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LE NUMÉRO REPRÉSAILLES

Yves Boisset

Jean-Claude Dreyfus était boucher dans Radio Corbeau. Le film qui a fait connaître Gaspar Noé n'est autre qu'un remake inavoué de Dupont Lajoie. Le Prix du danger est une charge visionnaire démontant les rouages de la téléréalité. En gros, si on lui...

Jean-Claude Dreyfus était boucher dans

Radio Corbeau

. Le film qui a fait connaître Gaspar Noé n’est autre qu’un remake inavoué de

Dupont Lajoie

.

Le Prix du danger

est une charge visionnaire démontant les rouages de la téléréalité. En gros, si on lui adjoint Spike Lee, Yves Boisset a mine de rien esquissé le paysage audiovisuel français des années 1990-2000. Pratiquant le cinéma à la manière du journalisme d’investigation, il est le premier cinéaste français à avoir évoqué la guerre d’Algérie. Il s’est mis à dos l’armée, Charles Pasqua un peu plus tard, et probablement quelques autres après son documentaire sur les meurtres liés à l’Ordre du temple solaire – en plus de faire tourner Fred Astaire et Lee Marvin. On avait rendez-vous chez lui à Neuilly, pour discuter de sa vie et de son œuvre au cinéma. Pour un romantique indécrottable, il se porte bien.

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Vice : Ça fait bizarre de vous savoir neuilléen. Vous êtes là en agent double ?

Yves Boisset :

Oh… Double… Triple… Quadruple même !

Vous prenez le pouls du pouvoir ici ?

Je ne sais pas si c’est vraiment le pouvoir qui est ici… Non, c’est un hasard. C’est une histoire d’amour qui m’a mené ici. Avant, j’habitais Montparnasse. Jamais je n’aurais pensé échouer à Neuilly, mais je dois avouer qu’on y est extrêmement bien.

Parmi les réalisateurs de votre génération, vous et Gavras êtes les seuls qui n’avez pas débandé. Vous vous définiriez comment ? Cinéaste engagé ? Cinéaste citoyen ?

Je défends les idées qui me tiennent à cœur. Plus des idées humanistes que des idées politiques. Cela dit, la politique est un cas particulier de la morale. J’ai fait des films qui n’étaient pas toujours dans les charentaises de la gauche traditionnelle. J’ai été critiqué et parfois violemment combattu par une certaine gauche gouvernementale, aussi bien que par la droite.

La nouvelle vague des années quatre-vingt-dix vous a cité comme référence. Comment vous vous situiez par rapport à la vraie Nouvelle Vague quand vous avez démarré ?

La Nouvelle Vague était peu politisée. Et souvent, dans une très grande confusion. Godard est passé de l’extrême droite avec

Le Petit Soldat

, le seul film ouvertement OAS, à des films anarchisants puis maoïstes. Et c’était d’assez loin le plus politisé des cinéastes de cette époque. On ne peut pas dire que Truffaut, Chabrol, Rivette ou Rohmer étaient des gens très violents sur le plan politique.

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Vous les considériez comme des petits branleurs ?

Non, il leur arrivait de faire des films formidables. Mais pas sur le plan politique. Ça ne les intéressait pas. Ce qui était leur droit. Moi je pensais, dans la lignée de certains cinéastes américains ou italiens, que c’était une direction possible, voire souhaitable, du cinéma – se pencher au risque de tomber, parfois, sur les problèmes de notre société.

Bien que vous ayez écrit une encyclopédie du cinéma américain, vos premiers films, je les trouve plutôt « italiens ». D’ailleurs du point de vue de leur production, ils le sont…

Non… Il y avait une grosse influence du cinéma américain. Quelqu’un comme Jules Dassin avec des films comme

La Cité sans voile

ou

Les Bas-Fonds de Frisco

. Richard Brooks… Elia Kazan. L’histoire veut que

Sur les quais

soit maintenant perçu comme une apologie de la délation mais c’est un brûlot assez fort sur la situation des syndicats de dockers. C’est aussi beaucoup de cinéma italien ; Francesco Rosi, Elio Petri, Pontecorvo, Damiani… Le cinéma italien m’a marqué par son utilisation de la comédie : on peut faire une critique très vive de la société à travers la comédie et c’est ce que j’ai voulu faire avec

Dupont Lajoie

en y mettant une heure de film qui était volontairement une comédie franchouillarde.

Dupont Lajoie, c’est Camping qui tourne mal, quoi.

Dupont c’est avant tout un film sur la bêtise. Le racisme étant un cas particulier de bêtise.

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J’y vois aussi beaucoup de Jim Thompson. Ça vient de vous ou du scénariste Michel Martens, par ailleurs auteur de polars ?

Jim Thompson oui, mais Martens et Bastid n’ont rien à voir ou presque avec

Dupont Lajoie

. Jean-Pierre Bastid était un très bon copain à moi. À l’époque, j’avais envie de faire un film autour d’une ratonnade ; ça m’était venu à l’époque du tournage de R.A.S. – plusieurs Algériens me racontaient comment ils avaient été victimes de ratonnades. Un jour, j’en parle avec Bastid et il me dit qu’il a écrit un bouquin dessus avec Martens que tous les éditeurs ont refusé. Le livre n’était pas très bon mais il y avait deux idées intéressantes dedans : le meurtre de l’Arabe qui se déroule pendant une émission genre

Intervilles

et le campeur assassin qui viole une fille. J’ai écrit avec Jean Curtelin une histoire qui n’avait rien à voir mais ces deux idées sont restées. Comme Bastid n’avait même pas de quoi se payer un crème, j’ai fait racheter les droits du bouquin par la production.

C’est réglo.

Une fois le film terminé, je le montre à lui et Martens et ils le trouvent formidable. Ils me demandent de mettre : « d’après une idée originale de… » Martens est particulièrement insistant. J’accepte. Un peu avant la sortie du film,

L’Express

sort un article incendiaire sur le film. Une interview de Martens signée François Forestier, titrée : « Comment un scénario audacieux, original et puissant est mis à néant par un tâcheron de la pellicule. »

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Ce faux Intervilles, c’est un peu les prémisses du Prix du danger. C’est de là que vous vous êtes intéressé à la télé ?

Comme tous les citoyens français, je m’intéresse à la télé. Faut vraiment être un bobo demeuré pour jeter sa télé par la fenêtre en disant : « Moi, je regarderai jamais la télé. » Quand on a fait

Dupont

j’ai dit à Marielle : « Surtout, faut pas qu’on ait l’air de prendre pour cible un présentateur. » Alors c’est vrai qu’on avait forcément en tête certaines grandes pages de Léon Zitrone, certaines grimaces de Guy Lux. Mais ce n’était pas une charge, ni de l’un ni de l’autre. Et dans

Le Prix du danger

, j’ai aussi fait exprès de ne viser personne avec le personnage de Piccoli. Et comme on a fait bien attention à ne pas prendre un modèle, ils se sont tous reconnus. Même Michel Drucker m’a appelé à la sortie du film pour me dire : « T’es dégueulasse, j’ai toujours été sympa avec toi. Pourquoi tu m’as attaqué comme ça ? » S’il y en a un auquel on n’avait pas pensé, c’était bien lui. Jacques Martin s’est reconnu à cause de son émission

Incroyable mais vrai

dans laquelle des mecs sautaient de la tour Eiffel en pyjama. Zitrone s’est reconnu, aussi. Ils se sont tous reconnus.

J’aimerais revenir sur quelques-unes de vos collaborations ; Ennio Morricone pour commencer, qui a signé la bande originale de L’Attentat.

Et de

Espion lève-toi

… J’avais une immense admiration pour Morricone. On a sympathisé et il a accepté sans problème, après avoir lu le scénario.

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Fred Astaire dans Un taxi mauve

Il y avait un casting formidable dans le film, mais il y avait un personnage que je n’arrivais pas à trouver. Un jour j’étais à Cannes avec la productrice du film et à l’époque, on pouvait marcher tranquille au festival de Cannes. On arrive vers le Carlton et devant moi, il y avait un petit bonhomme qui avait une démarche extraordinaire. Je ne le voyais que de dos, avec sa casquette à carreaux, et je dis à la productrice : « Le docteur Scully, ça doit être ce type-là. » Mais j’étais convaincu que c’était un retraité niçois !

Ah, ah.

Alors on le dépasse et je découvre qu’il s’agit de Fred Astaire. Il venait présenter

Hollywood… Hollywood

! J’arrive à l’avoir au téléphone, je lui explique le projet et il me dit que le voyage à Cannes l’a épuisé – il insiste bien sur le fait qu’il ne le fera pas mais qu’il serait curieux de lire le scénario. Une semaine plus tard je reçois un coup de fil : «

Hello, that’s Fred!

 » Il continue : « Le scénario m’intéresse, je n’ai jamais joué ça, vous aurez peut-être ma mort sur la conscience mais banco, je le fais. »

Et finalement, Lee Marvin. Dans Canicule, il est martyrisé.

Lui, non. Son image, oui. Mais il était d’accord. Il avait compris le projet. J’ai une telle admiration pour lui, je ne voulais pas le démystifier, lui. Mais son personnage, oui. C’était un type incroyablement cultivé qui ne correspondait pas du tout à ses personnages baroudeurs et sanguins. Il venait d’une grande famille wasp, la grande aristocratie de Boston.

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Il s’est bien fondu sur le tournage ou il restait un peu à l’écart ?

Le tournage a été marqué par un événement improbable : il s’est lié d’une amitié prodigieuse avec Jean Carmet. Lee ne parlait pas un mot de français. Carmet, pas un mot d’anglais. Et ils passaient leurs journées à jacasser. Carmet était un type extraordinairement cultivé lui aussi. Il était notamment spécialiste d’opéra. Bref, ils étaient vraiment tombés amoureux l’un de l’autre.

Qu’est-ce qu’ils se disaient ?

Personne ne comprenait ! Ça a culminé un jour où Lee m’a fondu dessus : «

 Yves! You know that’s extraordinary! Jean was in Guadalcanal! With the US Marines! Same time as me! In 1942!

 » Je vais trouver Carmet et je lui demande ce qu’il est encore allé raconter. Et en fait deux jours plus tôt, il était allé voir

Duel dans le Pacifique

de Boorman et il lui avait dit en résumant : «

All the Japanese! Kill! Boom! Bam Bam and I saw you killing the Japanese!

 » et Marvin lui avait demandé : «

But you were in Guadalcanal, Jean?

 » et Carmet lui avait répondu : «

Yes! Yes! Boom boom!

 »

Ils se torchaient un peu avec Carmet ?

Marvin n’a pas bu du tournage. Enfin si, une ou deux fois, et ça a été un truc d’anthologie. Un soir, on va dîner avec Carmet, Lee et sa femme. On rentre dans les rues d’Orléans. On se retrouve face à un car de police. On avait parlé de corrida pendant le dîner ; est-ce que Lee s’est pris pour un taureau ? Quoi qu’il en soit, voilà qu’il se met à charger le car de police avec sa tête. Il cabosse le car et les policiers, qu’on connaissait très bien parce qu’ils avaient fait le service d’ordre sur le film, descendent et essaient de le calmer. Marvin crie « Olé ! » et met une droite à un des policiers. Il lui brise la mâchoire. Marvin piétine son képi en hurlant. Les flics étaient plus emmerdés qu’énervés. On arrive à maîtriser Lee et ils nous laissent repartir avec lui. Il s’est écroulé sur son lit.

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Je visualise bien la situation.

Le lendemain, j’étais au poste en train d’essayer d’arranger les choses. Apparemment, le type qui s’était pris une droite n’était pas commode. J’en parle à Lee, et je l’accompagne à l’hôpital. Là-bas, je découvre que le couloir de la chambre du brigadier est couvert de fleurs. Je n’en avais jamais vu autant. Lee avait fait livrer toutes les fleurs de la ville au type. Une fois dans sa chambre, il se met à genoux et se met à avancer comme un repentant vers le lit en s’excusant. Le type n’a pas porté plainte.

Ah, ah. Votre passage à la télé à la fin des années quatre-vingt, c’était motivé par quoi ?

C’est un paradoxe. Parce que c’était la télévision, certes, mais je n’aurais jamais pu faire au cinéma ce que j’ai fait à la télé.

L’Affaire Dreyfus

notamment. La télévision était beaucoup moins verrouillée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Cela dit,

Dreyfus

, c’est un roman, les difficultés qu’on a eues pour le faire. L’armée a tout fait pour nous en empêcher.

L’armée vous a encore en grippe depuis R.A.S. ?

Le film qu’ils ont le plus détesté c’est

Allons z’enfants

! Parce qu’avec le recul, même les militaires qui ne sont pas d’accord avec le propos de R.A.S. vous diront que c’est le film le plus exact sur les événements en Algérie. J’ai une obsession pathologique pour l’exactitude. J’essaye tant que possible de tourner sur les lieux réels. Pour

Dreyfus

justement, je voulais tourner sa dégradation et sa réhabilitation dans la cour de l’École militaire. Or l’armée avait tout mis en œuvre pour nous empêcher de tourner.

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Pourtant ça a été tourné là-bas…

Il se trouve que j’étais très copain avec Philippe Léotard et qu’à l’époque, son frère, François, était ministre de la Défense. Philippe organise un dîner pour que j’expose mon point de vue à son frère. J’y vais. Dîner à huit heures. L’immeuble était super fliqué parce que François était arrivé avec sa femme. La femme de Philippe était là, et pas de Philippe. À 22 heures, on passe à table et Philippe arrive une demi-heure plus tard, avec trois clodos et une caricature de pute. « Ha ! Vous m’avez attendu, vous êtes cons de m’avoir attendu ! Fallait bouffer ! Bon allez viens chérie – à la pute –, viens me faire une petite pipe dans la salle de bains et après on va bouffer ! » Devant sa femme, ce n’était pas d’une élégance bouleversante.

Un sens de la diplomatie particulier, mais payant.

Il a encore fallu quelques rendez-vous au ministère de la Défense. J’ai fini devant le général commandant de l’École militaire qui me fait : « Le colonel m’a dit que vous étiez honnête. Est-ce que vous pouvez me regarder dans les yeux et me soutenir que le juif était innocent ? » En 1998, quand même…

Votre enquête sur les meurtres liés à l’Ordre du temple solaire est flippante. Pourquoi ne pas en avoir fait une fiction ?

Parce que j’avais l’opportunité de faire une vraie investigation.

Vous n’avez jamais voulu faire d’autres documentaires ou reportages ?

J’en ai fait un certain nombre, notamment un sur le Suaire de Turin. Une enquête qui tourne autour de ses tenants, aboutissants, les drames auxquels il a donné lieu. C’est un polar. J’ai rencontré un maître nageur mexicain qui serait un clone du Christ. J’ai aussi eu l’une des rares interviews filmées de Raël.

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C’était une rencontre enrichissante ?

C’était surréaliste. Il vivait dans un château au Canada. Un truc incroyable avec un lac, des orignaux, des cerfs, des cygnes. C’était comme rendre visite au Docteur No. On me demande de me rendre dans des hangars d’aviation après une forêt. J’y vais. J’attends. Arrive une fille superbe, décolleté jusqu’au nombril, des nibards comme ça. Elle me demande si je suis Yves, je confirme et elle me roule une pelle. Puis je passe devant un piscine où trois, quatre filles se baignent nues. Raël arrive en robe blanche avec un macaron autour du cou, suivi par sa compagne du moment, une espèce de clone de la Princesse Leïa. On déjeune ensemble et je découvre un type vraiment intelligent, avec beaucoup d’humour mais avec des fêlures énormes. Il me racontait notamment comment il avait déjeuné avec Jésus et Mahomet sur la planète Sirius. Et quand je lui demande s’il a gardé sa soucoupe volante, il m’amène dans un garage pour me montrer un truc qui ne figurerait même pas dans un film d’Ed Wood, fait avec un manche à balai, des fauteuils de dentiste, du contreplaqué et du papier alu. Il me soutenait qu’il était allé sur Sirius avec ça.

On vous a déjà menacé ?

Je me suis fait tabasser à l’époque du

Juge Fayard

. Très ­probablement par le S.A.C. [

ndlr : Service d’action civique, police parallèle dont Charles Pasqua a été l’un des fondateurs

]. J’ai aussi reçu à l’époque un petit cercueil avec une balle dedans, accompagné d’un « Salope on aura ta peau ». Des années plus tard, j’ai reçu la même chose – à l’époque de mon enquête sur l’Ordre du temple solaire. Le producteur l’a pris pour lui et a engagé deux gardes du corps. Pour lui.

Et ils ont réussi à vous faire peur ?

Non, parce que quand ils menacent, ils ne passent pas à l’acte. Quand ils m’ont cassé la gueule, ils ne m’ont pas prévenu. Donc ça me fait rire. En revanche, quand à l’époque de

Fayard

j’ai reçu des coups de téléphone qui menaçaient mes enfants, ça m’a foutu les jetons. Donc je les ai foutus dans une ferme fortifiée de l’IRA. J’avais des contacts. Si l’armée anglaise n’arrivait pas à y foutre les pieds, c’est pas les guignols de Pasqua qui allaient y arriver.