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LE NUMÉRO FICTION 2015

Le désert, le vrai

Une nouvelle de Brian Booker sur les souvenirs et les road-trips sur la route 66.

Quand j'avais 19 ans, j'ai reçu une lettre de Klaus Wouters. Il travaillait comme homme à tout faire et professeur de musique à Silver Springs, une école pour jeunes à problèmes dans les monts San Gabriel. Il savait (ou avait deviné) que j'étais toujours en Californie du Sud. Il se demandait comment allait ma vie et me signalait qu'un garçon handicapé du nom de John Cressey avait disparu. Il se souvenait que John et moi avions été amis. Il suggérait que nous nous retrouvions pour dîner un dimanche soir, mais il n'avait pas de voiture.

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Je pensais ne plus jamais avoir de nouvelles de Klaus, ou de quiconque à Silver Springs. La lettre fit remonter le souvenir de mon visage écrasé sur un tapis morveux par Rudy l'animateur, son genou enfoncé dans mon dos alors qu'il chuchotait dans mon oreille qu'il m'aimait, que si je ne laissais pas tomber l'ego pour embrasser mes sentiments, j'étais condamné à crever dans un caniveau sidatique.

Mais Klaus m'avait pris sous son aile. Je lui avais confié des choses honteuses, des choses que j'aurais voulu effacer de la mémoire universelle, mais l'avoir comme confident m'avait empêché de perdre la tête cette année-là. Peut-être avais-je l'impression de lui devoir quelque chose. Il allait sans doute être seul pour Noël, comme moi. Alors le dimanche suivant, j'empruntai la voiture d'un ami et pris le chemin de Little Eagleneck.

Je sortis de la route au niveau de la cabane en rondins, et repérai Klaus sous le porche du restaurant. Il portait une veste à franges couleur chamois que je ne lui connaissais pas, comme celle d'un cow-boy ou d'un Amérindien, et ses yeux étaient perdus au loin. J'eus une bouffée d'angoisse, certain d'avoir fait une erreur. J'allais repartir, mais Klaus me vit et s'approcha de la voiture.

Il jeta quelques brefs coups d'œil en arrière, vers le restaurant puis vers la route, comme s'il pensait que quelqu'un pouvait le voir, ouvrit la porte, et monta.

« N'allons pas ici », dit-il, montrant du pouce le restaurant en rondins. Il était plus petit et plus épais que dans mon souvenir. Il portait un baggy et une chemise couleur moutarde. Ses joues étaient roses, et ses cheveux peignés en arrière retombaient en boucles sur sa nuque. Je percevais l'odeur de sa veste en daim, et autre chose, peut-être une huile capillaire.

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Je lui demandai où il voulait aller. Il me dit que ça n'avait pas d'importance, qu'il pourrait manger presque n'importe quoi. Il y avait un restaurant de hamburgers dans la vallée dont il gardait un bon souvenir, même s'il ne se rappelait plus son nom. Pop's, peut-être, ou Happy's.

Je pris un virage trop brusque et m'intimai de ralentir. Le panorama apparut dans un flash, aperçu de la ville tentaculaire qui s'étalait dans la vallée.

J'insérai une cassette. La route serpentait dans les collines jusqu'au croisement de l'ancienne Route 66. L'Inland Empire s'étendait des deux côtés. « Prends à gauche », dit Klaus, ce qui voulait dire à l'Est, vers le désert et au-delà. Nous dépassâmes un concessionnaire automobile décoré de guirlandes rouge, vert et argent. Je commençais à appréhender les silences pesants qui nous attendaient. Klaus ne cessait de jeter des coups d'œil dans le rétroviseur, et j'eus l'impression étrange qu'il suivait du regard un mini-van gris qui s'était rangé dans la file derrière nous.

Nous dépassâmes le panneau d'entrée de la ville de Casterly, et cela rappela quelque chose à Klaus. Il se souvenait d'un restaurant en forme de bateau. « Je me suis toujours dit que ce serait intéressant de manger dans un endroit comme ça. » Comme la route arrivait en ville, je lui demandai s'il connaissait le nom du restaurant. Klaus hocha la tête : « Tu ne peux pas le rater, il est énorme et peint en bleu. »

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« Tourne à gauche ici », suggéra-t-il. Nous traversâmes un lotissement de bungalows en bois, dépassâmes des étendues de bosquets et une zone industrielle grillagée, la montagne toujours derrière nous, ou sur le côté, bouchant la moitié d'un ciel bleu écrasant et marbré de traînées blanches. Nous ne vîmes jamais de restaurant en forme de bateau. Le choix se résuma à Casa Dinero ou à un Sizzler dans un bâtiment de fausse brique. Casa Dinero était fermé.

Nous nous assîmes face à face dans le box. Klaus commanda un panier de crevettes, je pris un burger et des frites. Le repas était délicieux. Klaus trempait ses crevettes, d'abord dans la sauce cocktail, puis dans la sauce tartare, maintenant son bras valide un peu surélevé, coude vers l'extérieur, pour que sa manche ne traîne pas dans la nourriture. Il arrachait la queue des crevettes ; sa moustache remuait de haut en bas quand il mastiquait, en poussant de petits grognements de satisfaction. Quand il eut fini, il héla la serveuse, commanda un deuxième panier et me demanda si je voulais un autre burger ; le repas était pour lui, dit-il, pourboire inclus.

« Qu'est-ce qui est arrivé à John Cressey ? » demandai-je.

Klaus me jeta un regard ténébreux et continua à mastiquer un temps. « Maintenant ils ont un psy là-bas », dit-il, comme si cela pouvait expliquer le mystérieux destin de Cressey. Je savais que Klaus détestait les psys, et qu'il en avait peur. « J'espère que rien de mal n'est arrivé à John. Peut-être qu'il connaissait des gens qui ont pu le sortir de là. » Je fus frappé par cette dernière phrase.

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Puis il commença à raconter une histoire qui était dans les journaux il y a quelques années. Un randonneur avait trouvé des ossements dans un ravin vers Lake Elsinore. Il y avait une mâchoire sur laquelle l'appareil dentaire était toujours fixé. Ils pensèrent que c'était lié à la disparition d'un garçon dans les années 1970. Mais lorsqu'ils envoyèrent les ossements au laboratoire, il s'avéra qu'ils appartenaient à une fille. « Bien sûr, ajouta Klaus, ça n'a aucun rapport avec John. »

Il commanda un sundae avec des morceaux de brownie et une glace à la vanille. Lorsqu'il revint des toilettes, je remarquai qu'il portait des boots noires pointues, que ses pieds étaient étonnamment petits, et qu'il souriait jusqu'aux oreilles.

Dehors, il faisait plus frais dans l'ombre de la fin d'après-midi, et je remontai la fermeture éclair de mon hoodie. Klaus semblait revigoré par le repas, et vivifié par le grand air.

« Casterly, dit-il. Je me souviens de Casterly. On sent comme le désert est proche. »

Il dit que nous devrions continuer vers l'Est sur la Route 66, aller voir un petit bout de désert. Je dis que pour moi globalement on y était, dans le désert. « Non, je veux dire le vrai désert. » Il voulait les cactus, les yuccas et les rangées de longs palmiers qui s'étendaient dans l'horizon blême. « Le genre d'endroits où tu dois secouer tes chaussures à cause des scorpions. »

Je répondis que nous n'avions pas de carte, que nous pourrions peut-être y aller un autre jour. Il dit que tout ce que nous avions à faire, c'était rouler vers l'Est en gardant les montagnes sur notre gauche. Moi non plus je n'étais jamais allé dans le désert, mais, comme je le dis à Klaus, le soleil était bas et nous n'y arriverions jamais avant la nuit par l'ancienne route. Il était d'accord, nous devions prendre l'autoroute.

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« Il y a encore plein de lumière. On y sera en un rien de temps. »

Une fois que nous fûmes sur l'autoroute, je mis une cassette du Grateful Dead, un enregistrement live des années 1970.

« Je me souviens de cette musique, dit Klaus. On pouvait se perdre dedans. »

Il lissait sa chemise sur son ventre. Après quelques minutes, il me demanda d'arrêter la voiture.

« Klaus, qu'est-ce qu'il y a ?

- Mal. Ça fait mal. » Son visage était un peu verdâtre.

« Où est-ce que tu as mal, Klaus ?

- Crampe d'estomac. »

Je pris la sortie suivante et me rangeai sur le bas-côté. Lorsque j'arrêtai la voiture, il gémissait doucement.

« Tu as besoin d'une ambulance ? Je dois aller chercher de l'aide ? »

Klaus secoua la tête en ouvrant la porte. Je fis le tour pour venir de son côté, pensant qu'il allait vomir. Mais il s'installa sur la banquette arrière. Il s'allongea sur les papiers, vêtements, cassettes et boîtiers de CD qui y étaient éparpillés.
Ses genoux étaient repliés, ses petites boots pointues sur le siège.

« Tu vas avoir besoin d'un docteur, Klaus », dis-je.

Je craignais qu'il n'ait une attaque de diarrhée. Il n'y avait pas grand-chose alentour ; au bout d'une voie de service, je distinguai un bâtiment blanc qui aurait pu être un garage ou un petit entrepôt. Je me dis que si c'était la diarrhée, Klaus ne pourrait pas y couper ; on ne peut pas dissimuler ce genre d'urgence.

« Continue à rouler, dit-il, le mouvement, c'est le mieux pour ça. »

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En démarrant le moteur, je lui dis que je le ramenais chez lui.

« Le désert, dit Klaus. On va aller voir le désert. Ça va aller. Je connais la chanson.

- On n'y sera pas à temps. Il faut faire marche arrière.

- Il y a plein de lumière », dit-il.

Ça avait un accent de fatalisme absurde, comme une dernière volonté, et j'eus soudain une angoisse – si Klaus mourait ici, personne ne viendrait réclamer le corps. Je mis le cap vers l'Est, ne sachant pas si je faisais le bon choix. La vallée s'ouvrait devant nous.

« Je me souviens des balades en voiture », dit Klaus. Il m'expliqua qu'il avait grandi dans une petite ville des Prairies, et quand la chaleur de l'été devenait étouffante, sa mère les emmenait, lui et sa sœur Gerthe, faire de longs tours dans les collines. « On s'asseyait devant tous les trois, et il restait de la place. Personne ne mettait sa ceinture à l'époque. » Une fois, dit-il, ils s'arrêtèrent dans un motel pour touristes qui avait une piscine et un petit train alimenté au diesel. « C'était l'été après que je sois sorti de l'hôpital. »

Et il ajouta : « Tout ça c'est que des images, pas vrai ? »

Puis il retomba dans le silence. Nous dépassâmes la sortie pour Banning. Le crépuscule s'abattit sur le paysage. Un ensemble de montagnes spectrales s'éleva sur notre droite, alors que la chaîne que nous suivions à gauche sombra et disparut. Je crus que Klaus s'était endormi. Mais il se remit à parler.

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« J'avais cinq ans, dit-il, et je pensais que je ne rentrerais jamais chez moi. J'étais dans un poumon d'acier, et ils disaient que je n'en sortirais peut-être jamais. Ils avaient accroché un petit miroir pour que je puisse voir derrière moi. C'était censé rendre ça moins claustro. »

C'était en 1952, expliqua Klaus. Je ne l'avais jamais entendu parler de sa maladie. Je me souvins à ce moment que quand Klaus jouait de la guitare, il tenait le manche de sa main valide, parcourant les frettes de ses doigts forts et noueux, et grattait de la main handicapée, se servant des ongles épais et noircis de son pouce et de son index. Il dit que ses souvenirs de ces années étaient rythmés par le son des sirènes d'inondation et de tornades, et d'une chanson, « Young Lovers », qui passait en boucle sur le tourne-disque de sa sœur Gerthe.

***

J'avais besoin d'aller aux toilettes. Je vis de petites grappes de lumières au loin et, plus près, sur le côté gauche de l'autoroute, une aire de service luisait dans les ténèbres. En prenant la sortie suivante, je me retrouvai sur une voie à sens unique qui m'en éloignait, mais continuai dans l'espoir qu'étant si près de l'autoroute, nous finissions par tomber sur une autre station essence ou un McDonald's.

La route se terminait en cul-de-sac sur une clôture grillagée, qui évoquait le périmètre d'un petit aéroport ou d'une prison, mais je ne distinguais aucun bâtiment, seule une obscure et vaste étendue de terre. Je tournai à gauche. La route traversait un lieu-dit où rien n'était ouvert, puis nous fûmes vraiment dans la campagne. Finalement je m'arrêtai et sortis pour me soulager dans un fossé. Klaus dit : « Ne nous arrêtons pas maintenant. J'ai besoin de rouler encore un peu. » Une lune claire brillait dans le ciel, et tandis que mes yeux s'ajustaient au paysage, je pris conscience de formes tortueuses et noires dans le clair de lune – des arbres étrangement touffus tout droit sortis du Lorax, c'est-à-dire des arbres comme des âmes, des âmes anciennes ou des âmes damnées de Dante, figées à intervalle régulier jusqu'au lointain, où je devinais les contours d'immenses formations rocheuses.

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« Klaus, il faut que tu voies ça », dis-je de retour dans la voiture. « Je crois bien que c'est le désert, le vrai.

- Maintenant je suis fatigué », dit Klaus depuis l'obscurité de la banquette arrière.

« Tu ne veux pas voir le désert ?

- Je le verrai demain matin.

- Comment ça ?

- On a dû traverser la moitié de la Californie. On est sans doute à mi-chemin de Phoenix. »

Il semblait incroyablement tard, mais quand je fis démarrer la voiture, l'horloge du tableau de bord indiquait qu'il n'était pas dix heures.

« On ne sera pas rentrés ce soir, dit Klaus, ça c'est sûr.

- Je ne pense pas que ce soit un problème. Il faut juste qu'on retrouve l'autoroute.

- Il y a trop de flics sur la route à cette heure-là. Tu ne les as pas vus, mais moi oui. »

Quelque chose surgit en un éclair devant les phares, mon pied écrasa le frein et je fis une embardée. En rétablissant la voiture, je savais que j'avais évité l'animal, lapin ou lièvre, quand soudain j'aperçus un garçon qui se tenait sur le bas-côté. Le temps d'un battement de cils, nous l'avions dépassé. Je ralentis, convaincu de l'avoir vu, dans un flash, torse nu et sans chaussures, les cheveux blonds en brosse et une cicatrice en travers de la poitrine. J'arrêtai la voiture et me retournai. Klaus s'était assis lui aussi et regardait à travers la lunette arrière. Je pensais que nous cherchions la même chose, un garçon sur le bas-côté, et j'allais ouvrir la bouche quand je réalisai qu'il fixait des phares au loin. Je ne pouvais dire à quelle distance ils se trouvaient, mais ils semblaient ne pas se rapprocher, comme s'ils s'étaient arrêtés eux aussi.

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« Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.

- Ça ? La famille Grey. »

J'ignorais ce qu'il voulait dire, et un instant je crus devenir fou – mais Klaus se mit à rire en toussotant, et je compris que ce n'était qu'une plaisanterie.

Une zone commerciale apparut devant nous, avec un Wendy's et quelques motels. Je savais que nous ne devions plus être loin de l'autoroute et pourrions demander notre chemin. Mais Klaus suggéra que nous nous arrêtions dans un motel. « J'ai juste besoin de m'arrêter pour aujourd'hui. » Il paierait la chambre, dit-il – les chambres, si nécessaire.

Je demandai : « Tu ne dois pas rentrer à l'école ? Tu ne dois pas travailler demain ?

- Je crois bien que j'en ai fini avec cette école », dit Klaus après une pause. « Ils passent à un modèle médical. »

Nous avions le choix entre deux motels, le Desert Palms et le Desert Oasis. Ce n'étaient peut-être pas ces noms-là, mais quelque chose comme ça, et celui que je choisis avait une enseigne en néon bleu décoré d'ampoules jaunes. Klaus ne me suivit pas, j'entrai dans le hall sans lui. Je me doutais déjà de ce qui allait se passer. La réceptionniste, une femme âgée au maquillage criard, ressemblait à une infirmière de film d'horreur. Je payai la chambre en liquide. Klaus se tenait droit sur la banquette arrière. En me voyant, il agita sa main derrière la fenêtre.

« Au moins on a de quoi reposer nos têtes », dit Klaus alors que je déverrouillais la porte. Il parlait comme si nous étions des clochards. La chambre était fumeur et cela se sentait. Il y avait deux lits. J'allumai la lumière, puis le climatiseur ; la machine prit vie dans un crachotement et exhala une odeur de renfermé. Klaus palpa l'édredon, retapa les oreillers. Il ouvrit le tiroir de la table de nuit et en sortit un exemplaire de la Bible, l'inspectant sous toutes les coutures comme si c'était la première fois qu'il en voyait une. Je m'allongeai sur l'autre lit chaussures aux pieds et regardai Klaus enlever sa veste d'Amérindien et l'accrocher fastidieusement dans le placard, qui n'était qu'un étroit renfoncement dans le mur. Mon appartement, pensais-je, ne devait pas être à plus de quelques heures vers l'Ouest. Je pourrais facilement être là-bas, dans mon lit, à minuit. Je n'avais pas sommeil du tout. Mais Klaus, lui, semblait heureux d'être là. Je ne savais toujours pas où il vivait en temps normal.

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« Pas de brosse à dents », dit-il en émergeant de la salle de bains. « Avant, ils nous donnaient ces petites brosses à dents. »

Je proposai d'aller nous chercher quelques produits de toilette. « Bah, on s'en fiche », dit-il. Puis il changea d'avis et déclara que c'était une bonne idée. Il sortit un gros portefeuille marron, en scruta l'intérieur et fourragea avant d'extirper un billet froissé qu'il me tendit gravement. C'était un billet de dix. Quand je quittai la chambre, Klaus enlevait son pantalon. Dehors dans la nuit, je vis une épicerie un peu plus loin et décidai de marcher. Je pris des brosses à dents, un tube de dentifrice taille voyage et une petite bouteille de rince-bouche bleu. Je pris aussi du bœuf séché, un sachet de cacahuètes et une petite bouteille de jus d'orange. Puis je pensai à Klaus et pris un second exemplaire de chaque. Devant la caisse, je remarquai deux hommes étranges qui émergeaient du fond du magasin et marchaient lentement vers la sortie. Ils portaient des costumes sombres, de longues barbes roussâtres et des calottes. Le plus petit des deux était aveugle et tapotait le sol de sa canne blanche, tandis que le second le tenait par le coude. Je me demandais s'il y avait des communautés amish dans le désert.

Je m'assis sur un banc près de la réception, où je mangeai la viande et les cacahuètes, fumai une cigarette et regardai une voiture passer de temps à autre. En revenant à la chambre, je regardai dans l'entrebâillement du rideau. Klaus était au lit. La chambre sentait la vapeur et un présentateur babillait sur MTV. Les vêtements de Klaus étaient empilés avec soin sur la table ronde. Je posai mes affaires sur le bureau et jetai un regard à Klaus, observant ses paupières. Je ne pouvais dire s'il dormait ou s'il faisait semblant. J'enlevai mes chaussures, rabattis les couvertures et m'étendis tout habillé. Je regardai MTV un moment et je dus m'assoupir, car je me retrouvai en pleine conversation téléphonique avec la réceptionniste, qui tentait de m'expliquer qu'il y avait un problème avec la salle de bains. Ma salle de bains ? Quel est le problème ? demandai-je. Elle est handicapée, dit la réceptionniste, et je ne savais pas si elle voulait dire que la salle de bains était réservée aux handicapés ou si elle était elle-même handicapée. Puis je réalisai que je faisais moi-même les questions et les réponses, que j'étais en train de rêver, et ce fut fini. À la télé, il y avait un clip des Cranberries. Je me tournai vers Klaus : il s'était retourné sur le ventre, la tête vers la fenêtre. Je me levai et éteignis la télé, puis essayai de me rendormir – mais je connaissais cette sensation confuse, je savais que je ne pourrais pas dormir. Alors je sortis de la chambre sur la pointe des pieds, tentant d'étouffer le cliquetis du loquet. Dehors dans la nuit, je me sentis mieux. Le bassin était illuminé et, lorsque j'y trempai ma main, agréablement chaud. La lune avait disparu ; le ciel noir était rempli d'étoiles. En dehors des petites lumières décoratives dans le jardin de cactus, tout était sombre. Tout à coup je ressentis une violente excitation – ou n'était-ce que de la frivolité. J'écrasai ma cigarette, me déshabillai et me glissai dans l'eau. Peu à peu, je laissai sortir l'air de mes poumons, et coulai jusqu'à m'accroupir au fond. Puis je détendis mes jambes et crevai la surface, secouant mes cheveux et débarrassant mes yeux de l'eau chlorée. Je fis des petits sauts de grenouille sur toute la longueur de la piscine, m'arrêtant pour renverser ma tête et regarder bouche bée l'impensable et fragile amas d'étoiles. Est-il triste qu'à ce jour encore, ce soit l'une des expériences les plus profondément érotiques de ma vie ? Personne au monde ne savait où j'étais à ce moment, à part Klaus.

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J'essorai mes cheveux, me séchai avec mon boxer puis enfilai mon jean et ma chemise, mon hoodie, mes chaussettes et mes chaussures. Je m'étendis sur une chaise longue en plastique et fumai une cigarette. De retour devant la porte de la chambre, je m'aperçus que je n'avais pas ma clé.

Dans l'entrebâillement du rideau, je ne voyais presque rien. Je frappai doucement au carreau.

J'attendis, l'oreille tendue. Je ne voulais pas réveiller Klaus, mais pourtant je frappai de nouveau. Puis je vérifiai toutes mes poches et trouvai la clé dans mon hoodie.

Quand j'entrai, il y avait un clip d'Alanis Morissette à la télé. Le volume était baissé. « Si seulement je pouvais leur faire passer cette chanson en boucle », dit Klaus. Il était étendu en sous-vêtements, le sachet de cacahuètes sur sa poitrine velue, remuant les orteils en rythme. « Aujourd'hui la musique est meilleure qu'elle ne l'était. D'une certaine façon. La production est meilleure.

- Tu n'es pas fatigué, Klaus ? Tu ne veux pas te rendormir ? » Je me levai, fermai les rideaux et me recouchai.

Il fit jouer quelques cacahuètes dans sa paume, les porta à sa bouche, mastiqua, et haussa les épaules.

« On pourrait rentrer, dit-il. Tu as sans doute hâte de te remettre en route.

- Tu veux dire, maintenant ? »

Il haussa les épaules de nouveau. Dit qu'il se sentait plus dispos. Il avait juste besoin de se vider la tête. Il dit qu'il se sentait bien, qu'il pouvait conduire si je voulais.

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« Tu as le permis ?

- Ça va, dit-il. Je conduis plutôt bien.

- Klaus, qu'est-ce que tu vas faire ? Si tu ne retournes pas à l'école. »

Il envisageait, dit-il, de réintégrer le Mouvement. Il y avait quelques personnes avec qui il pouvait reprendre contact.

« Des gens de San Francisco ? »

Il ne répondit pas. Puis il dit : « Il paraît qu'il se passe plein de choses en Allemagne. Après le rideau de fer. L'Europe, c'est là que ça va se passer. Plein de gens vont avoir besoin d'aide. » Il demanda si j'étais déjà allé en Europe. Je pouvais venir avec lui, dit-il. Il faudrait partir vite. Tout était en train de s'ouvrir.

« Klaus, tu te rappelles la fois où tu as joué "Puff, the Magic Dragon" ?

- Quand ça ?

- Au conseil. »

À l'école, il y avait une arène circulaire dans la pièce du foyer, avec deux marches, comme un amphithéâtre de moquette orange. Nous nous y asseyions pour des séances de thérapie de groupe appelées « conseils », où nous devions évoquer nos passés troubles avec force détails. Nous devions pleurer et crier, nous réprimander les uns les autres. Rudy, l'animateur, invoquait l'enfant que nous étions ; il révélait des informations qu'il disait tenir de nos parents.

Pendant les conseils, on était censé découvrir son mensonge. Ça devait être croustillant et refoulé, du trauma pur jus. Tout le monde y passait. La chose la plus dangereuse que vous pouviez dire à Silver Springs, c'était que vous ne compreniez pas ce que vous faisiez là. Alors un jour, j'ai éclaté à propos d'un cousin plus âgé, une fête d'Halloween. J'ai inventé des détails – une cape de Dracula, des paillettes sur sa peau, les crocs en plastique qu'il avait sortis de sa bouche. J'ai utilisé le nom d'un vrai cousin – Jamie – et dit que pendant des jours et des semaines, j'avais continué à découvrir des paillettes sous mes draps. J'ai inventé le passage où Jamie essaie de me faire dire, et croire, que ce n'est jamais arrivé. J'avais honte d'avoir donné le prénom de Jamie et me disais que je ne pourrais plus jamais le regarder en face.

Klaus secoua la tête. « Pas au conseil », dit-il.

« Si, tu étais là sur le bord de l'arène. Avec ta guitare. Je me souviens. »

Il souriait. « Je me souviens de cette chanson. Je l'ai chantée quelquefois. Mais pas au conseil. »

Une lumière grise s'infiltrait dans la chambre, depuis les interstices du rideau. Je regardai Klaus, ses pieds menus, ses cuisses blanches et musclées, son torse robuste, je regardai ses bras, l'un puissant, l'autre chétif, ses lèvres et ses yeux ténébreux.

« Mais pourquoi, dis-je, as-tu jamais voulu travailler dans un endroit pareil ? »

Il réfléchit une minute. « Je crois que je voulais être du côté du perdant, du côté de celui qui a des problèmes. »

« Mais Klaus, l'école était le problème. C'était une blague. Un cauchemar. Ils m'ont appris à n'avoir confiance en personne. Ils m'ont appris à ne pas croire en mon propre esprit. »

« Ils disaient que vous, les jeunes, aviez fait un voyage au bout de la peur. Ce qu'on faisait dans la montagne, c'était un voyage d'amour. »