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La presse rebelle de Syrie rendra coup pour coup aux djihadistes

Pour l’ISIS et consorts, l’avenir du pays ne passe pas par la presse libre

Des exemplaires du journal syrien indépendant Enab Baladi (« Raisins Locaux ») parmi les décombres (photo avec l'aimable autorisation de Enab Baladi)

Rami Al-Razzouk voyageait entre Raqqa et Tabaqa, dans le nord-est de la Syrie, quand il a été enlevé à un point de contrôle de l'ISIS [l’État islamique d’Irak et d’al-Cham]. La ramification d'Al-Qaida l'a capturé alors qu'il se rendait à une interview dans le cadre de son travail de journaliste sur Radio ANA. Le jour même, ISIS se sont servis de sa clé pour faire un raid dans les locaux de sa station de radio basée à Raqqa. Deux semaines plus tard, ils s'y sont invités à nouveau et ont emporté avec eux tout l’équipement et les données de la radio. Apparemment, la presse libre n’a pas vraiment sa place dans le califat islamique que l'ISIS essaie d'instaurer.

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Scandalisée, l'ANA New Media Association – le réseau derrière la station de radio – est montée au front pour combattre la « stratégie délibérée visant à écraser la liberté de la presse et imposer la censure au peuple syrien » du groupe extrémiste. Alors que l'ISIS continue à opprimer le paysage médiatique naissant dans le nord et l'est de la Syrie, ANA s'est engagée à manifester ouvertement à chaque fois qu'un journaliste ou un militant serait ciblé par les djihadistes. Ce qui est plutôt courageux quand on sait que l'ISIS a décapité tellement d'ennemis que, dans son élan, il s’est mis à décapiter ses alliés aussi.

Lundi, le réseau a lancé une campagne soutenue par 21 organisations médiatiques syriennes et 50 organisations internationales visant à encourager la presse libre en plein essor en Syrie. Une des déclarations de la campagne est la suivante : « Nous exigeons la libération immédiate de tous les journalistes et les citoyens journalistes détenus par le régime, l'ISIS ou tout autre groupe. En outre, nous appelons les médias internationaux et les organisations en faveur de la liberté de la presse à se joindre à cette initiative et à prendre les mesures appropriées pour la sécurité des journalistes et la liberté d'expression en Syrie ».

Un homme lit Sada El Sham, un journal indépendant, chez le barbier (photo publiée avec l'aimable autorisation de l'Association de soutien aux médias libres)

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J'ai discuté avec Ramy Jarrah, le codirecteur de l'ANA, de l'étendue du problème auquel les journalistes en herbe doivent faire face en Syrie : « Je pense qu'il reste environ zéro activiste dans les médias à Raqqa maintenant, m’a-t-il dit. Sur l'ensemble du nord, il y a eu environ 60 enlèvements par l'ISIS de journalistes activistes, et la répression s'aggrave depuis deux mois. »

Jarrah estime que depuis le début du conflit, environ 200 militants et individus travaillant dans les médias ont été enlevés par le régime syrien. Reporters sans frontières ramène ce nombre à 60, mais leurs chiffres ne prennent pas en compte ceux dont les familles n'osent pas parler, de peur des représailles.

Raqqa est désormais sous le contrôle de plusieurs groupes islamistes. Toutes les forces de l'Armée syrienne libre qui subsistent dans la ville ont prêté allégeance à Jabhat al-Nosra (JaN). Ce rapprochement a incité un certain nombre de partisans plus intransigeants à abandonner la JaN pour l'ISIS. Ces deux groupes tentent d’imposer leurs valeurs à la population et encouragent les femmes à porter le voile intégral. La dissidence est traitée durement.

Un magasin distribue des magazines indépendants (photo avec l'aimable autorisation de l'ASML)

L’association ANA New Media a été créée début 2012 dans le but d'encourager le journalisme citoyen en Syrie. Ils diffusaient leurs infos sur leur radio en ligne depuis près d'un an quand ils ont décidé que la meilleure façon d'atteindre les personnes à l'intérieur du pays en guerre était de passer à des fréquences FM : « Il y a environ trois mois et demi, nous avons débuté notre première émission FM à Raqqa », a déclaré Jarrah. Raqqa était contrôlée par les rebelles depuis février 2013, mais au cours des derniers mois, la ville est passée presque totalement sous le contrôle de l'ISIS.

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ANA a demandé l'autorisation d'opérer à la commission de la charia locale. Ils ont dû promettre de ne pas diffuser de musique ou d'émissions politiques. Ils ont accepté les termes de cet accord, mais seulement dans le but d'obtenir le matériel nécessaire. À leur arrivée, ils ont implanté la station dans un endroit tenu secret et ont commencé à diffuser des émissions d'histoire (« Ce qui s'est réellement passé »), d'actualité, de service public (« Où trouver du pain et de l'essence ») et d'humour (« Se moquer des Frères musulmans »). Ils diffusent également des infos sur les manifestations de la société civile.

Le credo de la station de radio est l'anti-extrémisme et l'anti-sectarisme, un truc qui, sans surprise, n'a pas été bien reçu par l'ISIS, qui penchent plutôt du côté de l’extrémisme sectaire. « La programmation est principalement fondée sur le fait d’informer les gens à propos du processus politique en cours, car les gens n'y comprennent pas grand-chose », a expliqué Jarrah. Ils ont fait ça pendant trois mois, avant que Rami disparaisse.

La radiodiffusion était dangereuse pour ceux qui travaillaient dans la station. Les journalistes ont pris d'énormes risques en critiquant la mentalité extrémiste des groupes qui gouvernaient Raqqa. Plusieurs jours avant la disparition de Rami, l'activiste « Marzin » – qui animait la majorité des émissions de la station – a été visé par l'ISIS et a dû s’enfuir en Turquie. Rami, qui a été enlevé le 1er octobre, n'a pas été revu depuis. ANA a reçu des informations semblant indiquer qu'il était encore en vie, mais que ses ravisseurs l'avaient bien amoché.

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« Je connais bien Rami et je sais ce qu'il voudrait : que nous fassions quelque chose, a déclaré Jarrah. Nous ne devons plus nous taire. Quand on se tait, on n’obtient pas ce qu’on veut. » S'opposer aux extrémistes s’avère dangereux – voire mortel –, mais l’inaction est tout aussi dangereuse.

(photo publiée avec l'aimable autorisation de ASML)

Pour Jarrah, ce combat va plus loin que la liberté de la presse : il s'agit aussi d'arracher la révolution syrienne des mains d'un groupe qui l'a, selon lui, détournée de ce pour quoi lui et d'autres se sont battus : « Nous défierons ceux qui veulent nous faire taire, et isolerons ceux qui tentent de nous détourner de nos objectifs, a-t-il promis. À partir de maintenant, nous allons être pragmatiques avec ceux qui nous affrontent, que ce soit l'ISIS ou la JaN ou Assad. Pour eux, notre message est clair : Nous avons fait la révolution pour la liberté, la dignité et l'égalité, et nous n'allons pas négocier ces trois valeurs-là. » Il espère que l'impopularité de l'ISIS se répandra. « Si tout le monde ose parler, alors l'ISIS va perdre le soutien du peuple. Généralement, les gens n'aiment pas l'ISIS mais personne n'ose les contredire, ils ont peur de s'opposer à eux », a t-il dit.

Pour pallier les risques de plus en plus importants, l’ANA espère offrir prochainement des salaires relativement élevés, et assurer la formation et la sécurité des journalistes citoyens qui informeront la population. Jarrah et son organisation ont l'intention d'aller de l'avant en mettant en place des stations de radio FM à Deir ez-Zor, Idlib, Alep et dans la banlieue de Damas. Ils ont même l'intention de recommencer à Raqqa une fois que les autres zones seront opérationnelles. Reste à savoir s'ils survivront aux assauts de l'ISIS et d'autres groupes djihadistes, pour lesquels l'avenir de la Syrie ne passe pas par la presse libre.

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