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La police tanzanienne a torturé un escroc local à cause de moi

Désormais, j’y réfléchirai à deux fois avant de balancer des mecs.

Illustration : Cei Willis

C'est lorsqu'ils l'ont attaché à la table avec un tuyau d’arrosage et baissé son pantalon que je me suis dit que j’aurais dû y réfléchir à deux fois. Des semaines durant, j'en avais voulu à l'homme sur la table, mais cette perspective avait changé au moment où je l’avais aperçu avant de se faire tabasser. D’autant plus que c’était à cause de moi.

Tout a commencé – comme pas mal d’histoires du genre – dans l'endroit le plus débile et anarchique que j'ai jamais vu : une station de bus de Tanzanie. Vous savez à quoi ça ressemble ? Chaque jour, des bus longue distance – et jamais à l’heure – partent de là, à l'aube ou même avant. Cette station en particulier est en un aimant à malheureux, mecs paumés et ramasses de tous poils. Et vous devez les supporter une nuit durant juste pour monter dans un bus conduit par un mec de 16 ans, dans un pays où les accidents de la route sont environ cinq fois plus fréquents qu’en France.

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En arrivant à Mbeya, lessivé, après 14 heures de bus depuis Dar es Salaam, par une douce nuit de mai, je m’attendais – à peu près – aux pires trucs possibles. À la station, tandis que je demeurais allongé sur une étendue de béton fissuré, des guichets annonçaient les destinations via plusieurs tableaux remplis de signes incompréhensibles écrits à la craie et quelques feuilles A4 épinglées ici et là.

Puis – et c'est ce qui aurait dû m'alerter immédiatement – un mec s'est approché de moi. C'était un homme trapu, avec un sourire sournois et deux yeux globuleux. Il portait un polo blanc avec une espèce de badge sur lequel était inscrite la mention « AXA – service d'autobus », soit la plus grande compagnie du Malawi. Nous l’appellerons « Mwizi », c’est-à-dire « voleur » en swahili. Son cadeau était une manne tombée du ciel : des tickets de bus avec le gros logo AXA imprimé dessus. Hyper rassurant, donc. Le mec nous a promis qu'il nous conduirait de Mbeya jusqu’à Blantyre, la capitale économique du Malawi, à 1 000 km au sud. C'était trop beau pour être vrai.

Le lendemain matin, Mwizi avait l’air agité. Il nous a conduits lentement mais sûrement vers un minibus qui, selon ses dires, nous emmènerait à la frontière. Et lorsque le bus a commencé à rouler et que mon regard a croisé le sien par la fenêtre, j’ai compris qu'il y avait quelque chosede louche. Et bien évidemment, quand je suis arrivé à la frontière avec le Malawi, il n'y avait pas de bus pour Mzuzu. Il m'avait vendu de faux billets.

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Se faire arnaquer est une expérience touristique à part entière, mais celle-ci était d’un autre niveau. Ce n'était pas l'argent qui m'a le plus énervé, mais bien la mascarade : les sourires, les mensonges et les petites tapes dans le dos. Non pas que nous étions les seuls à tomber dans le panneau : en racontant ce qui nous était arrivé à d'autres voyageurs au Malawi, on a compris que tous les randonneurs un peu crédules s'étaient fait taper leur thune par Mwizi ou d'autres connards du même genre.

Mais le pauvre Mwizi avait oublié un truc : le fait qu’un jour ou l’autre, je serais de retour pour me venger. Et ce jour est arrivé lorsque, étant dépêché au Rwanda pour une mission d'un mois, j’ai compris que je devais d’abord faire escale, une nouvelle fois, à Mbeya.

Un mois plus tard, je suis donc arrivé à l'aurore à la station de Mbeya. Avec le recul, je me demande comment j'aurais pu faire pour éviter ce qui est arrivé par la suite. Peut-être que j'aurais pu être plus subtil ? J'aurais pu attendre de voir Mwizi pour lui tendre un piège et récupérer mon argent, et peut-être lui foutre par la même occasion une tarte dans la gueule ? Mais je ne suis pas subtil. Au lieu de ça, je me suis précipité vers les guichets à la manière d’un empereur – exploitant ma peau blanche en toute impunité –, gueulant le plus possible jusqu'à ce que des policiers me remarquent et que je leur expose la situation.

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La rumeur s'est répandue. Le coupable a été retrouvé, et livré à la police avec l’approbation de la foule. Lorsqu’il m'a revu, il n'en croyait pas ses yeux. Mwizi a été  menotté puis escorté plus loin dans les ruelles mal éclairées, le long d’un chemin de terre. « J'avais envie de te chercher jusque dans la station pour te péter la gueule » je lui ai dit tandis que nous marchions dans les rues sombres. « T'as bien fait d'appeler la police, m'a t-il répondu. Je suis très fort. »

Le commissariat ressemblait à un squat : un truc oblong indéfinissable entouré de casernes, avec un long portique donnant sur une salle d’accueil coupée en deux par un comptoir. Les agents de police avaient tous des gros bides, fait synonyme de pouvoir en Tanzanie. Le lieutenant qui se tenait derrière le bureau – une espèce de brute à gros sourcils – a confisqué les effets personnels de Mwizi puis un autre officier l'a traîné dans une pièce à côté pour la « punition ». C'est à ce moment-là que j'ai entrevu, via l’embrasure de la porte à l’arrière du comptoir, cette scène horrible : la table, le tuyau d’arrosage, le pantalon autour des chevilles, les jambes tremblantes qui dépassaient de son caleçon vert. J'ai alors pris mesure de l'horreur de la situation.

Levant les yeux vers moi, le lieutenant a lu la consternation dans mon regard. Il a fermé la porte. Dix secondes plus tard, les cris débutaient. « Je voulais seulement récupérer mon fric », je lui ai dit.

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Mais à quoi est-ce que je m'attendais ? Je savais que la police tanzanienne n’était du genre à gagner des prix pour son respect des droits de l'Homme. Les décès en garde à vue y sont monnaie courante et plusieurs cas d’exécutions extra-judiciaires ont déjà été rapportés. Tandis que les cris de Mwizi résonnaient dans tout le bâtiment, je réalisais cela : la torture était ici un truc qui se fait.

Dix minutes plus tard, on ramenait Mwizi dans le vestibule. Il semblait désemparé, les yeux remplis de larmes. En le regardant marcher, voûté, on comprenait que les flics l'avaient roué de coups. Je savais que ce passage à tabac était une possibilité, mais aveuglé par ma rage ponctuelle, je ne l'avais pas prise en compte. À présent, je voulais que ça s'arrête.

Il a esquissé une grimace lorsque la police l'a plaqué au sol. « C'était une erreur », a-t-il gémi, en s'adressant à ses bourreaux. Puis, en me regardant, il a dit : « J'ai une famille. » Il se massait les poignets pour soulager la douleur causée par les menottes. Sa lèvre supérieure tremblait.

« Vous l'avez fait sciemment !, lui hurla un policier au visage. Pourquoi vous plaignez-vous ? Vous devez payer. »

Ma compassion prenait peu à peu le dessus. Il fallait que ça cesse. « Je n'ai aucun intérêt à voir cet homme être puni davantage », je leur ai dit, d’une voix censée évoquer l’autorité.

« Mon petit Mzungu [mot bantou désignant un Blanc], sache qu’on a déjà commencé à s'occuper de son cas, a marmonné un officier en civil. Ses parents reviendront demain matin avec votre argent. »

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En me voyant hésiter, Mwizi a tenté sa chance. « S'ils continuent de me torturer comme ça, je préfère encore mourir », a t-il lancé avant d'être traîné dans une nouvelle cellule.

Le lendemain matin, à neuf heures, on me conduisait à nouveau au commissariat, dans une antichambre terne remplie à ras bord de fichiers jaunis empilés les uns sur les autres. Une femme officier obèse neurasthénique demeurait assise sur sa chaise en bois. Mwizi était là, épuisé. Nous avons passé un accord. Mwizi aurait un mois afin de rassembler l'argent qu'il m'avait dérobé. Ses potes ayant payé le pot-de-vin nécessaire à sa remise en liberté, nous sommes sortis de là, sous un soleil aveuglant, aux alentours de 10 heures.

Nous avons fait la chose la plus normale qu'il soit après une telle histoire – boire une bière. Autour d’une bouteille de Nile Gold, Mwizi m'a dit ce que les policiers lui avaient infligé dans la salle à l’arrière : ils l’avaient pendu au plafond par les poignets et l’avaient frappé aux jambes et au ventre avec une barre de fer. Il avait passé la nuit dans une minuscule cellule sans lumière, avec 100 autres individus. « Ils tuent des gens pour moins que ça ici », a-t-il murmuré.

Intérieurement, je ressentais toujours l’envie de me battre avec Mwizi, mais ma colère était redescendue. En face de moi était assis cet homme avec une femme et deux garçons, qui chaque semaine voyait passer des voyageurs pleins aux as dotés de sacs à dos remplis de téléphones, de tablettes électroniques et d'appareils photo à 800 balles. Même compte tenu de mes ridicules revenus de journaliste, l'argent qu'il m'a dérobé – environ 25 euros – ne représentait rien pour moi. Pour lui, c'était synonyme de nourriture. Dans un pays où tout le monde est pauvre, où la corruption est partout et où la police répond aux exigences d'un étranger à l’aide d’une barre de fer, je me suis posé la question : est-ce qu’à sa place, je n’aurais pas fait comme lui ?

Trois semaines plus tard, alors que je débarquais de l'autobus Abood en provenance de Morogoro, Mwizi attendait à la porte. Il m'a dit bonjour en me prenant dans ses bras, puis nous sommes allés boire une bière. Dans le bar, il m'a parlé de sa nouvelle vie dans le tourisme, branche pour laquelle il était manifestement doué. Il a reconnu qu'il n'avait pas réussi à réunir tout mon argent. Je lui ai dis que j'étais content qu'il ait essayé, et l'ait remercié pour les 30 000 shillings tanzaniens – environ 15 euros – qu'il avait amassé. Je lui ai répété une nouvelle fois que je n'avais jamais voulu qu'il soit puni de cette manière.

« Si tu ne l'avais pas fait, j'aurais recommencé encore et encore, m’a t-il déclaré. Dieu m’est apparu. Maintenant je veux changer de vie. »

De retour au poste-frontière cet après-midi-là, je suis passé devant un agent et ai fouillé mes poches afin de récupérer la pénitence durement gagnée par Mwizi. Bizarrement, mes doigts ne sentaient rien – pas de billet, pas de pièce. Puis je me suis souvenu de ce mec qui s’était un peu trop collé à moi dans le minibus, pour laisser une femme sortir du véhicule. J'ai réalisé (mais trop tard) qu'il m'avait tapé ma thune. J'ai secoué la tête de dépit, soupiré et me suis dépêché de foutre le camp de Tanzanie.