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Société

Crise humanitaire : la réalité des opérations de sauvetage en photos

Le photographe Raphael Schumacher a suivi SOS Humanity sur le navire Humanity 1 pendant un mois.

1 875. C’est le nombre de personnes qui se sont noyées en Mer Méditerranée entre janvier et juin 2023, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Il s’agit d’une forte augmentation par rapport à 2022 : 1 400 décès avaient été enregistrés cette année-là. Et pourtant, cette récente estimation ne prend même pas en compte le second semestre de l’année.

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La crise humanitaire qui fait rage en Méditerranée dure depuis huit ans dans l’indifférence générale, qu’il s’agisse des politiques européens ou de l'opinion publique. Les seules organisations qui s’engagent de manière cohérente dans des opérations de sauvetage en mer sont des ONG comme SOS Humanity – un travail rendu chaque jour plus difficile par les autorités européennes.

Raphael Schumacher est photographe. Il a suivi SOS Humanity sur le navire Humanity 1 pendant un mois, de la mi-juin à la mi-juillet. La période passée sur le navire a certes été courte, mais intense. Ses photos ouvrent une petite fenêtre sur l’expérience traumatisante des réfugié·es égaré·es en mer, ainsi que sur les réalités quotidiennes de celles et ceux qui tentent de leur venir en aide.

Des mains s'agrippent les unes aux autres. Des personnes sont tirées d'un bateau à un autre. Une bouée de sauvetage vole dans les airs. De nombreuses personnes vulnérables sont assises dans le bateau

VICE : Salut Raphael. C’était où, ces photos ?
Raphael Schumacher :
On est partis de Syracuse [en Sicile], c’était là que se trouvait le port d’attache du Humanity 1. On a ensuite navigué vers la Tunisie et on est resté dans les eaux internationales. C’est là que la plupart des photos ont été prises.

Combien de bateaux de réfugié·es t’as croisés pendant cette période ?
Neuf. Ça peut sembler peu, mais on a quand même réussi à sauver 400 vies au cours de cette mission.

T’es monté à bord en tant que photographe ou en tant que sauveteur ?
Les deux. La moitié de l’équipage était composée de professionnel·les et l’autre moitié de volontaires, qui étaient formé·es quant aux choses importantes à savoir. Notre équipe comprenait un médecin, une sage-femme, un psychologue et un traducteur. Je suis parti en tant que photographe, mais j’ai beaucoup aidé, genre 80% du temps. Y’avait pas vraiment de place pour les considérations artistiques une fois à bord. Impossible de définir un set-up pour une image ou de planifier des thèmes. Je me contentais de prendre des photos à la volée, dans le feu de l’action.

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L'Humanity 1 éclaire un petit bateau transportant des personnes en exil.

Tu peux nous expliquer comment se déroule un sauvetage type ?
On effectue des rondes dans une zone où il pourrait y avoir des bateaux de réfugié·es. Quand on en trouve un, on quitte le navire mère pour embarquer sur des bateaux plus petits. Une fois qu’on est suffisamment proches des réfugié·es, on se présente, on leur fournit des gilets de sauvetage et on les met en sécurité.

Vous les emmenez ensuite dans le port le plus proche ?
Ça serait l’idéal, oui… Mais dès qu’on signale le sauvetage, les autorités nous indiquent un « port sûr ». Ce port n’est jamais le plus proche. Et c’est là que l’acharnement commence. Les distances à parcourir sont telles que pour atteindre ces « ports sûrs », ça peut parfois prendre jusqu’à quatre jours.

Une fois au port, les personnes qu’on a secourues quittent le navire et on effectue le voyage retour, donc à nouveau quatre jours de trajet. C’est huit jours où on ne peut aider personne. Ce processus est complètement absurde, mais malheureusement, on ne peut rien y faire. Si on décidait d’aller à l’encontre de la réglementation, on serait dans l’illégalité.

Trois réfugiés se penchent, épuisés.

Les personnes secourues t’ont laissé quelle impression ?
Ces gens sont vraiment traumatisés. Et c’est pas forcément suite à la traversée de la Méditerranée, mais plutôt à cause de la période qui l’a précédée, la vie qu’ils menaient dans leur pays d’origine. Lors d’escales en Tunisie et en Libye, ces personnes ont été systématiquement persécutées, expulsées, battues. Au fond, toutes ont énormément souffert.

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Beaucoup désirent en parler, mais certaines personnes ont complètement refoulé les événements traumatisants et ne s’en souviennent que difficilement. D’autres sont simplement très tristes, d’autres encore juste soulagées d’avoir été sauvées de la mer. Mais tout le monde est rempli d’espoir. Quand on leur demande leur souhait pour l’avenir, la réponse unanime c’est « la paix ».

Un homme sourit

Y’a une rencontre qui te hante encore aujourd’hui ?
Quand on a croisé un bateau de réfugié·es en pleine nuit. Il était environ minuit et la mer était très agitée, avec d’immenses vagues. Heureusement qu’on l’a vu d’ailleurs, parce que les personnes à bord n’auraient probablement pas survécu. J’étais sur le point d’aller prendre un peu de repos, mais ce bateau est apparu devant nous au milieu de la tempête.

C’était vraiment insensé. On a grimpé sur nos speedboats. Les vagues étaient tellement hautes qu’on n’a même pas pu distribuer les gilets de sauvetage. C’est la première chose qu’on fait en temps normal, mais si les gens s’étaient penchés vers l’avant, leur bateau aurait pu chavirer. D’habitude on leur explique aussi la situation, mais cette nuit-là on a simplement fait monter tout le monde aussi vite que possible sur les canots de sauvetage.

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Il y avait une femme enceinte de neuf mois parmi ce groupe. J’ai regardé son ventre rond, son corps assis au milieu de la mer dans ce bateau entouré d’énormes vagues. Dès qu’elle s’est retrouvée en sécurité, l’accouchement a démarré. Elle a ensuite été évacuée et amenée sur [l’île italienne de] Lampedusa par les garde-côtes italiens.

Un petit bateau est éclairé.

T’as eu des nouvelles de cette femme, tu sais si elle va bien ?
Non. Je ne sais rien des personnes qu’on a sauvées. Dès que les gens montent à bord de notre navire, ils reçoivent un numéro. Tout se fait dans l’anonymat. D’un point de vue bureaucratique, il serait trop compliqué d’enregistrer chaque personne par son nom. Puis comme ça, on protège aussi leurs droits personnels. Quand ils quittent le navire, les autorités italiennes leur attribuent un nouveau numéro. C’est pourquoi ma série de photos s’intitule All Numbers End. Si tout le monde en est réduit à un numéro, il est évident que ces personnes sont totalement déshumanisées.

Quelle est la photo de la série qui t’a le plus marqué ?
Je trouve cette photo en noir et blanc très forte, celle avec le réfugié dont les yeux sont grands ouverts. D’une certaine manière, elle déclenche quelque chose en moi. J’ai souvent vu passer cette expression sur le visage des gens que j’ai croisés. Mais impossible d’attribuer une émotion claire à ce regard. Parfois c’était de la panique, parfois du soulagement, et même quelquefois de l’euphorie. Quoi qu’il en soit, ce regard survient quand la personne ressent quelque chose de très intense.

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Un homme les yeux ouverts. Une main cache la moitié de son visage.

Pourquoi t’as choisi ce sujet ?
Je voulais souligner le fait qu’il s’agit avant tout d’une tragédie provoquée par l’être humain. Quand on lui présente le même message encore et encore, je pense qu’à un moment donné, notre cerveau se met en veille. Pourtant, des gens meurent chaque jour en Méditerranée. Ce sont les conséquences des politiques inhumaines de l’UE. J’espère que mes photos apporteront une perspective plus humaine sur ce nombre de réfugié·es anonymes.

Est-ce qu’avoir participé à une opération de sauvetage en mer t’a changé ?
J’ai réalisé la futilité de mes propres inquiétudes. Quand j’étais sur le bateau, j’ai appris que j’allais devoir payer des arriérés d’impôts. Pendant un moment, ça m’a complètement contrarié. Puis je me suis dit : « Attends, c’est totalement hors propos. C’est pas un vrai problème. » Je me suis rendu compte que j’avais vraiment de la chance d’être né sur cette partie de la terre, et pas ailleurs.

Depuis la fin de la mission, je me sens un peu dépaysé. J’ai eu deux calls aujourd’hui, avec d’ancien·nes membres de l’équipage. Même des semaines après notre retour, ils luttent encore au quotidien et tentent comme ils peuvent d’assimiler tout ce qu’ils ont vécu. Ce genre d’expérience, ça te lâche pas si vite.

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Un jeune enfant porte un gilet de sauvetage orange.
Des refugies en rang
Un refugié
Des bateaux de réfugiés
Des bateaux de réfugiés
Une femme et un enfant avec leur bouée de sauvetage

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