieu d'une troupe de mafieux s'est révélé enrichissant mais aussi très frustrant. Son père, malgré sa gentillesse, était sujet à de violentes crises de colère. Avant la naissance de sa fille, il avait fait un crochet par la case prison après avoir buté un type lors d'une rixe dans un bar.

« Mon père ne respectait aucune règle, à part les siennes, m'explique Wulan. Je me souviens d'une fois où il m'avait amenée à Malioboro (une rue commerçante célèbre de Yogyakarta, ndlr). Alors qu'il se garait dans un parking sur une place handicapée, le responsable s'est avancé pour lui dire de changer d'emplacement. Mon père a pris son téléphone, a appelé ses amis. Ces derniers ont débarqué et ont cassé la gueule du mec. J'étais révulsée et ai décidé de rentrer chez moi à pied. Mon père me suivait et s'excusait sans arrêt. Je lui ai dit que je ne voulais plus jamais être en sa compagnie hors de notre maison. »

Une autre fois, alors qu'elle avait été rappelée à l'ordre par un adulte bossant dans la cantine de son école, son père lui avait proposé de lui « donner une bonne leçon ». Wulan a même été témoin des rivalités entre mafieux lorsqu'un gang rival a fait exploser le restaurant de son père. « Ça m'a traumatisée, c'est même paru dans les journaux », se souvient-elle.

Après, il y avait également certains avantages. Des étrangers offraient des cadeaux à Wulan dans la rue. Les restaurateurs lui offraient systématiquement le repas. Les policiers locaux ne manquaient pas de l'assister lorsqu'elle en avait besoin. Quand son père passait la récupérer à l'école, tous les gamins criaient : « Gun Jack ! Gun Jack ! »

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« Tout le monde connaissait mon père », soupire-t-elle.

Gun Jack, sur la gauche

Ce n'est que lorsqu'elle a atteint la majorité que son père lui a révélé la vérité. « Mon père pensait que j'avais honte de lui, dit la jeune femme. Un jour, il s'est assis et m'a montré un badge, qui prouvait qu'il appartenait aux services secrets indonésiens. Il a fait ça pour que je sois fière de lui. À partir de ce moment-là, on est devenus très proches. »

La jeune femme n'avait pas manqué de s'interroger quant aux départs répétés de son père. « Je ne savais pas pourquoi il s'absentait aussi souvent. Il me disait parfois qu'il allait à l'étranger. Ça correspondait souvent à des périodes troublées dans le pays, comme lors des attentats de 2002 à Bali. J'imagine que ça avait un lien. »

Aujourd'hui, Wulan est âgée de 22 ans. Elle vit toujours à Badran et a étudié la psychologie à l'université Gadjah Mada. Elle est actuellement à la recherche d'un job dans le domaine.

Le quartier de Badran

Son père, lui, est mort en 2011 des suites d'un lymphome. Depuis cette date, Wulan considère que son quartier n'est plus le même. Une nouvelle génération de mafieux a pris le contrôle de la ville. Des types assez jeunes qui n'hésitent pas à menacer les artistes et les activistes politiques. On est donc à mille lieues de Gun Jack, qui n'hésitait pas à prendre sous son aile des transsexuels afin de les sortir de la rue.

« J'aimerais que les médias évoquent également les bons côtés de mon père, qui remplissait un rôle de moteur au sein de la communauté, me dit Wulan. C'était notamment le cas pour les gens qui vivent dans la rue. La vie est chaotique et les gens ont souvent besoin d'une figure paternelle, d'un type rassurant, d'un mec capable de leur enseigner des règles, des codes. »

De son côté, Mas Doni défend avec vigueur l'héritage de son père adoptif. Pour lui, il s'agit avant tout d'un homme bon, qui passait son temps à offrir de la nourriture à des veuves et à financer la construction de mosquées dans le quartier. « Il était très généreux, affirme-t-il. Il s'entendait avec tout le monde – les prostituées, les chauffeurs de taxi, les vendeurs de rue, les alcooliques. Il prenait soin des plus faibles, des marginaux. Quand mon père était encore en vie, tout le monde respectait Badran. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. »