Illustration de Julia Kuo
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L'Amour derrière les barreaux

Comment entretenir une relation sentimentale lorsqu'on est mère, enfant ou femme d'un mec incarcéré ?
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

J'avais 17 ans lorsque mon oncle a été emprisonné. Pendant des semaines, personne ne m'a rien dit. Je savais que quelque chose clochait parce que ma grand-mère était devenue livide en répondant au téléphone. Elle parlait avec ma mère, qui appelait depuis un restaurant de Capri. Elle venait tout juste de recevoir des nouvelles de la copine hystérique de mon oncle. « Ils l'ont emmené », hurlait-elle au téléphone.

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Ce simple coup de fil a changé notre vie. À présent, il n'était plus question d'organiser des week-ends et des vacances en famille. Il fallait sans cesse arranger des visites et être en contact avec les avocats. Cet homme gentil et généreux que nous avions connu faisait désormais partie d'un système qui le considérait comme étant tout le contraire.

En France, on dénombre 67 580 personnes incarcérées selon un rapport daté du 1er mars 2016, dont 2 795 femmes – soit à peu près 4 %. Au-delà de ces statistiques, on oublie trop souvent que des milliers d'autres femmes sont condamnées à une autre peine – celle de la loyauté.

En discutant avec des proches de détenus, on comprend rapidement qu'aucune ne s'attendait à mener une telle vie. Neuf fois sur dix, leur récit débute par la description d'une journée de travail lambda, avant qu'un événement extraordinaire ne vienne tout bouleverser.

« Je suivais un cours du soir de mandarin à l'université quand un ami de mon père m'a appelée. Mon père avait été arrêté », raconte Hattie, âgée de 24 ans. « Je me souviens avoir suivi ce cours jusqu'à la fin, incapable de réagir. Je n'étais pas inquiète, puisque cet ami m'a affirmé qu'il s'agissait d'un malentendu. J'étais loin de m'imaginer que cela finirait comme ça, qu'il serait enfermé pendant aussi longtemps. »

Après six mois de procès, le père de Hattie a été reconnu coupable de trafic de drogue.

« Quand le juge a annoncé la peine de neuf ans de prison, je n'ai pas craqué, précise-t-elle. Je ne saisissais pas encore la gravité de la situation. »

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Hattie a été dans l'obligation d'arrêter la fac pendant un an, mais elle ne regrette pas le moins du monde d'avoir mis sa vie entre parenthèses pour aider son père. « Il reste mon père, dit-elle. Certes, il a eu une vie un peu plus mouvementée que la plupart des gens, mais cela ne change rien. »

Ross Ulbricht, fils de Lyn Ulbricht, est le fondateur de Silk Road. Il est actuellement en prison à New York. Il est sous la menace de cinq peines de prison : deux peines à perpétuité, une peine de 20 ans, une peine de cinq ans, et une autre de 15 ans. À 32 ans, Ross risque donc de passer le reste de sa vie en taule.

Suite à un procès controversé, Lyn Ulbricht s'est donné pour mission d'utiliser l'incarcération de son fils afin d'améliorer le système américain de lutte contre le trafic de stupéfiants. Elle espère non seulement réduire la peine de son fils mais aussi modifier la politique antidrogue du pays afin que d'autres familles ne subissent pas le même sort.

Lyn Ulbricht (au centre) avec sa famille et son fils Ross (à droite). Photo publiée avec l'aimable autorisation de Lyn Ulbricht

« J'ai besoin de savoir que j'ai fait tout mon possible pour le sortir de cette situation. Je dois relever tous les défis », déclare-t-elle. Sauf que relever les défis n'est pas sans risques. L'année dernière, Lyn Ulbricht a fait une crise cardiaque. Pourtant, selon son médecin, son cœur était en parfait état. L'incarcération de son fils n'est sans doute pas étrangère à cette brutale dégradation.

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« C'est tellement dur de le savoir là-dedans, précise-t-elle. Ça me tue de penser qu'il ne sortira peut-être jamais. Je ne peux pas profiter de mon fils. Il ne pourra jamais fonder une famille et avoir des enfants. En plus, toutes mes visites sont supervisées et mes coups de fil enregistrés. C'est ça qui est le plus difficile. C'est pour cela que je m'investis autant et que je ne peux pas m'arrêter. C'est impensable. »

Pendant que Lyn Ulbricht passe son temps à faire campagne pour la libération de son fils, d'autres femmes se consacrent à la lutte pour une meilleure réintégration sociale après la prison.

Quand le mari de Sasha* a été libéré de prison au bout de 20 ans, il ne lui a pas été facile de recouvrer une vie normale. « Les conséquences de 20 années passées derrière les barreaux sont énormes, déclare-t-elle. Après deux décennies à se voir seulement les week-ends, mon mari était finalement à la maison, mais il était devenu colérique, voire violent. » Et la quadragénaire de poursuivre : « Les séquelles ne s'effacent pas après la libération. Les familles des prisonniers ne bénéficient d'aucun soutien. Il n'y a pas d'aide à la réintégration, les prisonniers sont relâchés dans un monde qu'ils ne connaissent plus. »

« Quand il a été emprisonné, son fils avait huit ans, poursuit-elle. Lorsqu'il a été libéré, il en avait 28. Il ne savait pas utiliser un smartphone. Il ne connaissait pas Internet. Nous devions l'aider afin qu'il ne se sente pas largué. »

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Photo de Good Vibrations Images via Stocksy

Il est évident que le système pénal actuel est un échec pour les hommes derrière les barreaux, mais aussi pour les femmes en dehors. Lors de notre interview, Lyn Ulbricht m'a dit que Ross était un garçon adorable, ce dont je ne doute pas.

C'est d'ailleurs le cas de beaucoup d'autres détenus. Ce sont des gens normaux, avec des familles normales. Ils sont le fils, le mari ou le frère de quelqu'un. Leur famille n'approuve pas leurs actes, mais les accepte et tente coûte que coûte de trouver un moyen de vivre avec ce fardeau au quotidien.

« Je ne défends pas Silk Road, précise Lyn Ulbricht. Ross a fait de mauvais choix et je ne cautionne pas ses actes. Mais je suis fière de lui – c'est quelqu'un de bien. C'est mon fils, et je ne l'abandonnerai jamais. »

* Le nom a été changé