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LE NUMÉRO FICTION 2008

Trailer - Extrait de Noir

Noir est un court roman dont tu es le narrateur, lecteur, sous les traits de Philip M. Noir, détective privé. Ce devait être l’histoire d’un détective, dans les docks, en quête de quelque chose—la vérité, la beauté, ou l’ineffable—et le livre s...

TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR BERNARD HOEPPFNER, ILLUSTRATION: JIRO BEVIS

Noir  Tu es à la morgue. Où la lumière est étrange. Sans ombre, mais pareille à un négatif, comme si la lumière elle-même était de l’ombre inversée. Les macchabées sont invisibles, temporairement archivés dans des tiroirs comme des données carnées, réfrigérés jusqu’à leur propre température exsangue. Leurs histoires ne se sont pas terminées, seulement la lecture qu’eux-mêmes en font. Du fait de ta profession, ce n’est pas tant un lieu où les choses se terminent qu’un lieu où elles commencent. À la suite du préambule habituel: tu étais resté au bureau tard. Le téléphone a sonné. Tu as enfilé ton vieux trench-coat aux poches trouées, mis le flingue dans son holster sous l’aisselle avant de te diriger vers les docks. La scène du crime. Des ténèbres cauchemardesques comme d’habitude par ici, même souvent en milieu de journée, l’éclairage, celui de lampadaires oscillants et faiblards, le reflet des rues mouillées plus lumineux que les lampes elles-mêmes, sans pourtant produire de lumière propre. Tout était verrouillé, comme si des actes innommables se déroulaient derrière les portes fermées et les fenêtres grillagées. Des odeurs louches dans l’air. Une eau noire clapotait contre le béton des quais et les piles en bois quelque part en contrebas. Quelques cris de mouettes: pâles corbeaux de mer, charognards. Le petit groupe habituel de badauds, d’ivrognes, de flics, de clodos, leurs visages dans l’ombre des casquettes et des chapeaux. Une assemblée perverse et sinistre. Également des charognards. Tu t’es frayé un passage parmi eux, les mains dans les poches de ton manteau. Mais tu étais arrivé trop tard. Le cadavre avait déjà été emporté à la morgue. Il ne restait qu’un dessin maladroit à la craie sur les pavés mouillés, une tache rouge à l’entrejambe sexant grossièrement le dessin. Blue était là. Comme prévu. Son secteur. «Qu’est-ce que tu fiches ici?» a-t-il demandé.  «Je me promène, Blue, c’est tout.»  «Commissaire Blue, pour toi, trouduc.»  «Monsieur Trouduc pour toi, Blue, c’était une cliente à moi.»  «Qui? Tu as haussé les épaules et allumé une cigarette. Le cadavre? L’assassin? L’indic?» Pas la moindre idée. Le seul lien dont tu étais certain était le coup de téléphone. En contrebas tu as aperçu un ferry, amarré au dock, cale d’accès des voitures béante. Ce qui était troublant. C’aurait pu être n’importe qui. Venu d’on ne sait où. Va falloir vérifier la liste des passagers. S’il y en avait. Ce qui veut dire des complications. À présent, à la morgue, l’employé de nuit t’apprend qu’un cadavre a été apporté, mais qu’il est reparti. Sans doute volé, dit-il. Et comment il a été volé, ce putain de cadavre, eh, Charogne? J’en sais rien, mon pote. J’étais ici toute la nuit. Il était là et puis il était plus là, j’en sais pas plus. Tu lui balances quelques beignes pour lui rappeler que perdre un cadavre est risqué et lui demandes à quoi elle ressemblait. Taille moyenne, bien roulée, ongles de pieds peints mais peu de maquillage, pas de bijoux, cheveux plutôt blonds, même couleur que sa chatte. «Elle était nue?» «Pas quand elle est arrivée.» «Où sont ses vêtements?» «Partis, eux aussi. Sauf ça.»  Il te tend une voilette noire très fine. Tu la reconnais. Ou peut-être, tu crois la reconnaître. Tu l’empoches et t’apprêtes à partir. «Une chose encore», dit la Charogne.   Tu fais demi-tour.  «Sa chatte», dit-il en se caressant. Tu aperçois l’éclat dans ses petits yeux exorbités. «Ouais?» «Crémeuse. Douce. Comme du velours humide.» L’après-midi était bien avancée la première fois qu’elle est apparue dans ton bureau. Blanche avait fini son travail pour la journée. Qui déclinait, la lumière était basse. Peut-être l’avait-elle planifié, entrer ainsi comme pour apporter la nuit. Ou bien la tirant dans son sillage. Elle était habillée en veuve, tout en noir, visage voilé. Tu avais déjà vu ce genre de femme. Mais il y avait quelque chose en elle. Gironde, d’accord, mais plus que ça. Une sorte de présence. Elle était posée, calme, et pourtant, une certaine vulnérabilité. Dure mais tendre. C’était peut-être une visite amicale, as-tu pensé en enlevant tes pieds du bureau pour les poser dans les ombres turbides du plancher. Ou encore peut-être qu’elle dissimulait un meurtre, en craignait un, en complotait un. En craignait un, c’est ce qu’elle a dit. Le sien. Elle voulait que tu prennes une certaine personne en filature. Elle t’a tendu un bout de papier où un nom était écrit. Tu as essayé de ne pas grimacer. Mister Big.  «Comment vous trouvez-vous en relation avec un type comme lui?» as-tu demandé. «C’était un partenaire en affaires de feu mon mari.» «Pourquoi feu? Que lui est-il arrivé?» «Je l’ignore. J’ai pensé que vous pourriez essayer de l’apprendre. La version officielle était suicide.» «Mais vous pensez qu’il pourrait s’agir d’un meurtre», as-tu dit.  Elle s’est assise, a baissé les yeux. Peut-être hoché la tête. C’est comme ça que tu l’as compris. Ça ne va pas être facile, as-tu pensé. Ce type est protégé par une armée de gangsters et on dit qu’il a une demi-douzaine de sosies qui se déplacent en ville pour servir de leurres. Bien qu’il soit difficile de dire qui ils étaient parce que personne ne savait de toute façon de quoi il avait l’air. La veuve paraissait examiner ses mains pâles, doigts enlacés sur son giron noir. Tu as fait de même, examiné ses osselets: les apôtres sensuels et expressifs d’une dame de trente ans environ, peu habituée à un travail dur, uniquement ornés d’une alliance. Avec un gros caillou. Voilà pourquoi elle ne portait pas de gants. Aucun signe de nervosité ou d’incertitude. Quelles que soient ses intentions, elle savait ce qu’elle faisait. Une tapée de problèmes, cette fille, et si tu avais été malin tu l’aurais envoyée promener. Mais il faut payer le loyer, tu n’as pas assez de boulot pour refuser un client. Et puis en plus, elle avait de belles jambes. Alors, même si son histoire t’était connue avant même qu’elle te la raconte, la chronique inéluctable du sexe, de l’argent, de la trahison (mais qu’est-ce qu’il a, ce putain de monde, de toute façon?), tu lui as demandé de la raconter. Depuis le début, as-tu spécifié. «Je ne suis pas de la ville. Mon enfance s’est déroulée dans un petit bourg campagnard loin d’ici, un joli village avec de belles rues bordées d’arbres, des pelouses bien entretenues, des écoles et des églises qui convenaient au voisinage et un parc ensoleillé au centre, avec un kiosque à musique en bois blanc où des orchestres venaient jouer le week-end. Une ville où tout le monde se connaissait, où tout le monde s’aimait, où tout le monde se disait bonjour dans la rue et où personne n’avait peur. Ce dont je me souviens aujourd’hui, c’est que tout était baigné de lumière. Mon père était le pharmacien du bourg et enseignait à l’école du dimanche, au temple; ma mère s’occupait du club de bridge et travaillait comme bénévole à la bibliothèque municipale. J’étais majorette et mon jeune frère, un garçon insouciant, jouait dans l’équipe de basket de l’école. Nous étions très heureux. J’étais amoureuse du capitaine de l’équipe de football de l’école et il était amoureux de moi. Mais alors, un jour, mon père nous a surpris dans ce qu’il a cru à tort être des circonstances compromettantes et, pris d’un accès de colère, il m’a chassée. Je n’avais que seize ans, j’étais sans le sou et toute seule au monde quand je suis arrivée ici en ville. J’étais, comme vous pouvez aisément l’imaginer, entièrement démunie et perdue, accablée par le chagrin et le désespoir, confrontée aux dures réalités de la pauvreté et de la solitude, la peur au ventre. Mais alors, par un coup de chance des plus heureux, comme je ne croyais plus devoir en connaître, j’ai pu obtenir un emploi de bonne dans la maison d’un homme bon et généreux qui allait plus tard, après la mort de sa magnifique épouse qu’il adorait et dont la mort a presque provoqué la sienne, devenir mon mari. J’ai soigné son épouse, gravement malade, pendant ses derniers jours, tandis qu’il sanglotait à son chevet. Le pauvre homme a été anéanti quand elle est morte, a dû s’aliter et je l’ai soigné à son tour. Nous nous sommes pris d’affection l’un pour l’autre et au bout de quelque temps, nous nous sommes mariés. Et voilà toute mon histoire, excepté la mort tragique et mystérieuse de mon mari qui m’amène ici ce soir.» Elle a mis une main sous sa voilette noire dans le bureau de plus en plus sombre (dehors, les néons s’étaient lancés dans leur jeu nocturne de battements de cœur bégayants) et s’est tamponné les yeux avec un mouchoir blanc en dentelle. Jusqu’à ce geste, tu avais cru son histoire parce que tu n’avais aucune raison de ne pas la croire. À présent, elle paraissait aussi pleine de trous que sa voilette noire. Tu avais des centaines de questions à lui poser mais, avec un chuchotement soyeux, elle a croisé les jambes et tu les as oubliées. Alors, tu as préféré lui dire que c’était une mission très difficile, que tu allais devoir te faire aider, qu’un peu de pognon serait le bienvenu. Elle a décroisé les jambes (tu as cru voir des étincelles) et a sorti un gros rouleau de billets de banque de son sac. Pas la peine de compter. Je suis sûre que vous trouverez ça suffisant. Plus d’oseille que tu n’en avais jamais vu en dehors de la cuisine du Loui’s, mais tu l’as balancé avec dédain sur le bureau, tu as allumé une cigarette et, envoyant de la fumée dans sa direction telle une question inquisitrice, tu lui as dit que tu verrais ce que tu pouvais faire. Elle s’est levée pour partir, battant des paupières sous l’effet de la fumée.  «Que signifie le M, Mister Noir?» a-t-elle demandé en indiquant de la tête le signe peint sur la fenêtre qui donnait sur la rue derrière toi, à l’envers depuis l’intérieur du bureau: Philip M. Noir/Private Investigations. «Nom de famille», as-tu dit.  Elle y a réfléchi un instant, puis s’est dirigée vers la porte, ses bas sifflotaient doucement comme avec des lèvres légèrement froncées. Tu t’es rappelé une des questions oubliées et, tandis qu’elle se tenait dans l’encadrement de la porte, se découpant contre l’ampoule de l’entrée qui pendait dehors, tu l’as posée:  «Vous avez dit que vous aviez été surprise par votre vieux dans des circonstances compromettantes…?» «Eh bien, c’est que… nous ne portions pas de vêtements. Mais c’était tout à fait innocent. Nous étions jeunes et curieux.» «Nous sommes tous passés par là, as-tu dit en tentant d’imaginer la scène. Mais où…?» «Oh, dans le kiosque à musique, si vous voulez savoir. Un dimanche après-midi. Nous avions l’intention de faire la quête ensuite. Pour une œuvre de charité. Une idée puérile, je sais…»