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Music

« Savages n'est ni sur Tinder ni sur Grindr »

Le phénomène post-punk nous parle de l'essentiel : la vie, l'amour et son nouvel album « Adore Life ».

Ce n'est pas tous les jours qu'on a la chance de rencontrer une ancienne pilote de ligne et une fille qui a bossé en institut psychiatrique. Particulièrement quand elles sont depuis devenues guitariste (Gemma Thompson) et batteuse (Fay Milton) de l'une des formations anglaises les plus médiatisées et exposées du moment. La faute au buzz ? Certainement pas. Le responsable, c'est le degré d'attente (phénoménal à l'échelle du « rock indé » - rassurez-vous, nous non plus on ne sait plus trop ce que ça signifie) généré par

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Silence Yourself

, premier album couronné de succès. Savages remet le couvert avec

Adore Life

, deuxième essai toujours aussi sombre et viscéral. Mené par leur chanteuse française Camille Berthomier alias Jehnny Beth, ce club des quatre ne respire pas forcément la joie de vivre. De là à l'adorer… On a profité de leur passage à Paris pour poser quelques questions à ces têtes chercheuses et essayer de les choper sur Tinder. En vain.

Noisey : Ce nouveau disque est assez proche du premier, finalement. On n'est pas vraiment dans la surprise.

Gemma

: Oui, il n'y a pas une énorme différence avec le précédent. On est plus dans une notion de progression. Le premier était surtout basé sur la performance, sur la période que nous traversions, et sur le besoin de créer notre espace dans ce monde. Quand est venu le temps de ce nouveau LP, l'idée d'aller s'enfermer dans un studio pour bosser ne pouvait pas fonctionner. On a donc canalisé l'énergie des morceaux pendant le songwriting, avant même d'aller en studio. En janvier 2015, pendant 3 semaines de résidence à New-York, on les a joué plusieurs fois devant un public hyper restreint, en club. On a pu affiner, une sorte de work in progress. On a aussi bossé les morceaux en fonction des réactions successives de ce public là. On pompait leur énergie pour l'injecter dans le live. L'énergie, c'est essentiel dans le rock. Puis l'exploration pendant les sessions de studio. On y a passé du temps, c'était complexe. Les voix ont été enregistrées à Paris quelques temps plus tard. On a pu se concentrer totalement sur la musique. On l'a enregistré avec Johnny Hostile [

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alias Nicolas Congé, français qui jouait avec Jehnny, la chanteuse de Savages, dans le duo John & Jehn

], qui était aussi sur notre premier LP. On est habitué à lui, désormais. C'est un esprit familier.

Votre premier LP avait bien marché et vous êtes particulièrement attendues avec celui-ci. Adore Life a t-il été plus facile à écrire ?

Gemma

: Plus facile, non. Mais on joue ensemble depuis très longtemps et on est meilleures musiciennes qu'au début. Du coup, l'exploration est plus simple à réaliser. Même si tu veux t'engager vers des morceaux plus lyriques. Le premier album était une question ouverte. « Qui sommes nous ? Que sommes-nous capables de faire ? Sommes nous un groupe ou un gang ? ». Ce deuxième album, c'est plus une réponse qu'une question. On en sait plus sur nous mêmes et on a trouvé les réponses à certaines des questions qu'on se posait. Jenny écrit désormais des paroles sur l'amour, par exemple. Mais l'amour vu façon Savages. Et Savages pose des questions sur l'amour. « The Answer » ou « Adore » par exemple, illustrent notre rapport à la vie. Cet album n'est pas LA réponse, c'est peut-être finalement même des questions supplémentaires sur le sens de nos vies. Et sur notre rapport à l'amour.

Dans l'image comme dans le discours, Savages donne l'impression d'un groupe plutôt austère. Il est passé où, le fun ?

Fay

: Pourquoi penses-tu qu'on n'est pas fun ?

Gemma

: On a un certain sens de l'humour. C'est pas parce que t'es dans un groupe de rock que tu dois forcément te comporter avec les stéréotypes du rocker furieux. Je me suis toujours plutôt vu comme un peintre, comme Anselm Kiefer par exemple. Jamais on ne lui poserai ce genre de questions. Ce serait ridicule. Savages, c'est une famille. On rigole parfois. Nous sommes humains. On dégage cette image austère à cause du premier LP, mais c'était une nécessité de le sortir sous cette forme. Si on s'habille en noir sur scène, c'est parce que l'attention ne doit porter que sur la musique. Le sujet, c'est pas « les vêtements que portent ces 4 femmes pendant leurs concerts ». Un concert, c'est assez dramatique. Et le seul point de concentration, c'est la musique. Rien d'autre. Les gens qu'on admire ne ressemblent pas à des pop stars. Plutôt à des explorateurs du son. Portishead, Swans…C'est tous des bosseurs. On s'inscrit dans cette démarche là. Ça ne veut évidemment pas dire qu'on n'est pas sensible à la mode et qu'on n'aime pas se marrer.

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Fay

: Il y a toujours cette idée stupide qu'un groupe de femmes doit être souriant, agréable. Et rendre le truc confortable. C'est ce que t'attends la société, et le fait que nous ne soyons pas comme ça peut provoquer quelques confusions. Les hommes n'ont pas ce problème, on ne leur demande pas si leur groupe est fun. Je ne dis pas que la question est sexiste, mais…

Je ne pense pas, j'aurais dit la même chose à Ian Curtis ou Nick Cave. Adore Life est un titre d'album très enjoué et en décalage avec le point serré qui figure sur la pochette. C'est quoi l'idée ?

Gemma

: C'est le poing de Jenny, un sympole de pouvoir et de force. Rien de plus simple.

Fay

: On voulait aussi montrer qu'il existe pas mal de visions différentes de l'amour, pas uniquement celle des fleurs et des bouquets de roses. L'idée de cette main retournée est venue quand on était en pleine tournée et qu'on prenait des photos.

Adore Life, c'est aussi un titre qui sonne un peu ironique vu l'époque qu'on traverse. Vous adorez vraiment la vie ?

Gemma

: Je crois que c'est plus facile de détester les choses ou les êtres que de les aimer. Ce titre décrit le sentiment qu'a un ado quand il fait de la musique et qu'il se dit qu'il pourrait faire ça toute sa vie. Pouvoir, énergie, tout est là.

Fay

: La vie est courte. Adore Life, c'est aussi un message, une piste pour profiter de la vie alors que tous les gens que tu connais vont disparaître peu à peu en vieillissant. Utilise la vie quand elle est là, parce que ça ne va pas durer très longtemps.

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Ce poing serré peut aussi être vu comme un symbole. Ça rappelle ce geste de deux athlètes noirs sur le podium des JO de Mexico en 1968 pour protester contre le racisme aux États-Unis.

Fay

: Sans aller aussi loin, cette image du poing de Jehnny peut-être interprétée comme un symbole de solidarité, oui. Même si on n'est pas vraiment taillé pour se prétendre membres du black power [

Rires

].

Gemma

: Une solidarité avec le public, aussi. Une façon de montrer qu'on veut être plus ouverts aux gens quand on joue notre musique.

Rien ne semble gratuit chez vous. Savages est presque un groupe politique. Ce qui peut sembler à la fois pertinent e compliqué dans un monde qui va vers le tout-diverissement.

Gemma

: Je ne crois pas qu'il faut nous voir comme ça. Je veux dire…Quoiqu'on dise en interview, le soir on joue du rock. Quelque soit ta discipline artistique, c'est toujours la même histoire. On essaye de te faire expliquer les choses, d'analyser ce que tu dis, ce que tu écris, ce que tu penses. Alors tu parles et tu peux vite passer pour un groupe « politique ». Mais nous faisons du rock. On n'est pas politiciens, même si la vie est politique.

Fay

: Et puis c'est difficile voire impossible d'être un groupe à message aujourd'hui. Tout se sait tout de suite. Avec internet, tu as des centaines de canaux. C'est presque impossible d'élaborer une pensée sur la durée, alors ce serait vraiment très naïf de penser qu'une protest-song peut encore changer quoi que ce soit. C'est paradoxal de dire ça, car en même temps, on a jamais été autant exposé dans l'histoire de l'humanité et donc notre voix pourrait peut-être être entendue. Notre job, c'est pas de dire aux gens ce qu'ils doivent penser. C'est plutôt de créer une atmosphère où ils se sentiront plus aptes à se rebeller contre ce qu'ils voudront. J'espère qu'on contribue un peu à ça, comme d'autres groupes.

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Niveau influences, a priori, rien de neuf sous le soleil des corbeaux. Joy Division, Suicide, Bauhaus…

Gemma

: C'est vraiment une manière paresseuse de nous cataloguer.

…mais je n'ai pas fini : on peut aussi entendre dans Adore Life des réminiscences d'Elastica, PJ Harvey, Huggy Bear ou Bikini Kill. Des modèles ?

Gemma

: Ce qu'on écoute n'a aucune influence sur notre musique. Chacun de nos couplets, de nos refrains, nos musiques, tous sont complètement indépendants de ce que l'on écoute dans le tour bus. Evidemment, les médias diront « telle basse ressemble à celle d'un morceau de Joy Division », mais c'est pas important.

Fay

: J'ai récemment vu

The punk singer

, un documentaire sur Kathleen Hannah, la chanteuse de Bikini Kill. C'était à New-York, pendant qu'on enregistrait l'album. C'est pas une influence du tout, mais sa vitalité, sa force, m'ont complètement scotchée. Je l'écoute encore, particulièrement son nouveau projet The Julie Ruin.

Gemma

: On écoute toutes des groupes très différents, donc on n'a pas d'influences. Dans le tour bus, on passe plutôt des trucs heavy ou des morceaux pour danser.

Fay

: On a pas mal écouté Kendrick Lamar par exemple.

L'amour est le thème central de votre album. C'est quoi pour vous cette toute petite chose étrange qu'on appelle amour, quand tout le monde est sur Tinder ?

Fay

: Les gens cherchent l'amour sur Tinder, non ? S'ils veulent baiser, ils vont sur Grindr.

Gemma : C'est une vision plus sauvage de l'amour. L'amour est multiple, fait de nombreux éléments différents. Plus tu prends de risques en amour, plus tu ressentiras la solitude et le côté obscur de la vie si ça ne marche pas. Fay : On a tous une vision déformée par des tonnes de films hollywoodiens, par les contes qu'on nous racontait enfant. C'est une vision. Tinder en est une autre. Savages n'est ni sur Tinder, ni sur Grindr.

Albert Potiron est sur Twitter.