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LE NUMÉRO HISTOIRE

Une conversation avec Lewis Lapham - Partie 2

Vous pensez toujours qu’Al Gore est, comme Bush, un autre « symptôme » de la ploutocratie américaine ?

Photo: Chris Shonting

Vous pensez toujours qu’Al Gore est, comme Bush, un autre « symptôme » de la ploutocratie américaine ?

Je me suis un peu calmé à son sujet. Je sais que j’ai dit ça et que je le croyais. En 2000, j’ai voté pour Nader. Je pense aujourd’hui que j’ai fait une erreur. Si Gore avait été président au moment du 11 septembre, on ne serait pas en Irak à l’heure qu’il est. Je me trompe peut-être, mais je ne pense pas que Gore se serait entouré des Rumsfeld, Wolfowitz, et autres Cheney. Vous êtes l’ami de Ralph Nader, qui persiste à se présenter à l’élection présidentielle. Vous ne trouvez pas que c’est un peu inutile, voire gênant ? C’est en effet un peu vain. Gênant, j’en doute, parce que je ne pense pas qu’il fera trop de dégâts. J’admire son énergie. Un jour, je lui ai dit : « Ralph, pourquoi tu ne te présenterais pas au Sénat ? » Je suis convaincu qu’il y ferait la différence. Le pouvoir gouvernemental se divise en trois branches, et j’estime que le Sénat manque de consciences qui s’expriment de manière à la fois éloquente et solide. Qu’est-ce qu’il a répondu ? Il a refusé, il a dit que ça ne ferait pas assez d’effet.  Est-ce que je peux vous demander pour qui vous voterez ? Sans qu’on tienne compte de ce qui peut se passer ces prochains mois ? Oui. Si les élections se tenaient aujourd’hui [le 6 mars 2008]. Je voterais pour Obama. Il y a une chance pour qu’il apporte un peu d’énergie dans notre politique. Je suis impressionné par les jeunes qui soutiennent Obama et qui se soucient de la politique, dans le sens où ils comprennent que c’est ce genre de choix qui peut nous rendre libres. Ce n’est pas Dieu qui permet notre liberté, ce sont nos structures politiques. Mais est-ce qu’Obama est assez expérimenté ? Il n’est sénateur que depuis trois ou quatre ans, après tout. Il n’est peut-être pas suffisamment cynique pour savoir à l’avance à quel point il est difficile de faire bouger les choses, mais cette nouvelle attitude face à la politique est une chance. Pour reprendre son expression, « les mots ont encore un sens ». J’aime les mots. J’aime les écrivains et les bons discours. Les discours d’Obama sont fabuleux. Les mots y ont vraiment un sens. S’il peut apporter cette énergie à la politique du pays, alors qu’on lui donne tous les pouvoirs. Et puis, de toute façon, on n’est jamais assez expérimenté pour devenir président des États-Unis. Pas même George Bush Senior ? Avec un CV comme le sien ? Non, je ne crois pas. Personne n’est préparé à cette fonction, je crois. Il faut se souvenir de l’âge qu’avaient les gens à Philadelphie en 1787, à quel point Jefferson était jeune quand il a écrit la Déclaration d’indépendance. Le président le mieux préparé à la fonction—j’ai lu ça quelque part—était Millard Fillmore. Il avait été vice-président et avait fait partie de la Chambre des Représentants pendant dix ans. Il connaissait tout le monde. Et je pense qu’il a sa place dans le palmarès des plus mauvais présidents. Qu’est-ce que vous dites aux jeunes gens ambitieux qui viennent vous demander de les présenter à Woody Allen ou au portier du Balthazar ? Heureusement pour moi, je ne connais ni l’un ni l’autre. Mais je les présente volontiers à des contacts qui pourraient leur servir. Votre fille est mariée à un prince, votre fils Andrew à la fille de Brian Mulroney, un ancien premier ministre canadien, et votre autre fils Winston sort avec Amanda Hearst. Vous venez vous-même d’un milieu extrêmement riche et privilégié : est-ce que vous ressentez de la sympathie pour ceux qui n’ont pas cette chance ? Bien sûr. Nous sommes en Amérique. En même temps, rien n’est facile. Je parlais de ça hier à la radio, avec David McCullough, à propos de son livre sur John Adams qu’on a adapté en série sur HBO. Adams vient du Massachusetts et a grandi dans un milieu très humble—pas comme Jefferson, qui est un aristocrate de Virginie issu d’une famille esclavagiste et qui appréciait le raffinement parisien. Tous les pères fondateurs ont malgré tout rencontré des difficultés sur leur parcours, mais Adams était animé par l’honneur d’être un serviteur de la République. Il avait un grand sens du devoir et pour lui, c’était une notion américaine. Jefferson aussi, même s’il était privilégié pour son époque. Et Washington. Il était marié à la femme la plus riche des colonies. Et pendant toute la guerre d’indépendance, la Bank of England a honoré les paiements dus à sa femme. Il a aussi continué à commander ses vêtements, ses pipes et ses bouteilles de Madère.

Donc vous n’avez pas de préjugé contre les vieilles fortunes ? Non, au contraire. Je n’ai pas de mépris non plus pour les nouveaux riches, qu’on dit être vulgaires. Ils sont en fait beaucoup plus amusants que la gentry sur le déclin qui se gargarise des gloires passées. Vous avez affirmé que vous assistiez aux réunions du Bohemian Club. Vous étiez plus conservateur à l’époque ? Ce club a tout de même la réputation d’être assez à droite. J’y suis allé une fois, puis j’ai retiré mon nom de la liste des membres aspirants. Mon père, mon oncle et mon grand-père étaient membres, et du coup, mon nom a été ajouté assez tôt. Je devais avoir 20, 30 ans. J’étais sur la liste pour devenir membre, mais j’ai abandonné vers 1967-1968. Et ça ne m’a pas impressionné. Est-ce que c’est aussi sauvage et bizarre qu’on le raconte—je fais allusion en particulier à Henry Kissinger qui faisait des blagues de cul ? Plus ou moins, oui. J’ai raconté ça dans mon livre. Je crois que j’y consacre une page, mais mes sources sont assez anciennes. Ils « faisaient le mur », comme ils disaient, et se rendaient dans une petite ville sur les rives de la Russian River, Monte Rio, je crois. C’est une station pour les sportifs du club. Et ils faisaient des sketches grivois. L’endroit est très grand, plusieurs milliers d’ares dans les Redwood, avec une vallée au milieu et différents campements disséminés dans la forêt. Les membres du Bohemian Club doivent aussi faire partie d’un campement. C’est comme rejoindre une confrérie étudiante à l’Université. Ils sont tous différents. Il y a des campements de musiciens, de joueurs de cartes, de businessmen, de buveurs. Ça dépend de qui on aime fréquenter. Dans l’essai Tentacles of Rage, vous indiquez que 40 millions d’Américains sont payés moins de 10 $ de l’heure, que 66 % de la population gagne moins de 45,000 $ par an et que 2 millions de personnes, pour la plupart hispaniques ou noires, sont incarcérées. Quelles mesures faudrait-il prendre afin de changer cet état de fait ? En priorité, augmenter le salaire minimum. Ce serait un bon moyen de réinjecter de l’argent dans l’économie. Je le fixerais au-dessus de 10 $ de l’heure. C’est aussi une histoire d’éducation. La meilleure ressource d’un pays, c’est son peuple, et il faut investir de l’argent dans sa santé et son instruction. Ce n’est jamais une perte. J’essaierais de donner de l’argent au système éducatif, ça voudrait dire un meilleur salaire pour les enseignants. Et j’organiserais un système de santé plus proche de ce qui se fait en France ou au Canada. Il faut investir dans les infrastructures. C’est un bien commun : de l’eau pure et un environnement sain profite à tous. C’est ce à quoi pensait Hamilton quand il a créé la première banque nationale, même s’il savait pertinemment que beaucoup d’escrocs profiteraient de l’annulation de la dette de guerre. En même temps, il essayait de faire circuler l’argent. Dans le même essai, vous parlez des fondations de droite qui ont fait « des distributions généreuses de programmes universitaires et d’invitations de professeurs ». Qu’est-ce qui reste de la mentalité majoritairement à gauche des universités nord-américaines ? À quel point, selon vous, le « monstre du multiculturalisme » est-il réellement un monstre, dans le sens où il tend à minimiser la contribution des « Blancs Célèbres » dans la construction de la civilisation occidentale ? Vous reconnaissez que les campus américains sont souvent orientés à gauche ? Je ne suis pas sûr. J’ai étudié à Yale entre 1952 et 1956 et il y a eu une grande manifestation étudiante… en faveur de McCarthy ! C’était la première manifestation étudiante que j’observais. Il y a à peu près 16 ans, j’ai fait un débat avec Richard Brookhiser [un historien, spécialiste de la droite américaine]. Un type très intelligent. On discutait de Dieu et de l’Homme à Yale—la thèse de Buckley, et j’étais du côté « libéral ». J’ai perdu. En partie parce que Brookhiser est un meilleur orateur que moi, mais aussi parce que l’atmosphère générale de Yale est profondément conservatrice. J’ai rédigé une histoire de l’Université pour les 300 ans du magazine des anciens étudiants. Je parle du bon conservatisme, plus proche d’Edmund Burke que de Rush Limbaugh. D’accord. Mais quand on parle des liberal arts, par exemple, est-ce que vous pensez que le rôle de certains écrivains doit être minimisé à cause de leurs positions idéologiques ? Certaines personnes rejettent Joseph Conrad sous prétexte qu’il serait un colonialiste raciste. Je préfère enseigner Conrad plutôt que des écrivains gauchistes dogmatiques. Vous pourriez avoir raison sur le multiculturalisme, parce que mes enfants sont allés dans de bonnes écoles, de bonnes universités, et que leurs lectures obligatoires étaient très orientées, elles avaient ce parti pris multiculturel politisé. C’est vrai. Et je ne pense pas que ça soit une bonne chose. Il faut lire de la littérature, pas des tracts. Je veux que les articles de mon trimestriel soient bien écrits. Je veux que les gens lisent Tolstoï ou Burke, même seulement quelques pages. Je me fiche de savoir si un livre est de droite ou de gauche s’il est bien écrit. La littérature nous apprend plus de choses que les sermons.