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LE NUMÉRO MODE 2011

À la mémoire des Wandervogel

Vous pensiez jusqu’à aujourd’hui que la culture jeune s’était épanouie au lendemain de la ­seconde guerre mondiale, mais ce n’est pas le cas.

      Vous pensiez jusqu’à aujourd’hui que la culture jeune s’était épanouie au lendemain de la ­seconde guerre mondiale, mais ce n’est pas le cas. En réalité, elle remonte même à la fin du XIXe siècle, lorsque des gangs localisés en Amérique du Nord et en Europe ont commencé à se faire remarquer par leur comportement et leurs fringues : on se souvient des Hooligans de Londres, des Apaches à Paris, des Scuttlers à Manchester et des Hudson Dusters dans le vieux Manhattan.

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Les méfaits et les sapes flamboyantes de ces dangereux garnements ont été largement relayés par les médias de l’époque, mais en aucun cas leurs actes ne provenaient d’une quelconque conviction idéologique. En revanche, un autre groupe fonctionnait différemment. Apparus au début des années 1900, les

Wandervogel

– littéralement, « oiseaux errants » – rejetaient en bloc les dérives du matérialisme, du consumérisme, de la société libérale, contre lesquels ils luttaient en s’inspirant du folklore allemand et en se réfugiant dans les vertes campagnes bavaroises.

À la fin de la première guerre mondiale, les ­Wandervogel ont éclaté en différentes tribus et ­factions, qui allaient des proto-hippies de la commune d’Ascona jusqu’à la milice proto-fasciste des White Knights. Après le Krach de 1929, alors que l’Allemagne plongeait dans une crise économique sans précédent, la jeunesse – comme aujourd’hui – fut la première touchée : un demi-million d’adolescents se sont retrouvés à la rue du jour au lendemain, forcés d’errer sur les routes de campagne.

Ce qui était un choix de vie s’est transformé d’un coup en une nécessité. Dans cette situation, beaucoup d’adolescents ont choisi d’outrepasser les frontières de la criminalité. Ces groupes séditieux ont été découverts en 1930 par la journaliste d’investigation Christine Fournier, qui les présenta sous le nom des « gangs à l’anneau », rattachant notamment leur comportement à une forme de « haine de la société ».

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Fournier identifie l’origine de ces groupes dans les gangs citadins traditionnels qui, après des années de polarisation politique entre fascisme et communisme, ont muté peu à peu en factions ultraviolentes. Un an après le Krach, on comptait dans les rues près de 14 000 vagabonds âgés de 14 à 18 ans qui peuplaient les terrains vagues des faubourgs berlinois (une zone composée d’un « anneau » d’avenues, d’où leur surnom).

Sans toit et isolés du monde des adultes, ces troupes de gamins s’organisaient en gangs et s’appelaient par des noms sanguinaires – souvent issus des noms de tribus indiennes – tels que « Le Sang des trappeurs », « Les Apaches rouges », « Amour noir », « Drapeau noir » ou les « Pirates de la forêt ». Ils subsistaient grâce au crime : braquages, vols, petits larcins et prostitution mâle ou femelle.

Cela dit, ces actes de violence étaient loin d’être inédits comparés à ceux de leurs homologues européens et américains, c’est pourquoi la vraie particularité des gosses de « l’anneau » était leur surnombre et le niveau de sophistication de leur structure sociale. À la fin des années vingt, ils s’étaient réunis en une seule confédération dans laquelle chaque quartier était attribué à un groupe particulier, lui-même dirigé par un « Roi de l’anneau ».

  À l’aube des années trente, ils avaient établi de nouveaux codes comportementaux bizarres et très élaborés. Les candidats devaient se soumettre à des rituels d’ordre sexuel – un genre de baptême païen impliquant la plupart du temps des actes de masturbation ou de coït en public – pour être reconnus par le reste de la communauté. La cérémonie initiatique se terminait toujours, selon les dires de Christine Fournier, en une « beuverie sans nom, une orgie folle ». Elle a décrit l’ensemble comme un « retour spontané à la barbarie ».

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En 1932, le journaliste français Daniel Guérin, à l’occasion d’un voyage en Allemagne, a rencontré l’un des gangs aux abords de Berlin. Selon lui, ceux-là « ressemblaient aux Wandervogel, mais avaient les mêmes visages louches et dépravés que les vrais truands, et étaient affublés des couvre-chefs les plus bizarres de leur temps : des chapeaux melon noirs ou gris à la Chaplin et des chapeaux de femmes fin XIXe à bords retournés, souvent ornés de plumes et autres médailles ».

Le journaliste a aussi relevé qu’ils « aimaient porter des foulards et écharpes de couleurs criardes autour de leur cou, des maillots de corps à rayures, qu’ils avaient les bras truffés de tatouages obscènes, les oreilles ornées d’énormes anneaux et qu’ils portaient des bermudas en cuir surmontés de ceintures triangulaires géantes aux couleurs de l’arc-en-ciel et sur lesquelles étaient inscrits des signes ésotériques, des dessins de profils humains, et des slogans tels que

Wild-frei

(libre et sauvage) ou

Rauber

(bandits) ».

Guérin décrivait leur apparence comme étant « un mélange étrange de virilité et de féminité », et s’inquiétait du fait que « ceux qui tenteraient de discipliner ces Apaches de bal masqué se risqueraient à les transformer en véritables bandits ». Certains d’entre eux devinrent en effet nazis – notamment Winnetou, un éminent chef d’anneau. Mais la plupart restèrent underground : ils ont continué à vivre comme ils l’entendaient, voguant sur les routes et attaquant les nazis partout où ils le pouvaient.

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Et ça n’a pas été une mince affaire. En 1939, 80 % des jeunes mâles âgés de 10 à 18 ans étaient membres des Jeunesses hitlériennes : les lois strictes et l’organisation des organes de police forçaient la jeunesse à la soumission. S’échapper de cette « organisation policière lancée à l’encontre de la jeunesse » était particulièrement difficile, mais même quand le régime était à son apogée, bien des jeunes ont continué à risquer leur liberté, sinon leur vie, pour vivre comme ils l’entendaient.

La puissance du pouvoir nazi a toujours été moindre dans le centre industriel du pays, la zone Rhin-Ruhr, et c’est pourquoi se sont développés dans les grandes villes de cette ­région des gangs dont l’intention première était de contourner le service obligatoire dans les Jeunesses hitlériennes. On leur avait donné le nom générique des « Pirates à l’edelweiss » – de la même manière que les gangs à l’anneau, ils avaient fait de l’edelweiss leur insigne – bien que chacun d’eux soit titulaire de noms fabuleux tels que « la troupe de Shambeko » à Düsseldorf ou les « Navajos » à Cologne.

Travaillant dans des usines servant essentiellement à fournir le front en armes et en nourriture, ils exprimaient leur différence en ne s’habillant qu’avec des vêtements anglo-américains – un acte de défiance que partageait un autre gang plus connu, les Hamburg Swings. Outre leur amour des vêtements amples (les coupes

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Stenzen

), ils portaient de larges chemises à carreaux, de vieux chapeaux de paille cabossés surmontés de badges et de pin’s, et même des bagues et autres pendentifs proto-goth à tête de mort. Ce look était un pied de nez à l’uniformité vestimentaire exigée par les Jeunesses hitlériennes en temps de guerre.

Les Pirates à l’edelweiss ont fait perdurer la tradition des Wandervogel en faveur du vagabondage dans les campagnes, mais à présent que ces activités étaient interdites par la loi, elles revêtaient un aspect politique. Aussi, ils reprenaient les tubes de l’époque et les transformaient en hymnes antinazis. Par exemple, «

Hark the hearty fellows sing/Strum that banjo, pluck that string/And all the lasses join in/We’re going to get rid of Hitler/And he can’t do a thing

 ».

Inévitablement, les Pirates à l’edelweiss sont vite entrés en conflit avec les Jeunesses hitlériennes. Et lorsque les deux fratries se rencontraient, les Pirates leur cassaient la gueule. En 1941, un jeune travailleur notait qu’ils « étaient partout » et qu’on en comptait « même plus que les Jeunesses hitlériennes. Ils se connaissent tous entre eux, ils avancent main dans la main. Ils se battent même contre les patrouilles, parce qu’ils sont très nombreux. Pour eux, “non” n’est jamais une réponse envisageable ».

À mesure que la guerre s’enlisait, le désir de contrôle de la part du gouvernement allait grandissant, de même que son opposition. À Cologne, un grand groupe de Pirates a fusionné avec des évadés des camps de concentration, des déserteurs et des travailleurs forcés au sein d’un programme de résistance armée dont l’ampleur a culminé avec l’assassinat du chef local de la Gestapo. En réaction, les nazis ont pendu sur la place publique treize membres des Pirates, y compris le leader des Navajos âgé de 16 ans, Barthel Schink.

Les Pirates à l’edelweiss ont matérialisé la lutte idéologique du capitalisme contre le fascisme, soit les fondements philosophiques de la seconde guerre mondiale. Ils étaient pour la liberté dans un état totalitaire : ils voulaient faire reconnaître leur propre culture – leur musique, leurs fringues, leur manière de s’amuser. C’était l’idéal de la jeunesse promue par l’Amérique pendant la guerre (l’éternelle figure de l’adolescent) et les dissidents allemands ont montré à quel point ils voulaient en faire partie.