Comment un documentaire sur Depeche Mode a posé les bases de la télé-réalité
Photo - Tamsin Lee

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Comment un documentaire sur Depeche Mode a posé les bases de la télé-réalité

En 1988, 8 fans sont invités à suivre Depeche Mode sur sa tournée US. « 101 », le film qui retrace l'expérience, bouleversera les codes de la télévision moderne.

Imaginez : vous avez 17 ans, les membres de votre groupe préféré vous appellent et vous invitent à partir avec eux en tournée. Un bus se pointe, vous montez, et c'est parti pour un trip de malade, oublié le bac, le vrai rêve est . Traîner entre potes, danser sur l'autoroute, gueuler les paroles des chansons à l'unisson, tous les soirs, aux quatre coins du pays, et faire la teuf, la teuf, la teuf. Et c'est à ce moment-là que la plupart des gens se réveillent, parce qu'à ce niveau, ça ne peut être rien de plus qu'un fantasme. Mais pour huit ados, en 1988, ce rêve est devenu très, très réel.

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Le groupe, c'était Depeche Mode, la clé du paradis, c'était un concours de danse, et le résultat, un putain de film. Chaque étape du parcours a été filmée pour constituer Depeche Mode 101, un extraordinaire documentaire sorti en 1989, sous la direction de Chris Hegedus et D.A. Pennebaker, ce dernier étant responsable de plusieurs documentaires musicaux emblématiques comme Don't Look Back, consacré à Bob Dylan. 101 ne se contentait pas de retirer le script des mains du groupe pour le confier à ses fans, il est involontairement devenu le premier vrai show de télé-réalité, braquant son objectif sur des ados « meilleurs amis du monde depuis 5 minutes », embarqués dans un bus pour accompagner Depeche Mode vers le concert le plus déterminant de leur carrière. Même si le groupe de Basildon reste le sujet du film, ce sont ces kids qui l'ont rendu légendaire.

Ce n'est pas un hasard si les visages des fans sont la première chose qu'on voit dans 101. La caméra passe sur la foule hurlante, tout en crop tops, fringues noires et en boucles d'oreilles géants ; tous trépignent en attendant que Depeche Mode fasse son apparition sur scène. Avec la sortie, en 1987, de l'album Music For The Masses (qui vient de fêter ses 30 ans), Depeche Mode atteint le premier sommet de sa carrière. Le disque est imparable et la critique est unanime - même leurs anciens détracteurs baissent les armes. C'est Depeche Mode qui a proposé à Pennebaker de réaliser un documentaire sur leur tournée américaine de 1988, qui devait aboutir sur un « Concert For The Masses », au stade Rose Bowl, dans les alentours de Los Angeles – leur plus gros show à ce jour. Mais ce qui a convaincu le réalisateur, ce n'est ni ce concert, ni la musique du groupe, mais les fans.

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« Ce qui m'a tout de suite intéressé, c'est la façon dont le public réagissait face à eux », a déclaré Pennebaker en 1989. « Ce n'était pas des gens qui sortaient simplement voir un groupe et boire une bière. On aurait dit que c'était le seul et unique concert qui importait dans leur existence. »

Et Depeche Mode en étaient tout à fait conscients. Après trois semaines de tournage, leur équipe propose aux réalisateurs une idée risquée : organiser un concours de danse pour sélectionner un certain nombre de fans qui partiraient sur la route avec eux – de New York à la Californie, par la route 66. « On a tous le cerveau saturé par le genre de voyeurisme que la télé-réalité dégueule depuis plus de vingt ans », déclarait Alan Wilder, ancien membre de Depeche Mode, en 2014, « mais en 1988, c'était une approche nouvelle et dangereuse. » Des milliers de fans du groupe ont reçu le message de « s'habiller pour la caméra », et se sont alignés devant la porte de ce qui était l'épicentre du concours : le Club Malibu, à Lido Beach, dans l'état de New York. En 1989, Jay Serken, âgé de 18 ans, a parfaitement résumé leur rôle dans 101 : « Montrer à quoi ressemblent les fans de DM, prendre du bon temps, montrer le concept de la tournée, faire la pub du groupe, se bourrer la gueule, vomir, et… FAIRE LA FÊTE !!! »

Saluant la caméra d'un grand sourire, chapeau de marin sur la tête et petit short à carreaux noirs et blancs, Christopher Hardwick faisait clairement partie de ceux qui sortaient du lot, dans la salle surpeuplée du Club Malibu. Aujourd'hui encore, le visage d'Hardwick s'éclaire quand il parle du groupe. « Depeche Mode étaient ultra cools. En tant que fan, on [se targuait] d'être différents, d'avoir une longueur d'avance », explique Hardwick, joint par téléphone à New York. « Wow, une bande de types avec des coupes de cheveux trop cool, qui portent du mascara et qui s'habillent tout en noir ? Ils sont faits pour moi. Ils ont facilité cette acceptation. »

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Photo issue de la collection personnelle de Liz Lazo et utilisée avec son autorisation.

Liz Lazo, à 18 ans, a également réussi son « audition », les cheveux très courts rouge vif, et un chapeau noir, imitant le style du songwriter du groupe, Martin Gore. À l'inverse de la plupart des concurrents, elle s'est simplement retrouvée à sortir par hasard au Club Malibu ce soir-là. « Quelqu'un m'a dit 'Depeche Mode tournent un film, et on est entrain de choisir des gens pour qu'ils disent pourquoi ils aiment le groupe'. Je me suis dit, 'O.K., pourquoi pas ?' » se souvient Lazo, aujourd'hui à New York. « Une semaine après, juste après avoir terminé le lycée, j'ai reçu un appel de l'équipe de management, qui me disait 'Meuf, fais ton sac, tu pars la semaine prochaine !' Quoi ?! »

C'est ainsi que sont montés dans le bus de 101 : Christopher Hardwick, Liz Lazo, Oliver Chesler, Sandra Fergus, Mia Decaro, Jay Serken, Chris Parziale et Maggie Mouzakitis – des ados qui ne se connaissaient pas, et qu'un voyage à haut dosage hormonal à travers l'Amérique a transformé en une petite famille, suivant les shows de Depeche Mode, de Pittsburgh à Pasadena en passant par l'Arizona.

Chesler avait 17 ans à l'époque, et a laissé tomber diplôme et bal de promo pour partir avec le groupe, accompagné de Fergus, son premier amour. Son emblématique crête iroquoise et ses yeux cerclés de noir, qu'il porte de bout en bout du film, relèguent la garde-robe de Depeche Mode au rang de costumes du dimanche. « Ils nous ont filé un gros cahier, écrit à la machine, avec l'itinéraire complet : là où on allait, ce qu'on allait manger chaque jour », raconte-t-il depuis Berlin, où il vit actuellement et fait de la musique, sous le nom de The Horrorist. « Mais il y avait un mec, Marcel, qui était responsable de notre budget nourriture, et ils dépensaient tout en bière ! »

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Comparé aux programmes de télé-réalité actuels, dans lesquels les participants déboulent avec des punchlines plein les poches dès le premier jour, 101 décrit avec une honnêteté rafraîchissante ce que signifie être adolescent. Ils sourient devant leur bière renversée, parlent sans gêne de gerbe, de pisse, et de l'odeur qui règne dans le bus quand la clim ne marche plus depuis des heures, s'aident mutuellement à se décolorer les cheveux entre les concerts, montrent leurs culs à la caméra, et roulent des joints dans leurs chambres d'hôtel. Ce n'est franchement pas sexy sur le papier, mais leur assurance et leur fraîcheur compensent largement. « On écoutait beaucoup de musique. On ne dormait presque pas dans le bus. On restait réveillés, quelle que soit la durée du trajet, à boire des shots de tequila », raconte Hardwick. « Il y avait juste deux cameramen, qui essayaient de saisir les instants de chacun. On n'avait pas de directive genre 'essaye d'être un peu plus comme-ci ou comme-ça' ; c'était plutôt 'untel a du mal à choisir ses fringues, allons jeter un œil par-là'. »

Lazo raconte qu'être filmée était bizarre au premier abord, mais que dans la mesure où cet aspect était loin d'être le plus dingue du voyage, elle a fini par complètement s'en foutre. Dans une scène, l'interprétation live de « Nothing », un des titres-phares de Music For The Masses, est juxtaposée avec la version « karaoké party » des kids dans le bus. Lazo chante avec assurance face à la caméra, avant de faire littéralement le pont en dansant. « Ouais, j'avais un vrai dos de gymnaste à l'époque », dit-elle en riant. « Et puis Chris a passé les jambes au-dessus de moi – putain ! C'est clairement un de ces moments où on avait bu un verre de trop. »

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Oliver, Sandra et Christopher devant le Rose Bowl. Photo issue de la collection personnelle de Christopher Hardwick et utilisée avec son autorisation.

Rapidement, autant Depeche Mode que les ados se mettent à parler à la caméra comme s'il s'agissait du confessionnal d'une émission télé-réalité. Pendant une fête dans le bus, avec le groupe et les membres de l'équipe, Serken déclare à la caméra « J'en suis à ma treizième bière ! Et je tiens toujours debout ! ». Alors que le couple aux cheveux en l'air, Chesler et Fergus, sont entrain de se tourner autour, Fergus se tourne vers l'objectif : « Je le déteste. Vraiment. » Le frontman du groupe, Dave Gahan, se prend lui-même au jeu, backstage. « Je ne suis vraiment pas sûr de tout ça » dit-il à la caméra, en plaisantant à moitié, avant le concert au Rose Bowl. « Retournons à l'hôtel… Ils ne diront rien. »

L'aisance scénique de Depeche Mode est le seul aspect de 101 qui rivalise avec le charisme des fans. Habillé en blanc, sur fond noir, Gahan prend des poses christiques, tourne sur lui-même, bondissant, joue au chef d'orchestre. C'est ici qu'a eu lieu la transition entre le Depeche Mode humain et le Depeche Mode mythique, le moment où le groupe est passé maître en son domaine, devant une océan déchaîné d'américains en délire.

« C'était l'expérience la plus grisante du monde. C'était tellement incroyable d'être en plein devant, avec nos badges VIP. Ils jouaient toutes nos chansons » se souvient Hardwick avec excitation. « Quand les gongs ont commencé à retentir, et que le crescendo s'amplifiait, on hurlait. J'avais l'impression d'être une jeune fille à un concert des Beatles dans les années 60 ! » Le légendaire concert des Beatles au Shea Stadium, en 1965, avait rassemblé plus de 55 000 fans. Le Concert For The Masses de 1988, au Rose Bowl, en a fait vibrer plus de 60 000.

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C'est avec 101 que tout a changé pour Depeche Mode. « Cette tournée et ce film ont joué un rôle tellement important, surtout dans la façon dont le groupe était perçu », a déclaré Gore en 2003. « Depuis le début, ça ne se jouait qu'à très peu de chose, surtout aux USA, mais cette tournée de 88 a marqué le moment où le groupe a vraiment décollé. » Le gargantuesque album live qui s'en suivit acheva d'asseoir leur légende, et poussa leur musique en haut des charts, à la sortie de Violator en 1990, l'album qui donna suite à Music For The Masses et qui permit au groupe de franchir un palier supplémentaire. Le début des années 90 a également été marqué par l'arrivée de The Real World, la première émission de télé-réalité présentée comme telle, sur MTV, en 1992.

Mia au Rose Bowl, avant le concert. Photo de Christopher Hardwick.

En backstage et dans les afters, les ados du bus étaient traités comme des stars, traînant avec Depeche Mode comme avec de vieux potes, croisant la route de Bono, Axl Rose et Rick Astley. Même si les souvenirs des soirées californiennes de cette période tendent à disparaître et à se mélanger, Chesler a une histoire à raconter que les caméras n'ont pas immortalisée : « Ils nous ont emmenés dans un club de L.A., et pour rentrer, il fallait porter une petite boucle d'oreille avec un squelette. Donc nous voilà, une bande de gamins avec des boucles d'oreilles squelette, et quand on est entrés, des nanas – complètement à poil – servaient à boire. Je ne sais même pas ce qui se tramait dans l'espace VIP. À ce jour, je n'ai pas revu un endroit pareil. »

Chesler, Hardwick et Lazo considèrent tous les trois The Real World comme le premier des nombreux rejetons de 101. Évidemment, si on veut se lancer dans le « oui, mais en fait… », on pourra dire que techniquement, le premier programme de télé-réalité est la série de documentaires An American Family de 1973, qui suivait la vie de quatre foyers américains moyens. Mais Depeche Mode 101 était quelque chose de différent et établissait un précédent en terme de télé-réalité, dans la mesure où il montrait la vie de ces ados non pas comme un documentaire, mais comme un film, les emmenant dans une virée infernale avec un des groupes les plus cools des années 80, passant du luxe des backstages au vomi dans le caniveau. C'est du divertissement programmé, une première ébauche, pour le meilleur et pour le pire, de nos obsessions actuelles pour la réalité.

« Avant 101, je n'avais jamais vu de film ou d'émission dans lesquels on faisait se rencontrer des gens qui ne se connaissent pas, pour qu'ils vivent ou voyagent côte à côte. On a plus ou moins passé deux semaines tous ensemble dans un tour-bus qui traversait le pays, et [le film] a montré les relations qui se sont nouées entre nous. Après ça, les émissions sur MTV sont apparues » explique Lazo. « Mais on était les premiers. » Jill est sur Twitter.