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Photo : Latrach Med Jamil via Unsplash


Société

Dans le coeur et l’esprit des Gazaoui·es qui vivent ailleurs

« Ma vie s'est arrêtée. Je vois que des larmes et du sang. Je suis physiquement en Belgique, mais mon âme est à Gaza. »

Plus de deux mois se sont écoulés depuis qu’Israël a déclaré la guerre au Hamas et lancé une attaque aérienne et terrestre sur la bande de Gaza. Jour après jour, le nombre de Palestinien·nes tué·es augmente, dépassant les 18 000 en seulement neuf semaines. 1,7 million de personnes, soit environ 77% de la population de Gaza, ont déjà été déplacées – un nombre encore plus élevé que lors de la Nakba de 1948.

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Il est difficile de ne pas se sentir dépassé·e par la situation, même si on la suit uniquement à travers l’actualité ou sur les réseaux sociaux. Mais si vous êtes originaire de Gaza ou si vous avez des proches coincé·es là-bas, vivre ailleurs – dans une société qui n’est pas en guerre – peut sembler étrange, aliénant, carrément impossible. 

On a contacté quatre Gazaoui·es qui vivent en dehors de la Palestine pour leur demander comment ils s’en sortent.

Malek Qreeqe (31 ans) vit en Belgique depuis huit ans. Quand il a entendu parler des attaques du Hamas le 7 octobre, il a immédiatement eu peur des répercussions potentielles. Malek a déjà vécu trois guerres à Gaza et sait très bien à quoi peut ressembler une réponse israélienne. « J'ai arrêté d'aller travailler pendant une semaine parce que mes pensées étaient paralysées, dit-il. J’avais peur pour ma famille, d’autant plus que je viens du quartier de Shejaiya, connu pour ses nombreux martyr·es. »

Il peut sembler inhabituel au public occidental d’entendre le mot « martyr·e » au lieu de « victime ». Dans les médias occidentaux, le terme est souvent associé aux attentats suicides. Pour les arabophones, il est utilisé en réalité de manière plus large pour désigner les personnes qui ont donné leur vie pour une cause. Les Palestinien·nes, en particulier, qualifient toujours les personnes tuées par Israël de martyr·es.

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Depuis que Malek est de retour au travail, il se sent constamment à bout. « Mes performances ont diminué, ma vie s'est arrêtée. Tout ce que j'entends, c'est le bruit des bombardements, les enfants qui pleurent, les mères et les pères qui appellent à l'aide. Je vois que des larmes et du sang. Parfois, j’ai peur de sortir du lit, parce que j’ai l’impression qu’il y a un bombardement devant chez moi. Je suis physiquement en Belgique, mais mon âme est à Gaza. »

Saja Eleyan (26 ans), qui vit aux Émirats depuis quatre ans, partage la douleur de Malek. Bien qu’elle soutienne la résistance palestinienne, elle est envahie par l’anxiété depuis les attentats du 7 octobre. Saja est en colère. Quand je lui ai parlé fin octobre, elle avait déjà perdu 20 ami·es et membres de sa famille vivant à Gaza. Aucun·e n’était affilié·e d’une manière ou d’une autre au Hamas. Les choses n’ont fait qu’empirer lorsque son ancienne maison et son lieu de travail ont été démolis. « Chaque jour, je me réveille et j'entends parler de nouveaux martyr·es et j'ai mal au ventre », explique-t-elle.

En plus de leur chagrin, Malek et Saja sont tou·tes deux frustré·es par la difficulté de communiquer avec les personnes coincées à Gaza. Vu qu’il n’y a pas internet là où ses proches vivent, Saja ne peut les contacter que par téléphone – et encore, seulement quand ça fonctionne. Et la situation s'est détériorée le 28 octobre, lorsqu'Israël a intensifié ses bombardements et coupé tous les services Internet et téléphoniques, empêchant les civil·es de communiquer avec le monde extérieur et les journalistes de partager leurs reportages.

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Bien que Malek et Saja aient été témoins de nombreuses crises à Gaza, les deux affirment que cette fois-ci est différente, notamment en ce qui concerne la couverture médiatique. « On a été plus que jamais témoins d’assassinats de journalistes et de tentatives visant à faire taire la voix de la presse, remet Saja. Ce qu’on dit sur les réseaux sociaux est aussi supprimé alors que le contenu israélien est largement diffusé. L’histoire est falsifiée sous nos yeux. »

Malek dit également qu’il n’aurait jamais pensé que des zones comme celle où vit sa famille, près de l’hôpital baptiste, seraient bombardées. Il n’aurait jamais pensé qu’Israël prendrait pour cible un hôpital ou une église. Mais cela s’est produit et il a perdu plusieurs proches, dont les enfants, l’épouse et la mère de son cousin.

Saja se sent coupable de ne pas pouvoir aider. « Je vis dans la terreur depuis que j’ai découvert les détails des bombardements quotidiens, remet-elle. J’ai peur pour eux et je me sens coupable parce que je ne suis pas avec eux. »

Tou·tes les Palestinien·nes vivant à l’étranger ne sont pas en sécurité et ne sont pas libres d’exercer leur droit de protester. L’Allemagne a empêché de nombreuses manifestations pro-palestiniennes et a soutenu l’expulsion de Palestinien·nes pro-Hamas. Malgré cela, Ali Bakhit (38 ans), qui vit en Allemagne, participe à des événements de soutien à la Palestine.

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Avec ses ami·es, il tente d’informer les Allemand·es sur le sujet, car il estime que la sensibilisation du public est le seul moyen de changer la politique du pays à l’égard de la Palestine. Sa femme et ses trois enfants sont toujours à Gaza et, tout comme Malek, Ali ressent une grande culpabilité. Il passe sa journée à suivre l'actualité et à penser à sa famille et ses ami·es, ou à essayer d'entrer en contact avec eux. Il se bat également pour réunir sa famille en Allemagne.

Depuis le début de la guerre, Israël tente de forcer les Gazaoui·es à se rendre dans le désert égyptien du Sinaï et fait pression sur l’Égypte pour qu’elle les accepte comme réfugié·es. Mais Saja affirme que son peuple refusera toujours de quitter ses terres. La plupart des habitant·es de Gaza vivent dans la bande parce qu’eux-mêmes ou leurs descendant·es ont déjà été déplacé·es d’autres régions palestiniennes pendant la Nakba.

Ibtihal Umm Ikrimah (34 ans) est originaire de Cisjordanie, mais a déménagé à Gaza avec son mari en 2011. À l'époque, elle venait d'être libérée d'une prison israélienne, dans le cadre d'un accord visant à libérer un soldat israélien kidnappé par le Hamas en 2006 en échange de 1 000 prisonniers palestiniens.

« On a vécu à Gaza pendant neuf ans et j'avais l'impression de vivre en famille, dit-elle. On y a été témoins de la guerre de 2014, qu’on considérait comme la plus dure. » Ibtihal a quitté Gaza en 2020 et vit désormais en Turquie avec sa famille. Elle considère toujours Gaza comme sa maison et ne peut imaginer vivre ailleurs pour toujours. « À chaque guerre, j'aurais aimé être là-bas, à Gaza », poursuit-elle.

Ces dernières semaines, elle s’est inquiétée pour sa famille et pour tous les gens qu’elle a rencontrés et avec qui elle s’est liée d’amitié à Gaza. « On s’endort et on se réveille chaque jour avec notre téléphone à la main. Tout ce dont on parle à la maison, ce sont les souvenirs de nos martyr·es et de nos proches encore en vie. Est-ce qu’ils ont faim ou soif ? Comment ils passent leur journée avec leurs enfants ? Sont-ils encore en vie ? »

Elle aussi éprouve un profond sentiment de culpabilité. « J’ai l’impression de les trahir parce qu’on peut dormir en toute sécurité ici, conclut-elle. J'aimerais pouvoir les amener avec moi et les protéger dans mon cœur. »

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