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LE NUMÉRO FICTION 2009

Martin Amis

Martin Amis figure parmi les grands romanciers contemporains.

Martin Amis figure parmi les grands romanciers contemporains. Il a le don de composer des personnages exécrables, inconscients de leur propre avidité. Ses créatures repoussantes et drôles ressemblent terriblement à celles que l’on observe chaque jour par les fenêtres des maisons londoniennes. Amis a la réputation d’être méfiant et froid, il donne peu d’interviews. J’ai lu tous ses livres, la majorité d’entre eux m’ont fasciné, et l’idée de lui téléphoner me faisait trembler comme une petite feuille à l’automne. Heureusement, Amis (Marty pour les intimes) s’est avéré aimable, coopératif et ouvert. Il s’exprime d’une manière complètement hypnotique, accentuant certains mots au milieu d’une phrase. Allez sur YouTube et écoutez-le raconter La Maison des rencontres dans l’émission Charlie Rose. Vous comprendrez. Vice : Vous êtes le fils de Kingsley Amis, un monstre sacré de la littérature. Vous avez pris la décision de devenir écrivain ou c’est venu naturellement ? Martin Amis : Dès l’âge de 13 ans, j’ai écrit de la prose et des poèmes dans des carnets, en étant plus ou moins conscient de ce que je faisais. À cet âge-là, on découvre de nouvelles façons de dialoguer avec soi-même, on élabore son monde intérieur. Je crois que tout un chacun traverse cette phase, et que les gens qui deviennent écrivains sont ceux qui, simplement, ne sortent jamais de cet état. C’est ce qui m’est arrivé. Je dois aussi reconnaître que j’ai été influencé très jeune par mon père, je lisais ses livres. Mais, je pense aussi que je suis devenu écrivain par choix personnel. Il n’a jamais été question d’écrire un roman pour pouvoir me dire : « Ça y est, je l’ai fait » ou pour impressionner mon père et me débarrasser de son influence. Quels sont les autres écrivains qui vous ont influencé dans votre jeunesse ? Au moment de terminer mon premier roman, je n’avais pas encore découvert Bellow. J’ai lu très tôt beaucoup de Jane Austen mais je ne vois pas comment elle pourrait influencer quiconque – elle est simplement trop lucide. J’ai aussi lu quelques Nabokov, mais ma plus grande influence de jeunesse reste Dickens. Ses livres sont fous, sauvages, c’est très excitant pour un jeune lecteur. Il est impossible d’imiter Austen, parce qu’elle est entièrement dans le sous-entendu, alors que la prose de Dickens est si virile et musclée qu’on peut s’immerger entièrement dedans. On a l’impression que vous vous êtes vite préoccupé du temps présent – de ses excès et de sa vacuité – aussi bien à travers le consumérisme ambiant de Money que dans le capitalisme thatchérien de London Fields. C’est certain pour mes œuvres de jeunesse, mais on arrive toujours à un moment où l’on ne se trouve plus vraiment dans la culture, on s’en est éloigné. Mon père m’a dit : « Arrivé à un certain âge, on trouve que les choses ne sont plus les mêmes. Il y a un avant et un maintenant, mais on ne sait pas trop ce qu’est ce maintenant. » Je pense qu’il serait fou de croire qu’on peut rester branché éternellement. Vous dites être « accro au XXe siècle ». Vous ne trouvez pas le XXIe très attirant ? C’est le siècle où j’ai pu distinguer l’avant et le maintenant. Le roman que je suis en train de terminer se passe en 1970. Peut-être qu’effectivement, je m’accroche au XXe siècle. On retrouve toujours Londres dans vos romans. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette ville ? Je suis heureux de vivre dans une grande ville. Je n’aurais jamais pu écrire mes romans si j’habitais dans un endroit comme Cambridge. Il s’agit d’y vivre, d’y respirer, d’y nager. Les poissons ne se posent pas de questions quant à l’eau dans laquelle ils se déplacent. On se contente d’être assis là, d’y frotter ses terminaisons nerveuses, le tout ressort par la pointe du stylo. Vous avez parfois quitté la fiction pour écrire des essais, mais vous l’avez fait de la même manière que dans vos romans. La fiction mobilise une partie différente du cerveau, on peut s’en rendre compte quand on écrit de la non-fiction. En travaillant sur un essai comme Koba the Dread puis sur une fiction telle que La Maison des rencontres, j’ai beaucoup étudié le stalinisme et l’histoire de la Russie. Les différences formelles entre nos sociétés m’ont conduit à décrire des sentiments similaires, mais exprimés différemment. La fiction agit comme une lentille photo qui zoome lentement. Elle permet d’explorer les choses en profondeur et d’y voir quelque chose de différent. Il m’a fallu trois ans pour quitter mon cerveau et me rendre dans ma colonne vertébrale – là, je me suis senti prêt à dire quelque chose. Même lorsqu’ils n’évoquent pas directement la politique, vos romans se déroulent dans des contextes sociaux menaçants. Avec le temps, cette menace s’est déplacée de la Guerre froide soviétique à l’axe du mal, mais toujours dans l’idée d’un cataclysme politique potentiel. Jeune, j’étais plutôt apolitique. Je me situais au centre gauche, mais côtoyer des trotskistes comme Christopher Hitchens me faisait passer pour un modéré. J’étais fier de ne pas savoir grand-chose de la politique. Mon truc, ce que j’avais, c’était la littérature. Même si je parle d’armes nucléaires dans Les Monstres d’Einstein et de l’Holocauste dans La Flèche du temps, c’est en étudiant la Russie que je me suis forgé une éducation politique. Tout est devenu vivant. Au moment des attaques du 11 septembre, je n’étais pas préparé à être confronté à quelque chose d’aussi excitant. Si je n’avais qu’un mot pour expliquer de quoi parlent mes romans, ce serait la masculinité, et le 11 septembre nous a confrontés à une toute nouvelle forme de masculinité. Cet événement nous a renvoyés à une conception essentiellement violente de la masculinité. L’histoire politique de l’homme et l’histoire de la violence. L’histoire sociale de l’homme se résume à la sexualité. Pourquoi l’homme se retrouve-t-il toujours dans la même situation, et qu’est-ce qui le fait traiter les femmes d’une telle manière ? Ce sont les deux questions les plus intéressantes à mes yeux. C’est avec ces sujets en tête que j’ai choisi d’aborder des sujets sous une forme non fictionnelle. Vous faites allusion à The Second Plane, qui regroupe vos écrits sur l’Islam ? Tout à fait. J’avais quelque chose à dire et la non-fiction permet de le faire d’une manière très directe. Les procédés qui vous ont attiré des critiques ont finalement été définis comme postmodernes. Mettiez-vous au point des méthodes formelles et délibérées ou étaient-elles inconsciemment exigées par l’histoire ? À l’époque, le postmodernisme n’était pas vraiment perçu comme ce wagon auquel tout le monde se raccrochait. C’était dans l’air, et si vous étiez en accord avec votre époque, vous pouviez en percevoir les enjeux. Ça ne s’est pas avéré être une veine très riche, comme l’espéraient certains, c’était plutôt une impasse. En revanche, ça a vraiment annoncé la postmodernisation de la vie. Regardez ces immeubles aux tuyauteries apparentes et les politiciens qui eux-mêmes parlent de plomberie. Un niveau de conscience de soi radicalement nouveau et un intérêt pour le contemporain se sont développés. Cela aurait été impossible au XVIIIe siècle. L’histoire s’accélère toujours et je veux en rendre compte. Du coup, quand je m’assieds devant mon écran, je veux pousser la forme du roman dans ses derniers retranchements et en jouer : il y a quelque chose de délibéré dans cette démarche. Je retourne cependant au réalisme avec une sensibilité moderniste, tout en étant affranchi des jeux postmodernes. Que vous inspire la fiction contemporaine ? Il y aura toujours des livres. Ce qui m’inquiète plus, c’est s’il y aura encore des lecteurs. La poésie est déjà morte, en ce sens. Pour lire de la poésie, il faut arrêter le temps. Quand on lit un poème, son auteur dit : « Arrêtons-nous et penchons-nous sur ces mots. » Les gens n’apprécient plus la réflexion solitaire, et la poésie, du coup, n’a plus sa place dans la culture. Ça finira par arriver au roman. L’époque des longs romans descriptifs et discursifs, comme les grands Saul Bellow, est révolue. Aujourd’hui, le roman est simplifié et accéléré. Il reflète son époque. Est-ce qu’il y a des jeunes romanciers que vous admirez ? À dire vrai, je ne lis pas les écrivains plus jeunes que moi. Étudier des auteurs qui n’ont pas subi l’épreuve du temps est horriblement contre-productif. Je lis les livres de mes amis, comme Zadie Smith et Will Self, avec beaucoup d’intérêt. Tout semble aller très bien à ce niveau, mais il m’est impossible d’établir des généralisations sur l’état de la fiction contemporaine, désolé. Dans Conversations with Self, vous affirmez : « La classe moyenne est sous-représentée dans mes romans. » Vous semblez également vous intéresser aux classes les moins aisées. J’aime les extrêmes. La pression au bas de l’échelle est très intense et conduit les personnages à se transformer d’une manière étrange. C’est très intéressant. Tout le monde écrit sur les classes moyennes. Ils n’ont pas à se plaindre du fait que je n’écris pas sur eux. Toute fiction est par essence triviale. Mais la trivialité touche aussi les très riches. Vous parliez d’un roman en cours. Vous pouvez nous en dire plus ou ça va vous poser des problèmes ? J’espère que non. Ça se passe pendant la révolution sociale, et le personnage principal a 20 ans. Le livre s’appelle The Pregnant Widow (La Veuve enceinte) et le titre provient d’une remarque d’Alexander Herzen, un fabuleux penseur russe. Il a dit que quand une révolution provoque un changement de l’ordre politique ou social, il faut se réjouir de l’arrivée de la nouveauté, mais que les problèmes surgissent dès lors que l’ordre nouveau meurt sans héritier apparent. On ne se retrouve pas avec un enfant, mais avec une veuve enceinte, il y aura beaucoup de tristesse et de tribulations entre la mort et la naissance. L’enfant de la révolution sociale n’est pas encore né et je pense que ça prendra encore trente ans. Comme Londres, l’Amérique est très présente dans vos romans. Dans Money, vous décrivez ce pays comme le paradigme consumériste débridé que Londres tentait de devenir, mais dénué de cette inhibition toute britannique. L’Amérique est un pays sauvage et fantastique, et, comme Henry James, je le considère plus comme un monde que comme un pays. J’ai assisté avec horreur à ce qui s’est passé ces huit dernières années et je suis bien sûr enthousiaste quant à l’issue des élections. L’Amérique est tellement capable de mal tourner que l’arrivée d’une personne capable de soigner cette grande plaie nous place peut-être au seuil d’une ère intéressante. Une ère qui pourrait voir la naissance de l’enfant de la révolution sociale ? Peut-être. Il était question d’une adaptation au cinéma de London Fields par David Cronenberg. C’est vrai ? Oui. Je l’ai rencontré plusieurs fois et il a un peu retouché le script, mais il n’aurait retenu qu’un échantillon du roman et pas le livre en entier, alors on a abandonné. Le projet est toujours vivant, pourtant. Ils ont adapté Le Dossier Rachel, c’était pas mal, et Poupées crevées, pas mal non plus. On dirait qu’ils adaptent mes romans dans l’ordre chronologique, à vingt ans d’intervalle. Pourtant, ça ne m’a jamais vraiment amusé d’écrire pour le cinéma. J’ai travaillé à un beau script pour une adaptation de L’Abbaye de Northanger de Jane Austen. Miramax l’a acheté, mais ils n’en ont rien fait. Je ne sais pas ce que ce script est devenu. Je devrais peut-être me renseigner. Le cinéma est un média fabuleux, et c’est encore une forme jeune. Bellow disait : « Un film parle d’extérieurs tandis qu’un livre parle d’intérieurs. » Pourquoi êtes-vous parti vivre en Uruguay pendant deux ans ? Ma femme est à moitié uruguayenne et à moitié juive new-yorkaise – un sacré mélange. Elle a environ vingt-cinq cousins là-bas. Nous y sommes allés un hiver et nous avons beaucoup aimé le pays. Alors nous sommes restés. Nous en sommes partis parce que nos filles s’en sont lassées en grandissant et qu’elles avaient besoin d’aller dans de meilleures écoles. Le paysage est fantastique mais c’était trop calme, politiquement parlant, pour avoir un impact sur mon écriture. Ce pays est une véritable anomalie dans le contexte de l’Amérique du Sud. Tellement calme et sain. Vous enseignez depuis peu à l’Université de Manchester. Pourquoi avoir choisi cet endroit ? C’est simple : on me l’a proposé. Mon père a été professeur, il était apparemment assez doué, alors je me suis dit que moi aussi je pouvais m’en sortir. Ça me plaît énormément et j’apprécie mes collègues, ce qui est rare dans le travail. Tout ce que je dois faire, c’est donner des cours sur des romans. Il n’y a rien de plus agréable, n’est-ce pas ? Je ne chaperonne pas mes étudiants quand ils écrivent. En fait, je ne vois même pas ce qu’ils écrivent. On en discute un petit peu et je parle beaucoup de Nabokov, Kafka et Dostoïevski. Je suis plutôt content de cette vie. C’est vrai que vous avez été un mod puis un hippie pendant les années 1960 et 1970 ? J’ai été mod mais ça s’est terminé après mon cinquième accident de scooter. Ensuite, c’est vrai, j’ai été un hippie plutôt opportuniste. L’amour libre, la musique, ça avait l’air marrant, mais je n’ai jamais été particulièrement pieux. Être mod, c’était plus une histoire d’avoir les bonnes chaussettes roses au bon moment. Ce truc hippie, c’était une idée plus cohérente mais qui avait un pendant très obscur. Comme disait John Updike, c’était un « fascinant carnaval noir ». Il y avait tout cet optimisme, mais à la racine, vous trouviez aussi Charles Manson. The Second Plane de Martin Amis est disponible chez Vintage