Une histoire orale de « Daria »

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Culture

Une histoire orale de « Daria »

Les créateurs de la boudeuse la plus célèbre de la télévision reviennent sur une odyssée qui a vu le jour il y a 20 ans.

À l'été 1994, MTV avait besoin de Daria. La chaîne surfait encore sur le succès de Beavis et Butt-Head, série iconique de Mike Judge évoquant deux abrutis passionnés par le metal, les clips vidéo et les explosions. Si tous les mecs de 15 ans américains semblaient regarder ce programme, il n'en allait pas de même pour les jeunes filles, plus hermétiques à une telle histoire. C'est là que Daria Morgendorffer entre en jeu – une esquisse furtive dessinée sur le dos d'une assiette en carton, devenue par la suite un personnage récurrent de Beavis et Butt-Head pour finalement être l'héroïne de sa propre série.

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Daria est le fruit de l'imagination de Glenn Eichler – un auteur qui a fait ses classes au sein du magazine humoristique National Lampoon – et de Susie Lewis – une jeune femme qui, au cours de ses études à New York, passait ses journées à gribouiller des logos de MTV sur son carnet de notes, jusqu'à ce que l'un de ses camarades lui suggère de postuler pour un stage là-bas. Susie et Glenn ont mené leur projet sans l'appui de Judge, qui ne voulait pas avoir affaire au spin-off et préférait se concentrer sur des projets plus ambitieux – et plus lucratifs – avec la Fox.

Daria a fini par devenir la série télévisée d'animation de MTV la plus longtemps diffusée à la télévision, surpassant Beavis et d'autres pierres angulaires de la chaîne, comme Celebrity Deathmatch. Alors que la série a célébré ses vingt ans le 3 mars dernier, j'ai décidé de contacter plusieurs personnes à l'origine de cette mythique petite prétentieuse aigrie pour en savoir plus sur la genèse du projet.

Le producteur de Beavis et Butt-Head, David McGrath. Photo de William Hartman

David Felton, scénariste sur Beavis et Butt-Head et créateur du personnage de Daria : À l'époque, MTV se devait de produire des programmes de longue durée pour s'assurer une audience convenable et ainsi attirer les marques.

Abby Terkuhle, fondateur et président du département d'animation de MTV : L'un de mes professeurs à l'université m'avait fait connaître l'animation venue d'Europe de l'Est – celle qui n'hésitait pas à évoquer les problèmes politiques et sociaux. C'est ce que l'on ne voyait pas forcément chez Disney et aux États-Unis en général. Je me disais que c'était un bon moyen de toucher un public plus âgé.

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Glenn Eichler, coproducteur exécutif : Beavis et Butt-Head a rencontré un succès immédiat et le show a eu rapidement besoin de nombreux scénaristes.

John Garrett Andrews, producteur : Selon la présidente de MTV de l'époque, Judy McGrath, il n'y avait pas assez de personnages intelligents et de femmes dans Beavis et Butt-Head.

David Felton : Beavis et Butt-Head étaient deux types particulièrement sexistes. La série n'a jamais plu au public féminin car elle ne parlait que de seins – même si les personnages étaient trop naïfs pour avoir une quelconque relation sexuelle. À mon avis, ils n'auraient même pas su se débrouiller s'ils en avaient eu l'opportunité.

Susie Lewis, coproductrice exécutive : Je n'aurais jamais regardé Beavis et Butt-Head si je n'avais pas bossé sur Daris, je pense.

William Hartland, dessinateur pour le studio d'animation de MTV : L'une de mes potes en école d'art avait même refusé de bosser sur Beavis. Elle m'avait simplement dit : « Je ne peux pas faire ça. »

John Garrett Andrews : À ce moment-là, Mike Judge n'était pas intéressé par l'idée de créer des personnages féminins. Un jour, alors que nous étions en réunion, j'ai dessiné une première version de Daria sur une assiette en carton.

Tracy Grandstaff, la voix de Daria : À l'époque, j'étais la seule femme de toute l'équipe bossant sur Beavis, alors j'ai été choisie par défaut pour interpréter la voix de Daria. Je me suis inspirée de Janeane Garofalo du Ben Stiller Show mais aussi de ma propre expérience dans mon lycée de Kalamazoo, dans le Michigan. Je me suis également beaucoup inspirée de Sara Gilbert dans Roseanne.

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L'équipe de « Beavis et Butt-Head » se repose à Central Park en 1995. Photo de William Hartland

John Garrett Andrews : À l'été 1994 ou 1995, la direction de MTV a commencé à nous dire que l'on devait créer un programme à destination des filles.

Tracy Grandstaff : À l'époque, MTV recevait beaucoup de critiques car les femmes étaient sous-représentées sur la chaîne.

Glenn Eichler : La chaîne avait produit une série télévisée d'animation intitulée Æon Flux dans laquelle une super-héroïne portait très peu de vêtements. Elle n'aurait pas pu plus se planter.

John Garrett Andrews : C'est à cette époque-là que nous avons produit cinq pilotes de séries avec des personnages principaux féminins. Sneeze Louise évoquait une jeune fille qui éternuait lorsque les gens mentaient. Dracworld était une sorte de Twilight avant l'heure. Missy, la Fille à deux têtes évoquait une fille ayant deux personnalités très distinctes. Enfin, il y avait Cartoon Girl. Après le tournage des quatre premiers pilotes, il ne nous restait que très peu de budget, et j'ai dit à Abby Terkuhle : « Pourquoi ne ferait-on pas une série autour de Daria ? » L'idée lui plaisait alors il a appelé Mike Judge, qui lui a répondu : « Je m'en fous tant que je n'ai rien à faire. »

Wendy Hoopes, la voix de Jane Lane, Helen et Quinn : Je venais tout juste d'être diplômée de l'université de New York lorsque j'ai envoyé une cassette à MTV en leur disant que j'adorerais faire des voix sur Beavis et Butt-Head. Dans la même lettre, je leur disais aussi qu'ils devraient diversifier leurs programmes en lançant une série avec des filles – intelligentes de surcroît. Six mois plus tard, j'ai reçu un appel de Susie Lewis qui me disait qu'elle allait réalisait un spin-off en compagnie de Glenn.

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Je l'ai rencontrée pour évoquer les différents personnages puis j'ai fait des tests pour les voix de Quinn, Jane et Helen. J'ai créé toutes ces voix ce jour-là, alors qu'elle me décrivait sa vision des personnages.

John Garrett Andrews : On avait testé tous les pilotes évoqués plus haut et Daria est celui qui avait le mieux fonctionné. Le problème, c'est que MTV était déçu car Daria avait très bien marché auprès des collégiens et des lycéens. Les dirigeants visaient plutôt les 18-24 ans – sans comprendre que cette tranche d'âge ne regardait plus MTV.

Glenn Eichler : À mon avis, Daria a bien marché lors des tests car les gens l'ont reconnue de Beavis et Butt-Head. C'était une chance pour nous.

John Garrett Andrews : MTV a proposé à Glenn Eichler de prendre en charge le projet parce qu'il était complètement fan d'Angela, 15 ans. Glenn était l'exact opposé de Mike Judge – ce dernier étant un autodidacte qui avait appris l'animation tout seul et avait étudié la comédie en regardant Letterman. Glenn était un gars qui bossait pour le Harvard Lampoon. Pour être honnête, Mike n'aimait pas vraiment Glenn.

Susie Lewis : Glenn et moi étions hyper investis dans le pilote, et on ne demandait qu'à continuer.

Les créateurs de Daria Susie Lewis et Glenn Eichler dans les bureaux de MTV à New York. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Susie Lewis

David Felton : Glenn est un très bon auteur, un type beaucoup plus érudit que moi. Je suis plutôt doué pour écrire des choses stupides.

Tracy Grandstaff : En réalité, Daria est un homme de 40 ans qui réside à Bloomfield dans le New Jersey. Daria est Glenn Eichler, en fait.

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Abby Terkuhle : Pour moi, Daria c'est Glenn Eichler avec une robe.

Susie Lewis : J'ai réussi à apporter un côté « branché » à la série car j'avais presque le même âge que ses protagonistes.

Wendy Hoopes : À mon sens, Daria est un mélange entre Glenn et Susie. C'est ça qui était magnifique avec Daria on retrouvait chez elle des traits issus de plusieurs générations.

Karen Disher, superviseur : MTV avait lancé un appel à tous les artistes de son studio d'animation pour qu'ils proposent différentes versions de Daria. La seule directive était de représenter une fille un peu banale.

William Hartland, dessinateur pour le studio d'animation de MTV : Ils ont retenu de mes dessins le trait épais, caractéristique des crayons japonais.

Des planches proposées par William Hartland

Karen Disher : Daria était très frustrante pour tous les dessinateurs parce que ces derniers devaient respecter un style très sobre. La série devait ressembler à une tranche de vie.

William Hartland : J'aime les choses qui sont animées à la perfection, mais ce n'était pas le cas pour Daria. On devait se focaliser sur les dialogues et c'est sans doute pour cela que je ne suis resté qu'une saison.

John Garrett Andrews : Real World et Road Rules marchaient vraiment bien à l'époque et incorporaient toutes les musiques populaires qui passaient sur MTV. Nous avons suivi cette même approche pour Daria.

Susie Lewis : C'était l'époque où les labels voulaient que leurs musiques passent sur MTV. Je me rappelle avoir utilisé « Girls Just Wanna Have Fun » pour une scène dans un centre commercial avec Quinn, mais je voulais aussi diffuser des musiques différentes dans la série. Je passais des heures à écouter les CD que l'on m'envoyait et je cherchais les paroles parfaites, celles qui s'accordaient avec l'animation.

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Janet Wygal, chanteuse et guitariste de Splendora : On a dû écrire des paroles et passer une audition pour la musique du générique. La violoncelliste de notre groupe, Cindy Brolsma, était l'une des productrices de Daria, alors on partait avec un avantage. On devait se mesurer à d'autres groupes pour composer la chanson figurant au générique. Je ne connaissais aucun des autres groupes, qui devaient eux aussi avoir des contacts avec les gens de la production, parce qu'à ma connaissance, aucune audition publique n'a été organisée.

John Garrett Andrews : Splendora a travaillé avec Glenn Eichler, qui a écrit les paroles de « You're standing on my neck ». Cindy savait que son groupe pouvait faire un truc formidable avec ça.

Les membres de Splendora. De gauche à droite : Cindy Brolsma, Jennifer Richardson, Janet Wygal, Tricia Wygal, Delissa Santos. Crédit photo : Patricia Brolsma

Janet Wygal : La chanson du générique est très pince-sans-rire – on retrouve une certaine émotion, mais elle est aussi très cynique. C'était un mélange de deux genres, et notre groupe adorait ça.

Tricia Wygal, chanteuse et bassiste de Splendora : MTV voulait un groupe relativement peu connu. On a pris soin de s'approprier les paroles, afin que les musiques sonnent authentiques. On n'a jamais bossé comme ça avant Daria.

Glenn Eichler : Écrire le scénario de Daria s'est avéré plus compliqué qu'écrire celui de Beavis parce que les épisodes duraient une demi-heure. Heureusement, j'avais lu quelques livres sur l'écriture de scénarios et je me suis lancé.

John Garrett Andrews : L'ambiance dans l'équipe était très détendue. Nous apprenions tous ensemble comment gérer un studio d'animation.

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Wendy Hoopes : Je m'entraînais à imiter des voix depuis toute petite, mais je n'avais jamais eu d'expérience professionnelle dans le domaine de l'animation avant Daria.

Julián Rebolledo, la voix de Jake : Ça devait être la seconde audition de ma carrière. Je n'ai jamais eu une voix d'adolescent – même à vingt ans, ma voix était très grave.

Marc Thompson, la voix de Kevin Thompson, Anthony DeMartino et Timothy O'Neill : Daria a été mon premier emploi dans le domaine. Une petite annonce punaisée à un tableau d'affichage de l'université de New York précisait que MTV recherchait des voix pour un dessin animé sur les vampires. La série ne faisait pas partie de la même production, mais on m'a dit : « Hey, pourquoi n'auditionnerais-tu pas pour ça aussi ? »

John Garrett Andrews : À cette époque-là, MTV ne bossait pas avec les acteurs syndiqués. Lorsqu'on a commencé Beavis et Butt-Head, on se rendait dans les cafés-théâtres pour trouver des gens avec des voix intéressantes.

Susie Lewis : Des étudiants en art sont même venus à nos auditions.

Julián Rebolledo : Lorsque j'ai vu les croquis préparatoires de Jake, j'ai tout de suite pensé à James Stewart, que j'ai imité sans attendre. C'est grâce à ça que j'ai été embauché.

John Garrett Andrews : À un moment donné, Glenn et Susie ont dit à Tracy d'adopter une voix encore plus caustique et dépressive. Ils lui ont trouvé un coach vocal qui travaillait avec des acteurs de Broadway.

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De gauche à droite : Tracy Grandstaff (voix de Daria), John Bowen (en charge du mixage sonore), Wendy Hoopes (voix de Quinn, Helen et Jane), Ashley Albert (voix de Janet Barch et Tiffany). Photo publiée avec l'aimable autorisation de Susie Lewis

Tracy Grandstaff : Ils m'ont fait recommencer l'enregistrement une dizaine de fois pour que ma voix soit plus plate et plus monotone.

John Garrett Andrews : Même le coach vocal nous demandait : « Mais qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? Vous voulez qu'elle parle comme si elle était sous Quaalude ? »

Susie Lewis : On a vraiment travaillé en flux tendu, toujours à l'arrache. Je pense souvent à toutes les contraintes imposées aux chaînes télé de nos jours – tout doit être planifié à l'avance, vous devez déjà connaître tous les rebondissements de toutes les saisons, etc.

Karen Disher : Pour les deux premières saisons, une personne dessinait les planches, une autre les peignait, puis on plaçait tout ça sous une caméra et on filmait. On peut même apercevoir de la poussière sur l'image, et des changements de couleur.

Susie Lewis : Le jour de la diffusion du premier épisode, tout le monde doutait. Et si les gens ne saisissaient pas ? Le lendemain, on était rassurés. Tout le monde avait compris l'humour.

Glenn Eichler : Daria était diffusée tous les lundis soir à 22h30, un horaire assez étrange pour une série télévisée d'animation. Pourtant, après quelques semaines, Daria réunissait le plus fort taux d'audience sur MTV.

Le bureau de Susie Lewis à MTV. Photo de Susie Lewis

Wendy Hoopes : Au fur et à mesure des épisodes, Daria était beaucoup moins sur la défensive. À mon avis, ça faisait partie intégrante du programme – lorsque vous êtes au lycée, vous évoluez souvent de la même manière.

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Glenn Eichler : La première saison a réuni des fans hard-core, des gens hyper attachés à cette fille à part. Cependant, dès l'instant où Daria a montré qu'elle était vulnérable dans les saisons qui ont suivi, ces mêmes fans ont déclaré que la série avait vraiment baissé en qualité. De la même manière, le public a été déçu lorsqu'elle a eu un copain, Tom. Certains ne se reconnaissaient plus en elle.

Susie Lewis : J'ai fini par déménager en Californie après la quatrième saison, au moment où le département de l'animation commençait à être délaissé. MTV voulait abandonner tout ça.

William Hartland : Un nouveau directeur est arrivé et a complètement laissé tomber l'animation.

Glenn Eichler : Au final, on a réalisé 65 épisodes et deux films pour la télévision. Il n'y avait plus grand-chose à dire – du moins, c'est ce que je pensais à l'époque.

Wendy Hoopes : Selon Glenn, les personnages ne pouvaient pas rester éternellement au lycée. Il n'était pas sûr de la direction à prendre. Je continue de penser que nous nous sommes arrêtés au sommet de la série – il y avait d'autres choses à faire.

Glenn Eichler : Quelques mois après la fin de Daria, MTV a fermé son studio d'animation. Vous savez, l'animation coûte plus cher que la téléréalité.

Abby Terkuhle : Les goûts du public ont changé et nous devions nous adapter. Ainsi marche le business de la télévision.

John Garrett Andrews : MTV a tenté de relancer Beavis en 2011. Ça a marché pendant quelques semaines, tout le monde était excité, mais ça faisait trop longtemps et les premiers fans étaient devenus vieux – ça n'a pas vraiment pris avec le jeune public. Ils l'ont diffusé pendant six semaines et se sont dit : « On va plutôt produire Bienvenue à Jersey Shore. »

Allie Conti est sur Twitter.