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Bravo, le Royaume-Uni : vous déportez des réfugiés somaliens au Kenya et en Tanzanie

Retourne dans ton pays !

La base militaire d'Al-Shabbaab à Kismaayo, une ville de Somalie où vit le peuple bajuni

Il n’est pas compliqué de faire preuve d’empathie pour les demandeurs d'asile rejetés par le pays où ils ont trouvé refuge. En règle générale, ça se passe de la manière suivante : vous fuyez votre pays d'origine, vous vous jetez dans les bras des trafiquants d'êtres humains, vous parcourez des milliers de kilomètres au péril de votre vie – et tout ça pour que votre demande d'asile tombe dans l'oreille d'un sourd. Ensuite, après être devenu sans le vouloir la star d'un gouvernement qui durcit sa politique sur l'immigration, vous vous retrouvez soit emprisonné pour une période indéfinie, soit dans un avion en direction de l'endroit que vous avez essayé de fuir par tous les moyens. Alors imaginez maintenant qu’on vous renvoie dans un pays qui n'est pas celui d'où vous venez.

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Cet enchaînement tragique d'événements est exactement ce qui arrive à une centaine de Bajunis qui demandent l'asile au Royaume-Uni. Originaires des îles situées sur la côte sud de la Somalie, ils passent la plus grande partie de leur temps à pêcher, et le peu qui leur reste consiste à être victimes de persécutions tribales et de menaces venant du groupe militant islamiste Al-Shabbaab.

Après avoir déposé leur demande d'asile au Royaume-Uni, les Bajunis doivent faire face à une potentielle déportation au Kenya ou en Tanzanie, des pays dans lesquels ils n'ont aucuns liens familiaux, et qu’ils ne connaissent absolument pas. Ils se retrouvent spécifiquement dans cette situation car le gouvernement britannique refuse de reconnaître l'identité des Bajunis de Somalie, suite aux résultats d’un test nommé Language Analysis for the Determination of Origin (LADO)– une sorte de « laboratoire d'expertise du langage » créé dans le but d’évaluer la validité des revendications nationales des réfugiés.

Les Bajunis à qui j'ai parlé m'ont dit que ces décisions de déportation avaient été prises en se fondant sur des entretiens passés avec des experts du langage, qui leur ont demandé de parler le dialecte swahili au lieu de leur langue maternelle, le kibajuni.

Trois réfugiés bajunis (photo via__ Bajuni Campaign)

Unity Glasgow, une association caritative qui a aidé les bajunis à formuler leurs demandes d'asile, prétend que les rapports du LADO n'ont pas tenu compte des règles académiques officielles ni des études menées par des experts indépendants. Ils affirment que les décisions politiques s’appuient sur des preuves fournies par Sprakab, l’entreprise suédoise qui a rendu le rapport. Unity Glasgow estime que c'est loin d'être une simple erreur bureaucratique, mais qu'il s’agit bien d’un contournement des obstacles juridiques – prévus par la Convention européenne des droits de l'homme – qui, autrement, ne leur permettraient pas de renvoyer les gens en Somalie alors que ce pays est ravagé par la guerre. En bref, le gouvernement britannique veut se débarrasser des réfugiés bajunis, mais comme il ne peut pas les renvoyer dans leur pays d'origine, il s’appuie sur certaines informations contenues dans les rapports de Sprakab pour les renvoyer ailleurs.

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Selon Jasmin Sallis d’Unity Glasgow, « c'est une tactique délibérée. Ce n'est pas une coïncidence si le gouvernement britannique insiste sur le fait que les Bajunis viennent de pays qui n'ont pas de règles en matière de déportation. Le manque de connaissance autour des îles Bajuni et des différences entre les individus qui en sont originaires est une des raisons pour lesquelles la stratégie du gouvernement fonctionne si bien sur ce groupe minoritaire ».

Lorsque j'ai contacté le Bureau de l'Intérieur pour en savoir plus sur Sprakab et ses rapports, ses agents ont refusé de me donner des précisions sur les cas individuels, mais ont confirmé que l'entreprise suédoise travaillait pour eux depuis l'an 2000. Sprakab n'a pas non plus souhaité répondre aux questions que je leur ai posées.

Un bateau de pêche bajuni, photo prise avec un vieux téléphone

« C'est une perte considérable d'argent et de ressources pour les contribuables », m'a expliqué Brian Allen, un export cité comme témoin par les tribunaux en ce qui concerne les tests de langue imposés aux Bajunis. Pour avoir lu plus de 400 rapports de Sprakab, il peut se permettre de critiquer leurs méthodes. Il affirme ainsi que les questions du test étaient obscures et induisaient les personnes en erreur, sans parler du fait qu'elles étaient posées en swahili du Kenya plutôt qu’en kibajuni, le dialecte des Bajunis.

« Il faut garder à l'esprit que le peuple bajuni est très isolé, et n'a pas reçu de réelle éducation, précise-t-il. Ils ne sauront pas répondre aux questions relatives aux noms des parlementaires somaliens, ou à ceux des grands monuments du pays. » Si l'on se rapporte aux méthodes de Sprakab, Brian nous a assuré qu’elles étaient « peu professionnelles et intimidantes. Pas seulement parce que les entretiens avec les Bajunis ne se font pas dans leur langue maternelle, mais parce que de nombreux entretiens se déroulent violemment. »

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« Le gouvernement continue à soutenir ce manque cruel de transparence et à garantir l'anonymat intégral pour les analystes de Sprakab, a relaté Allen. Il est donc difficile de faire confiance à leurs conclusions, et on peut se poser de vraies questions sur leurs compétences. » Bizarrement, Allen m’a raconté qu’à l’occasion d’une des rares conversations qu'il a eues avec les directeurs de l'entreprise suédoise, ces derniers lui avaient avoué que leurs rapports ne devraient pas être utilisés pour prendre des décisions en matière d'asile.

Et Allen n'est pas le seul à interroger les pratiques de Sprakab : Alison Harvey, la directrice de l'Association des praticiens du droit en matière d'immigration, a précisé : « Analyser le langage d’une personne ne permet en aucun cas de tirer des conclusions sur sa nationalité. Il s’agit d’une pseudo-science. Il faudrait plutôt examiner les preuves au cas par cas. »

Une hutte bajuni

Au Royaume-Uni, les Bajunis ne bénéficient que de très peu d'assistance tant qu'ils ne décident pas de se déporter d'eux-mêmes. Abdul Rahman, un jeune de 19 ans qui a quitté les îles Bajuni après avoir perdu son oncle, m'a dit que malgré les tentatives visant à prouver ses origines somaliennes, le gouvernement britannique attendait toujours de lui qu'il parte au Kenya.

Il m'a effectivement précisé que l’analyste de Sprakab ne lui avait pas parlé kibajuni, mais swahili, avec des questions suffisamment vagues pour prouver que l'analyste « ne connaissait rien à la Somalie ». Il a ajouté : « Ils essaient de vous inciter à donner les réponses qu’ils veulent entendre. »

Comme beaucoup de Bajunis, Abdul reçoit chaque semaine une toute petite indemnité pour subvenir à ses besoins. Il est dans une meilleure situation que ceux qui ont refusé d'accepter la déportation, qui ne peuvent compter que sur des œuvres de charité et des associations d’aide aux réfugiés.

Si la vie au Royaume-Uni est très difficile pour les Bajunis, accepter la déportation n’est pas une meilleure option, puisqu’ils sont souvent la cible de gangs, ainsi qu’on me l’a raconté : agressions, vols, parfois même viols et meurtre. Mohammed (un pseudonyme), un des Bajunis que j'ai rencontrés, a quitté les îles en 2006 et a trouvé refuge au Kenya avant de venir au Royaume-Uni.

« Ils ont tué ma famille pendant dans leur sommeil, et les rumeurs disaient qu'ils terrorisaient également d'autres communautés des îles, m’a-t-il relaté. J'ai voulu rester chez moi aussi longtemps que possible, mais nous n'avions pas d’armes à feu pour nous défendre. Je n'avais pas d'autre choix que de partir. » Il m’a expliqué qu'à cette époque, au Kenya, « ceux qui allaient dans les camps de réfugiés kenyans étaient le plus souvent oubliés de tous – on leur donnait très peu d'eau et de nourriture. Ils ne nous aimaient pas du tout, et nous donnaient des ordres uniquement en swahili, un langage que les réfugiés ne connaissaient absolument pas. Ils devaient l'apprendre pour survivre. »

Malheureusement, pour les Bajunis qui sont parvenus au Royaume-Uni, le pays n'a pas été des plus hospitaliers. Mais malgré toutes ces difficultés, la campagne pour les Bajunis mise en place par Unity Glasgow est un signe d’optimisme. Selon Jasmin, « La campagne nous a donné une bonne visibilité sur Internet, et nous sommesentrés en contact avec d'autres Bajunis qui, eux aussi, ont du mal à prouver leur nationalité en Allemagne, aux Pays-Bas et en Irlande. Et les objectifs sont très simples : avoir le droit de travailler et d'être reconnu comme Somaliens. »