FYI.

This story is over 5 years old.

LE NUMÉRO FICTION 2009

Comment ne pas fondre en larmes chez le coiffeur

Qui ne va pas chez le coiffeur ? Les bébés et les personnes chauves.

 C’est le Bukowski français. » Mon patron-ici est gentil mais ne sait pas ce qu’il dit. D’abord, Philippe (prix de Flore en 1997 pour Le Chameau sauvage) ne boit pas (principalement) du rouge ou du whisky mais des demis et souvent avec ses amis (d’ailleurs sur Facebook, il en a 568, des amis). Il n’a aucune passion tragique pour les femmes laides et/ou alcooliques (son épouse est ravissante), ne travaille pas à La Poste et n’écrit pas de poésie (mais la nuit). Mon patron-ici ne voit pas que ce qui rapproche le plus Jaenada de Bukowski, c’est John Fante (influence majeure du second), période Mon Chien stupide. Mais mon patron-ici peut encore changer d’avis puisque Plage de Manaccora, 16h30 sort ce mois-ci chez Grasset. Qui ne va pas chez le coiffeur ? Les bébés et les personnes chauves. Les premiers ne savent pas lire, ce guide ne peut donc pas les concerner, de toute façon ; les secondes ont assez de problèmes comme ça, elles liront ce qui suit avec le sourire bonhomme de ceux qui sont pour une fois du bon côté de la médaille, c’est distrayant. Les autres, tous les autres, sont obligés d’aller se faire couper les cheveux de temps en temps par quelqu’un qu’ils connaissent mal – sauf ceux dont la fiancée, le mari, la mère ou la voisine jouent des ciseaux et du rasoir, ce qu’on ne peut souhaiter à personne. Une fois par mois, tous les deux ou trois mois pour les plus lents à la repousse, nous devons entrer le plus naturellement possible dans une pièce qui sent bizarre, nous glisser parmi d’autres êtres humains mal à l’aise et mettre en jeu la partie supérieure de notre tête. Même pour les plus endurcis d’entre nous (ceux qui disent, un peu trop vite, avec un peu trop d’assurance, qu’ils se foutent complètement de leur coiffure et que ce ne sera ni la première ni la dernière fois qu’on leur tripotera le crâne – nous avons tous un jour croisé l’un de ces fanfarons), cette mise en danger intime constitue une sérieuse épreuve pour l’amour-propre et la tension nerveuse. Mais, en suivant les quelques conseils qui (eux-mêmes) vont suivre (tout le monde s’éclate, à la queue leu leu), on pourra ressortir fier et l’âme indemne de ces antichambres de la honte, où l’humiliation nous guette dans chaque miroir – et il y en a partout. Tout commence, comme souvent, quand on entre. Il est indispensable d’avoir pris rendez-vous quelques jours plus tôt, non pas pour être sûr de ne pas se faire refouler (car un « Je suis désolé, je n’ai pas une minute cet après-midi » suscite au contraire un profond sentiment de soulagement : « Tant pis, j’aurais essayé, je vais devoir occuper l’heure qui vient à boire quelques bières, je retenterai ma chance demain, ou lundi »), mais parce que cette précaution de planning nous permet, tandis que la porte se referme lentement dans notre dos, d’entrer ainsi en matière : « Bonjour, j’avais rendez-vous à 16h30. » C’est un premier pas simple et efficace qui, sans nous mettre en position de force (beaucoup de gens ont rendez-vous chez le coiffeur, on ne peut en tirer qu’une gloire très furtive), laisse tout de même intact notre capital confiance, dont on ne soulignera jamais assez l’importance en toutes circonstances (l’émiettement du capital confiance est une des premières causes de déroute). L’irréfléchi qui n’aura pas pris la peine de prévoir sa venue se verra contraint de se fragiliser d’emblée avec un désastreux : « Bonjour, vous pouvez me couper les cheveux ? » ou quelque chose s’en rapprochant, il n’y a pas quinze manières de demander s’il est possible de se faire couper les cheveux (et il ne peut pas se contenter d’un « Bonjour, on peut y aller ? », certes plus tonique mais ridicule et peu clair). Dix secondes après son arrivée, il est déjà à genoux. D’abord parce que la question est idiote, on n’entre pas chez un coiffeur pour se faire couper les ongles (qui songerait, dans une boucherie, à demander timidement si on peut lui vendre de la viande ?), on se sent donc forcément un peu tarte, ensuite parce qu’il y a dans cette humble requête un indiscutable filigrane de soumission, impossible à masquer quel que soit le ton : dans « Vous pouvez me couper les cheveux ? », on ne peut s’empêcher d’entendre : « Rabaissez-moi ou vous pouvez me gifler ? » Tarte et dominé avant même que le coiffeur n’ait ébauché un haussement de sourcil, il faudra être très fort pour tenir le coup ensuite. Mais c’est encore possible. La deuxième étape est celle de l’attente. (On a, bien entendu, pu choisir un salon dans lequel on nous prendra tout de suite car les clients sont rares, mais on s’en mordra les doigts à la sortie.) Contrairement à ce que pourrait penser le hâtif, qui ne se foule pas lorsqu’il s’agit d’analyser la situation et ne voit là qu’une chaise mauve et un Paris Match, c’est une phase primordiale. C’est en effet la dernière occasion que nous aurons de fourbir nos armes et de bosser le rapport de forces (quand on viendra nous serrer le cou dans un poncho de nylon, il sera trop tard). Deux règles simples sont à respecter ici, qui découlent directement d’une observation élémentaire de l’opposition. Opposition qui se divise en deux catégories (qui englobent la totalité des personnes présentes, puisque chacun sait qu’on n’a pas d’ami chez le coiffeur) : les client(e)s déjà en main, qui composent ce qu’on peut appeler l’opposition passive (ils ne pourront rien tenter de physique contre nous, c’est une certitude, mais afin de nous rabaisser et de s’élever ainsi dans la hiérarchie de la décontraction [c’est le but du jeu, dans toute aventure humaine], ils s’efforceront de nous faire sentir, par le langage du corps, qu’ils sont ici comme chez eux, qu’ils connaissent bien l’endroit, le personnel, et qu’une coupe ou une couleur ne leur fait pas peur – ben voyons) ; et bien sûr, l’opposition active, redoutable et parfaitement organisée, formée par l’équipe d’intervention capillaire (eux, non seulement ils sont ici chez eux pour de bon, mais surtout, ils ont de véritables armes entre les mains, c’est l’ennemi par excellence). Les deux règles à respecter sur la chaise mauve nous aideront à préparer le terrain et prendre position face aux adversaires des deux catégories. La première sert à refroidir l’opposition active. Il ne faut pas se leurrer, le défi, la provocation, l’affrontement ne sont pas envisageables : on connaît la susceptibilité des coiffeurs, ce serait le meilleur moyen de se retrouver une demi-heure plus tard avec un trou dans la tête. Un brin de logique tactique suffit à comprendre que l’attitude à adopter ne peut être que passive – quand la poule est dos au mur et qu’un bélier lui fonce dessus, elle a tout intérêt, plutôt que de se ruer sur lui (on imagine le sort de la malheureuse), à se contenter d’un petit pas de côté. Et passivement, tout ce que l’on peut faire ici, c’est avoir l’air détendu. Un coiffeur, qui n’est pas toujours au sommet de la pyramide sociale et connaît bien souvent des soirées difficiles, seul devant la télé (un nombre infime de coiffeurs sont en couple, ce que personne n’explique mais que n’importe qui peut constater, en demandant [c’est risqué, toutefois]), se fera un malin plaisir de se venger sur un client qu’il devine faible, mais n’étant pas un monstre, il ne faut rien exagérer, ne s’acharnera jamais à démolir une personne tranquille et bien dans sa peau – dont le conjoint est sans doute à tomber à la renverse et qui passe ses nuits à sourire dans des bars pourpres et ouatés (ça impressionne, déstabilise et désarme). Il convient donc d’avoir l’air bien dans sa peau. Ce n’est pas une mince affaire, mais le travail est facilité par les fréquents coups d’œil que nous jette l’homme aux ciseaux (il est étonnant de remarquer que les coiffeurs en action jettent toujours de fréquents coups d’œil à leur futur client sur la chaise mauve, comme s’ils le jaugeaient, ou craignaient qu’il ne se soit échappé). On se sait observé, il ne nous reste (en évitant de croiser son regard, cela va sans dire, nous n’avons rien à y gagner) qu’à concentrer nos efforts sur deux points : une position confortable et insouciante (tous les muscles relâchés, les jambes mollement croisées, les bras souples – il suffit pour y arriver de se représenter mentalement en odalisque nue sur un récamier, ce n’est pas sorcier), car celui ou celle qui se tiendrait les genoux serrés l’un contre l’autre, les mains posées dessus, le buste raide et le cou tendu serait foutu d’avance ; et la lecture (on aura pris soin de choisir un journal qui nous correspond à peu près [le routier évitera Marie Claire et la ballerine Onze Mondial, ils seraient démasqués sur le champ], et on se plongera tout entier dans le premier article venu, passionné, quel qu’il soit). En voyant, dans un tel environnement, un homme ou une femme si indolemment désinvolte, qui n’a d’yeux que pour la recette du lapin à la moutarde, qui penserait une seconde qu’il ou elle s’enlise, seul et désespéré, dans le malaise et la peur ? Le coiffeur, fataliste, se dit qu’il y en aura d’autres à broyer, tant pis. Pour contrer l’opposition passive, on l’aura deviné, il faut adopter une attitude… active, très bien. C’est-à-dire, tout simplement, lever de temps à autre les yeux de son lapin et dévisager fixement (quatre cuillères à soupe de moutarde, ils n’y vont pas de main morte…) l’homme qui se fait dégarnir le sommet du crâne en s’observant consterné dans le miroir, ou la pauvre femme qui poireaute avec des papillotes plein la tête. C’est la deuxième règle simple. (Nous sommes, à présent, le bélier impitoyable, et la poule est ligotée.) On peut se livrer à cette pratique cruelle à loisir, car il est étonnant de remarquer que, contrairement aux employés, les clients d’un salon de coiffure ne se regardent jamais entre eux. Jamais ! L’éventualité d’une joute oculaire (toujours angoissante) est donc à écarter, puisque nous avons fixé les premiers et que, même s’ils ne tournent pas les yeux d’un millimètre, ils perçoivent à coup sûr l’attention qu’on leur porte – tous les sens sont en alerte, dans ce genre d’endroit à haut risque. Examinés au moment précis où ils souhaiteraient ne pas l’être, ils ne savent plus où se mettre. Ils ne peuvent, d’ailleurs, se mettre nulle part. Nous nous sommes affirmés, nous avons conquis l’espace et mis toutes les chances de notre côté, nous pouvons retourner à notre lapin. Quand le grand brun mou se dirige vers nous en brandissant à bout de bras une blouse vert pistache, nous comprenons vite que la conquête de l’espace ne suffira pas. D’autant que le fourbe nonchalant tient absolument à nous enfiler lui-même l’odieux costume, non pas pour nous rendre service, on s’en doute, mais pour, littéralement, nous couvrir de ridicule : « Je t’enveloppe, je te déguise, maintenant tu es ma chose » et si nous tentons crânement de l’en empêcher, je suis assez grand pour m’habiller tout seul, nous nous emmêlons les pinceaux, nous ne trouvons pas les trous pour les bras, c’est la confusion, la débâcle dans le nylon devant tout le monde. Heureusement, la parade existe, enfantine, en deux temps. Il faut d’abord, tandis qu’il nous accoutre, toussoter. Car la personne qui toussote a, dans l’inconscient collectif, l’esprit ailleurs. Elle est dans son monde, elle pense, insensible à ce qui s’agite autour d’elle. Une proie toussoterait-elle dans les griffes de son prédateur ? Certainement pas. Puis, quand l’ennemi (très proche, nous sentons son haleine) aura refermé le scratch en serrant bien sur notre cou, nous articulerons clairement : « Merci. » D’une part pour prouver que nous ne sommes pas du tout étranglé, de l’autre pour retourner la situation avec brio : nous n’avons pas été piégé dans le vert pistache par un clown tout puissant, nous avons été utilement vêtu par un employé serviable. Dans ce « Merci » limpide et affectueux, il faut lui faire comprendre qu’il aura un bon pourboire. Vient ensuite le cauchemar du shampooing. Presque allongé, la tête renversée (la gorge formant avec le reste du corps un angle inhabituel), nous nous faisons palper le crâne par une inconnue – en général, une petite inconnue coiffée comme dans les années quatre-vingt, avec des mèches blondes. C’est très déroutant. Car dans la vie, qui nous palpe le crâne ? Qui ? On peut toujours chercher. À l’extrême limite, notre partenaire sexuel(le), si c’est une personne très expressive pendant le rapport, ou très portée sur l’occiput, mais c’est tout. Et là, tout à coup, cette fille surgie de nulle part malaxe à pleines mains ce que nous avons donc de plus intime, explore sans gêne nos reliefs subcapillaires quasi vierges, en ayant pris soin, pour couronner le tout, de nous tartiner la cafetière de mousse exagérément parfumée. Si l’on n’y prend pas garde, on se retrouve en position de faiblesse. Il faut réagir rapidement, en suivant la même ligne de conduite que lors de l’emblousage : c’est nous le chef. Dès le début, inévitablement, la profanatrice de caillou sacré va nous demander, d’une voix lasse et mécanique : « Ça va, la température ? » Quoi qu’on ressente réellement, même si c’est parfait, on sautera sur l’occasion : « Non, c’est un peu chaud, ou, mieux, non, c’est un peu froid. » (Ce second reproche [malheureusement pas toujours possible, il ne s’agirait pas de se faire carboniser le cuir chevelu] est préférable, car le premier laisse entendre que nous sommes sensible à la douleur, alors que celui-ci indique simplement que nous apprécions le confort, en seigneur.) Après cela, il est fort peu probable qu’elle cherche à engager la conversation pendant qu’elle effectue sa sinistre besogne (ce qui serait regrettable, car on ne sait pas quoi dire – de plus, parler à quelqu’un qui se trouve derrière nous [et nous palpe] nous donne l’impression funeste d’être au bord du gouffre) : son statut de simple shampouineuse la place ici au bas de l’échelle, celui de shampouineuse qui ne sait pas régler la température de l’eau (elle touche le fond) achèvera de lui ôter l’envie de s’exprimer. Elle se fera toute petite. Puis, quand elle nous aura fait disparaître sous une serviette et nerveusement frictionné, nous nous lèverons avec le « Merci » détaché de rigueur, mais sans tourner les yeux vers elle, à aucun moment. C’est injuste et blessant, mais nous ne sommes pas là pour faire du sentiment, nous sommes là pour nous en sortir. Or, un rude combat s’annonce avant la porte. On nous a conduit au supplice. Assis bien droit en blouse pistache, les cheveux plaqués sur la boîte crânienne, l’air bêtement concentré, nous nous regardons dans la glace. Derrière nous, à gauche, à droite, il est partout à la fois, le coiffeur redouté a entamé son travail de corrosion de l’orgueil, implacable. Il va maintenant falloir aller puiser dans nos plus profondes ressources pour ne pas fondre en larmes. Et c’est là qu’intervient le génie humain. Ce qui fait que l’homme a mieux évolué que le tapir ou la mouche : il réfléchit et s’adapte. En l’occurrence, il comprend qu’il ne peut pas lutter contre le coiffeur (qui a tous les atouts, sans exception, de son côté) et décide donc, astucieux, de ne pas lutter contre le coiffeur. Il n’aurait pas plus de chances de marquer des points que le condamné sur le billot qui tenterait d’affronter le bourreau s’apprêtant à lui couper la tête. Mais une fois cette excellente résolution adoptée, une question se pose : on ne lutte pas, d’accord, mais alors on fait quoi ? Car il faut faire quelque chose, sinon c’est l’effondrement, la tête coupée. Il est impératif de ne pas regarder ici et là à la diable (grâce au grand miroir, on peut voir quasiment tout le salon) : un rien suffirait à nous abattre, or nous sommes au cœur d’un guêpier où le mauvais coup peut venir de n’importe où. Un homme que le sort partial a frappé d’une calvitie naissante, par exemple, peut tomber sans s’y attendre, dans l’un des nombreux miroirs qui se trouvent derrière lui, sur ce début de tonsure qu’il passe sa vie à essayer d’oublier. Peut-être même en quatre ou cinq exemplaires. (Sans commentaire.) Mais surtout, l’inconscient à l’œil baladeur prend le risque de croiser le regard d’un autre client, ou pire, de cette fille qui vient d’entrer, s’est installée sur la chaise mauve et entame, parce qu’elle connaît la vie, le processus de domination. On connaît la manœuvre, mais on n’en est pas moins coincé. L’horreur. Il est également déconseillé de se dévisager. Car une foule d’interrogations se pressent alors dans notre esprit déséquilibré (qu’est-ce que c’est que ce nez ? C’est cher, une chirurgie des paupières ? J’ai un double menton, moi, maintenant ?) et nous donnent l’air soucieux et affligé d’un grand dépressif à deux doigts de tout laisser tomber. Le coiffeur inhumain ne manquera pas de s’en servir pour placer une banderille d’une voix forte : « Faut pas faire cette tête, on va pas vous manger ! » Gloussements alentour. Il est hors de question de fermer les yeux, évidemment. (Vas-y bourreau, fais ton devoir, envoie la hache, ce sera pas une grosse perte.) Mais alors ? Eh bien alors, abracadabra, il faut se fixer intensément les prunelles. Très intensément (il faut en choisir une, en fait, sinon on devient fou et on a mal à la tête). L’effet est presque immédiat : on ne voit plus rien du reste, nez, menton, ni même paupières (et pour se trouver les prunelles moches, il faut vraiment chercher la petite bête plus bas que terre), et mieux, on perçoit quelque chose de réellement extraordinaire. Les premiers instants sont étranges, tendus, mais après quinze secondes à peine, la magie opère : on se retrouve face à son âme. On la voit comme on verrait un pot de fleurs ou un œuf dur. Or qui que nous soyons, notre âme est belle – plus encore qu’un œuf dur. Peut-être pas notre esprit, notre conscience, mais notre âme, cette petite vapeur dense, si. Elle est belle et rien ne peut l’atteindre. Surtout pas le coiffeur. On ne peut pas couper les cheveux à une âme, impossible. Notre unique objectif, à présent, est de rester focalisé là-dessus. Ce n’est pas évident, de petites douleurs oculaires peuvent survenir, des pensées de mort flotter furtivement dans le fond de la rétine (mais même si la mort est la pire des choses, on remarquera que, seul face à son âme, on s’en fout un peu), des sollicitations extérieures nous déranger, on devine sur le côté de notre champ de vision un passant qui ralentit devant la vitrine (pour le sport, on prendra alors la peine de sourire légèrement à notre reflet, lointain, en complicité avec notre âme, et dix mètres plus loin sur le trottoir, quand il passera devant la boucherie, il sera encore en train de se dire : « Qu’est-ce que je donnerais pour être aussi à l’aise chez le coiffeur… »), la voix étrangère de celui qui coupe les trucs qui sortent de notre tête nous parviendra peut-être (il parlera de ses vacances en Grèce, de l’orage de ce matin, de l’attentat à Bangkok, de la nouvelle boîte à République, vraiment sympa, vous connaissez ?), on lui répondra brièvement d’un ton aérien, ailleurs, poli et sans prise, de manière à l’empêcher de poursuivre (pour cela, voir notre guide Comment se défaire rapidement des boulets et crampons), et on résistera ainsi jusqu’au bout, grâce à notre âme. À l’heure du passage en caisse, nous laisserons un pourboire conséquent, qui parlera pour nous (rappelons que moins on parle dans un salon de coiffure, mieux c’est) : « J’aime passer d’agréables moments et repartir avec un look superbe, merci. » (Inutile de préciser que le résultat, en réalité, nous importe peu. La longueur et la disposition des cheveux sur la tête sont des paramètres bien triviaux en regard de la dignité et de l’estime de soi que nous avons su préserver en milieu si défavorable. Quoi qu’il y ait dessus, nous sortons la tête haute.) Alors, bien sûr, nous n’aurons pas à proprement parler vaincu le coiffeur. Mais était-ce vraiment nécessaire ? La vie en société ne se base pas exclusivement sur l’anéantissement de l’autre (à prendre avec des pincettes, cela dit). Nous sommes entrés sans honte, nous avons assis notre suprématie sur le salon, asservi la shampouineuse, ignoré le coiffeur et quitté les lieux avec panache. Sur le trottoir, nous respirons, triomphant. C’est prématuré. Nous oublions que la première personne de notre connaissance que nous croiserons dans le quartier (comme les six suivantes) minaudera : « Oh… Tu sors de chez le coiffeur ? » (Sous-entendu : « Il t’a pas loupé. ») Si l’on a pensé à s’y préparer, les dégâts seront minimes. Nous répondrons du tac au tac : « Oui, tu devrais penser à y aller… » Et durant les deux ou trois secondes de silence qui suivront, nous verrons, non sans un certain plaisir, certes peu charitable, le trouble et la peur s’épancher au fond de ses yeux. C’est la vie.