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Music

Mohini Geisweiller ne vit pas dans le même espace-temps que nous

Dépression, solitude et trips hallucinés hantent « Sideration », le deuxième album de la chanteuse rescapée de Sex in Dallas. Sidération sans accent, mais plutôt grave.

Ah, la malédiction des 27 ans. On ne va pas vous refaire la liste de tous les chevelus qui se sont pété les dents et ouvert les gencives sur ce cap fatidique. Tout ça pour atterrir sur la guest-list du fameux Club des 27 qui fait la bringue six pieds sous terre. D’autres l’ont survolé à la vitesse d’un un jet et donnent encore des concerts à plus du double de cet âge. Et puis, il y a Mohini Geisweiller, qui elle, ne se souvient pas de ses 27 ans. Une sorte de miraculée. Entre 2003 et 2005, elle participait à l’aventure trash Sex in Dallas, un trio électro (l’electroclash n’avait jamais aussi bien porté son nom) qui avait trimballé son maigre matos dans la bonne ville de Berlin, alors capitale d’un peu tout ce qui commençait sur une prise de courant et finissait dans les égouts. De ces nuits blanches, elle n’en garde que des flashs. Mohini navigue désormais totalement en solitaire, barrant son ordinateur dans les lieux les plus déserts pour y graver ses comptines blafardes et endolories. Plus question désormais de clubber, ses chansons au ralenti contiennent des visions qui se télescopent, sortes de shoots qui projettent sur un même écran souvenirs d’enfance et diaporamas créés sous psychotropes. À son premier album de 2001, Event Horizon, elle donne aujourd'hui, cinq ans plus tard, une suite aussi concise que contemplative. Ça s’appelle Sideration, 10 titres, pas un de plus, merci et à la prochaine.

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C’est dans le 19e arrondissement de Paris que Mohini voit le jour en 77, année du punk. Elle est encore enfant quand ses parents décident pourtant de prolonger le rêve hippie des sixties et l’embarquent vivre dans des communautés avec son jumeau et leur frère aîné dans les années 90. Le Larzac, Besançon… Tout appartient alors au groupe et la notion de possession se voit bannie. «

Mes parents nous faisaient brûler tout ce qu’on avait la possibilité de garder

». Aujourd’hui, Mohini en garde encore un refus de s’attacher à tout bien matériel. Mais certaines de ces communautés cachent des sectes dont le gourou échange avec le cosmos par devant mais détourne l’argent et se réserve l’accès à la piscine par derrière. Bon esprit.Première fuite. Avec sa mère et ses frères, elle atterrit dans un petit village de l’Est de la France. Elle file aussitôt en internat en banlieue parisienne pour des études de dessin. Le bac en poche, elle devient prof de dessin et ne tient que six mois, ne résistant pas à l’appel de Sex in Dallas après avoir rencontré Jean-Marc Soulat dans une fête. Trio avec Adrien Walter, le groupe devient sa nouvelle famille, un espace d’amitié fusionnelle où tout sera encore mis au service de la communauté. Et là, les souvenirs deviennent embués. Mohini se souvient d’avoir tenté l’aventure à Londres d’où les trois reviendront les finances totalement à sec. Ils optent alors pour Berlin, ville à l’immobilier aussi accessible que les drogues et l’électronique en plein boom boom. Elle se souvient de cette première fois où elle prend l’avion, où les garçons lui font croire que tous les passagers vont vomir et qu’elle doit s’y préparer avec son sac en papier. Elle en profite pour leur avouer qu'elle ne sait pas chanter. Après avoir tenté de se ratrapper en composant des instrus, elle finira par se lancer dans ses premiers textes.

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Si Mohini ne garde que peu de souvenirs de sa période berlinoise, c’est que sa trilogie à elle se résume à défonce, fête et alcool. Elle se réveille parfois sans savoir où elle habite ni ce qui a pu se passer. « Everybody Deserves To Be Fucked » chante Sex in Dallas sur son album Around the War paru en 2004 sur le label indé Kitty-Yo. A part que c’est leur existence entière qui devient carrément fucked, au point de de se mettre en danger de mort durant cette période qui s’apparente à une longue nuit sans sommeil, une nuit sans soleil. Dans un ultime réflexe de survie, Mohini quitte le bateau ivre (qui continuera tant bien que mal à tanguer sans elle) avant l’overdose et rentre en France. Direction Paris et son petit studio de Stalingrad où l’obligation de rehab la coupe du reste du monde. Ce sera alors des nuits entières scotchée sur l’ordinateur, le casque sur les oreilles, à écouter de la musique en attendant d’observer, fascinée, les allées et venues des premiers métros aériens jusqu’à la nuit d’après. Elle commence à lâcher des boucles, des nappes synthétiques sans grand but si ce n’est celui de remplir le vide qui s’installe pendant les deux années qui viennent. Un peu de chômage et des campagnes pour Vanessa Bruno et Isabel Marant permettent de tenir.

En 2009, elle déménage pour une chambre de bonne près de la Concorde et se rend compte que ses musiques commencent à prendre l’apparence de vrais morceaux. Loin des néons de la ville et des boules à facettes, Mohini s’emmure dans sa solitude et se met à composer dans des trains, à la campagne, ou pendant plusieurs semaines échouée sur l’île d’Ouessant, guidée par la lumière rassurante d’un phare qui tourne dans la nuit. Ses titres parviennent aux oreilles d’un directeur artistique de maison de disques qui lui propose un contrat à sa grande surprise, elle qui avait évacué la musique de sa vie professionnelle en même temps qu’elle avait botté les fesses de Sex in Dallas.

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Cinq ans après

Event Horizon

et un silence radio tout à fait admirable, son

Sideration

s’offre moins impressionnant lors des présentations mais tout aussi addictif sur la longueur. Ici pas de mini-hit à la « Milk Teeth » au clip anxiogène, mais des chansons glacées où le fantôme de Nico promis par sa biographie ne s’est pas manifesté, préférant laisser la place à un filet gracile et fragile, comme si Françoise Hardy avait réussi la mise à jour de son système d’exploitation. C’est en tout cas la seule réponse possible quand elle demande d’emblée un avis sur

Sideration

, un avis qui la comble : «

C’est exactement ce que je voulais, un album d’une grande cohérence. J’aurais d’ailleurs été incapable de changer l’ordre des chansons, j’ai la liste déjà

en tête depuis cinq ans

».

Pour ce disque, Mohini a poussé le bouchon du voyage et de l’isolement carrément loin en partant vivre quelques mois à Los Angeles où elle trouve l’inspiration. « Je marchais, je prenais des bus, et j’ai commencé à composer. J’ai composé là-bas parce que je ne sais rien faire d’autre. C’est bizarre car ce n’est pas une ville qui m’attirait mais elle s’est révélée attirante. Tu peux y marcher pendant des heures, c’est une immensité où tu croises des gens sans jamais vraiment les rencontrer, il n’y a aucune collision possible. Tu es dans cet espace-temps de présent perpétuel, qui ne commence ni ne s’arrête. C’est une ville irréelle, en fait. J’étais en pleine dépression sous ce soleil, une lumière hyper forte et en même temps, un environnement calme. Tout donnait une impression… de destruction au ralenti ». Un sentiment d’aveuglement qui lui inspire le nom de l’album. Une fois les musiques gravées sur son disque dur, elle revient dans la maison du village de son enfance afin d’en trouver les mots. En faisant l’inverse de tout le monde, comme d’habitude. Plutôt que de nager dans le Pacifique, elle préfère piquer des têtes dans les sablières qui entourent la maison. « Elles forment des étangs et j’y ai beaucoup nagé, j’y allais pour ça. La maison est désormais vide et j’y ai passé tout un mois d’août. Je voulais surtout être complètement seule pour m’occuper de mes voix en prenant mon temps, je ne voulais pas les enregistrer en studio ».

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Photo - Mathieu Cesar Là, les images se bousculent dans sa tête et donnent naissance aux visions hallucinées qu’elle chante tout au long de Sideration. « Tout se télescope car ce sont des sensations qu’il est parfois difficile d’attribuer à un lieu ou à des personnes ». Le poignant Nightclubbers s’élève ainsi comme un satellite d’observation au-dessus du dancefloor, qu’il soit de ses années berlinoises ou d’ailleurs. « J’ai voulu décrire toutes ces nuits qui ont finalement été les mêmes, qui auraient se passer n’importe où. Tu danses et tu ne sais pas où tu es, comment tu t’es retrouvé là. Tu sors et il fait jour, il neige, mais le lendemain tu es à Tel Aviv sous un soleil éblouissant. En réalité, c’est la même nuit avec des gens que tu n’arrives pas à distinguer, tu ne sais même plus si tu es toi ou eux. Un sentiment de perte auquel s’ajoutent celle des amis disparus. Tout ça ressemble à une sorte d’errance en boucle ». Sur Silo, elle se sert de ces réservoirs à grains proches de sa maison pour charger des voix d’écho. Son retour sur ses terres lui inspire de nombreux textes. « "Éblouis" correspond à une journée entière qui commence avec le lever du soleil et se termine dans la nuit. Et au milieu, des marches dans les plaines que j’ai connues enfant ». Quant à Homecoming, elle évoque carrément ces retrouvailles. « Elle parle du retour dans le village de Mons où j’ai grandi. Je voulais démarrer par ça, une sorte de vol de nuit au-dessus des profondeurs, avec trois maisons au milieu des plaines à perte de vue, des arbres et quelques lumières qui s’allument au crépuscule ». Le troublant Element en français dans le texte replonge dans un moment précis de son enfance avec ses frères mais se mélange à des souvenirs intoxiqués. « Enfants, on allait nager la nuit dans les piscines des voisins partis en vacances. C’est une sorte de nage silencieuse, des moments de nage en suspension dont le souvenir s’apparente à celui des effets de l’héroïne. Ce sentiment d’être en suspension dans de l’eau sombre. Oui, ce sont des souvenirs d’héroïne, en fait ».

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Toutes les expériences passées se retrouvent dans les compositions de Mohini, des albums de Simon & Garfunkel et Neil Young que son père passait au coin du feu, aux premiers tubes électro-pop découverts et adorés, de Sweet Dreams (Are Made of This) à Enola Gay. Avec bien sûr une belle part aux musiques électroniques dont elle approfondissait les connaissances à travers Sex in Dallas, partant des pionniers Kraftwerk pour redescendre jusqu’à la techno allemande de l’époque. Toutes ces musiques subies ou vécues semblent sortir à un moment donné d’un coin de sa mémoire à l’image de ses souvenirs qui se froissent comme dans un carambolage en plein brouillard. Sleepless Eyes rappelle même que Mohini a encore en tête la BO de ses années hippie. « Je l’ai pensé à la manière des litanies à plusieurs voix, comme on les faisait dans nos communautés ». Photo - Mathieu Cesar

Sideration contient aussi une petite révolution dans la vie de Mohini qui a su briser sa solitude. Ses morceaux prêts, elle les a embarqués à Copenhague où elle a confié certaines parties à des musiciens comme le violoniste Davide Rossi, le claviériste Jeppe Kjellberg et le percussionniste Tomas Barfod, qui procurent ainsi chaleur et humanité à une affaire numérique qui aurait eu tort de cracher dessus. Pour autant, plus question de tenter de reproduire pour le moment sur scène ses titres pour un exercice qui semble relever du cauchemar. Est-ce que sa maison de disques ne lui demande pas de jouer ses titres pour des petits évènements promo comme à l’époque d’Event Horizon ? On n’aura pas la réponse. En tout cas, pas ce jour-là.

Une fois le micro éteint, la discussion dérive pour une raison inconnue sur la récente découverte des ondes gravitationnelles chères à Albert Einstein qui voit Mohini s’enflammer. « La vie, c'est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l'équilibre » avait aussi dit ce cher Albert. Ce n'est pas Nico qui aurait dit le contraire. Et encore moins Mohini.

Sideration est disponible chez Columbia depuis fin mars. Pascal Bertin fait aussi de la bicyclette, il est sur Twitter.