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Cigarettes

L’industrie du tabac peut-elle encore se permettre d’agiter le spectre de la contrebande?

JTI-Macdonald part en croisade contre l’emballage neutre avec sa campagne « Both Sides of the Argument ».

À l'entrée d'une salle de bain de l'Université du Québec à Montréal, deux éléments se disputaient l'attention jusqu'à tout récemment : une boîte fixée au mur, servant à la récupération des seringues usagées, et une étonnante publicité encadrée juste au-dessus d'un urinoir. Sur celle-ci, on apercevait un paquet de cigarettes monochrome rempli de patates frites. Trois pouces plus bas, on pouvait y lire : « L'emballage neutre pour les cigarettes n'est que le début. Si le gouvernement peut instaurer l'emballage neutre pour les cigarettes, il peut faire la même chose pour la restauration rapide et les boissons gazeuses. » Placardée dans le cadre de la campagne « Both Sides of the Argument » (« Les deux points de vue », dans sa version française), cette publicité est le fruit d'une initiative de JTI-Macdonald. Une initiative qui en plus de récupérer une action menée par une association médicale – la pub de JTI-Macdonald évoque la campagne menée par l'Ontario Medical Association pour faire ajouter des avertissements sur la malbouffe – brandit encore la menace de l'augmentation de la contrebande de cigarettes. Mais qu'en est-il réellement? Les cigarettiers s'inquiètent-ils vraiment de la contrebande? Il est permis d'en douter.

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Qui a peur de Jane Philpott?

En mai 2016, la ministre fédérale de la Santé, Jane Philpott, dévoilait qu'elle allait entamer des consultations publiques sur la banalisation des emballages des produits du tabac. En conférence de presse, lors de la Journée mondiale sans tabac, la ministre avait réitéré les orientations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en invitant tous les pays à se préparer à la banalisation des emballages.

À l'instar de la Nouvelle-Zélande, de l'Australie et de la France, le Canada serait donc, vraisemblablement, le prochain à adopter l'emballage neutre. En d'autres mots, les paquets de cigarettes ne porteront plus les logos des compagnies de tabac et seront tous de la même taille, de la même forme, de la même couleur, en plus d'arborer une typographie unifiée. Seul le nom de la marque sera différent d'un paquet à l'autre. En marge de l'annonce de cette modification à venir, la campagne « Both Sides of the Argument » a pris d'assaut les surfaces d'affichage public et les réseaux sociaux pour dénoncer une pratique qui, aux yeux des marchands de cigarettes, se révélerait factice et inutile, en plus de constituer une attaque envers leurs propriétés intellectuelles. JTI-Macdonald y est même allée de son propre sondage, réalisé par la firme indépendante Forum Research Inc. Selon cette « Enquête nationale sur la perception des paquets de cigarettes neutres et sur la consultation du gouvernement », la majorité des Canadiens serait d'avis que l'introduction de l'emballage neutre est inutile (54 %). Qui plus est, la majorité des Canadiens (56 %) penserait également que l'introduction de l'emballage neutre n'est pas une utilisation judicieuse des ressources du gouvernement et que la consultation publique (lancée le 31 mai 2016 et pour laquelle Santé Canada a reçu plus de 58 000 commentaires, dont la vaste majorité appuyait la proposition)  aurait dû se prolonger au-delà de trois mois.

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Coup de fil à JTI-Macdonald Corp.

Contrairement à la ministre canadienne de la Santé, qui avait affirmé au printemps 2016 que « l'Australie […] a connu une réussite sur le plan juridique […] », Caroline Evans, directrice des affaires publiques et corporatives chez JTI-Macdonald, insiste pour souligner, en entrevue téléphonique avec VICE, que le tabac de contrebande a fait un bond de 21 % à la suite de l'introduction de l'emballage neutre en Australie. En s'appuyant sur les données d'une enquête de KPMG, commandée par la British American Tobacco Australia, l'Imperial Tobacco Australia Limited et Philip Morris,  Mme Evans insiste sur le fait que l'adoption de l'emballage neutre a eu pour effet, en Australie, d'encourager les consommateurs à se tourner vers le tabac de contrebande. Au dire de JTI-Macdonald, si la mesure est adoptée par Ottawa, celle-ci aura pour corollaire de pratiquement offrir aux contrebandiers une manière encore plus simple de vaquer à leur commerce. « En se débarrassant des éléments différenciateurs, le gouvernement est pratiquement en train de rendre le tout plus facile aux contrebandiers : ''Voici la charte de couleurs et voici la typo à adopter'' », explique Mme Evans. Elle ajoute que quiconque se sent interpellé par la propriété intellectuelle devrait se sentir également interpellé par ce débat. Assurant que JTI-Macdonald vise avant tout à éviter la contrebande, laquelle coûterait chaque année environ 1,6 milliard de dollars aux contribuables canadiens (un chiffre qui atteindra 2 milliards si les mesures proposées sont adoptées, selon JTI-Macdonald), la directrice des affaires publiques et corporatives chez JTI-Macdonald souligne que le Québec et l'Ontario font face aux plus graves problèmes de contrebande de tabac au Canada, avec respectivement une cigarette sur trois qui serait issue de la contrebande en Ontario et une cigarette sur cinq au Québec. Ces chiffres proviendraient de la Coalition nationale contre le tabac de contrebande et du ministère fédéral des Finances. « Notre plus grand souci est d'empêcher les contrebandiers de vendre des produits du tabac illégaux et, qui plus est, de les vendre à nos enfants », martèle Mme Evans.

L'éléphant dans la pièce

Les arguments brandis par JTI-Macdonald sont accueillis avec froideur dans le camp adverse. Un sondage mené en juillet 2015 par la firme Léger, auprès de 1500 Québécois (500 fumeurs et 1000 non-fumeurs) pour le compte de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQTC) a révélé que les deux tiers des Québécois (67 %) étaient en accord avec l'obligation pour les fabricants de cigarettes de distribuer leurs produits dans des paquets neutres, sans artifices marketing. Au Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), Claire Harvey, porte-parole, assure que le cri d'alerte des cigarettiers n'a rien d'extraordinaire. « Chaque fois qu'il y a une mesure pour diminuer le tabagisme, le même genre d'argument autour de l'augmentation de la contrebande de cigarettes est présenté. Ç'a été le cas avec les produits aromatisés, lesquels masquent l'âpreté du tabac, ce qui s'avère un facteur d'initiation au tabagisme. » Au dire de Mme Harvey, « il y a lieu de s'interroger sur la légitimité d'une entreprise qui a elle-même alimenté la contrebande durant les années 90 pour faire baisser les taxes sur les produits du tabac ». En entrevue téléphonique, elle explique aussi : « De toute façon, de quel droit peut-on vendre un produit mortel dans un emballage ''joli''. Toutes les cours qui se sont penchées sur l'argument de la propriété intellectuelle ont rejeté l'argument. » Selon un mémoire sur les finances publiques du Québec au sujet de la lutte contre le tabac durant les années  90, en plein cœur de la crise de la contrebande, l'industrie canadienne du tabac alimentait elle-même certains réseaux de contrebande en « exportant » dans des entrepôts hors-taxes aux États-Unis des quantités faramineuses de cigarettes. Toujours selon le même document, des enquêtes menées par les autorités ont par ailleurs généré suffisamment de preuves pour convaincre le gouvernement fédéral d'entreprendre, en 2003, une poursuite civile contre JTI-Macdonald et le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac. Celle-ci visait à récupérer la somme de 1,5 milliard de dollars, en raison du fait que ces dernières auraient facilité les opérations de contrebande afin d'encaisser des profits illicites et non taxés.

Rappelons par ailleurs qu'en 2004, JTI-MacDonald a dû se placer sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. À cette poursuite d'une somme de 1,5 milliard de dollars s'est ajoutée la cotisation de 1,36 milliard adressée par Revenu Québec, à la suite d'un jugement rendu en Cour supérieure. Comme nous l'apprenais Radio-Canada, en 2004, le tribunal avait alors donné raison au gouvernement, qui alléguait qu'il s'agissait de taxes impayées durant la « période de contrebande » des années 90. D'autres provinces avaient ensuite suivi l'exemple du Québec, ce qui avait porté le montant total à 10 milliards. En avril 2010, les gouvernements provinciaux et fédéral ont conclu des ententes de règlement avec les cigarettiers. JTI-Macdonald a reconnu sa culpabilité (tout comme son compétiteur R.J. Reynolds, également poursuivi) en vertu de la Loi sur l'accise et a accepté de verser une amende de 150 millions de dollars. Autre fait notable, la même filiale du groupe Japan Tobacco  s'est vue condamner,  au printemps 2015, par la Cour supérieure du Québec, à payer, en compagnie d'Imperial Tobacco et Rothmans, Benson & Hedges, la somme de 15,6 milliards de dollars en dommages moraux et punitifs à des centaines de milliers de fumeurs québécois représentés par deux recours collectifs, au terme d'une procédure légale en cours depuis 1998. Dans son jugement, le juge Brian Riordan a accusé les trois multinationales d'avoir « engrangé des milliards de dollars aux dépens des poumons, de la gorge et du bien-être général de leurs clients ». Non contentes de la tournure des événements, les trois compagnies ont appelé de la décision en novembre 2016 devant la Cour d'appel du Québec. Un jugement devrait être rendu ce printemps.

Là où le bât blesse

L'élément le plus accablant pour l'industrie du tabac demeure néanmoins la sortie du CQTC, en octobre 2016, qui révélait que les cigarettiers se servent de groupes-façades pour faire la promotion de ses campagnes contre la contrebande de cigarettes. Un document interne d'Imperial Tobacco Canada, daté de 2012, que le CQTC a obtenu en 2016 par l'entremise d'un dénonciateur anonyme, montre comment Imperial Tobacco a utilisé des associations de détaillants et d'autres entités comme groupes-façades pour contrecarrer toute nouvelle réglementation ou hausse des taxes sur le tabac.

Cette présentation confidentielle d'Imperial Tobacco Canada à sa maison mère, British American Tobacco, exposait entre autres « les objectifs et les tactiques derrière la campagne de longue date du fabricant de tabac pour ''maintenir d'actualité l'enjeu de la contrebande'' [ Keeping The Contraband Issue Alive], malgré le fait que la contrebande avait substantiellement diminué durant cette période ». Joint au téléphone par VICE, le capitaine Frédérick Gaudreau, chef du Service des enquêtes sur la criminalité contre l'État de la Sûreté du Québec (SQ), fait le point sur la contrebande de tabac : « En ce qui a trait à la contrebande sur le territoire québécois, on parle d'une estimation de 15 % [donc en dessous du chiffre de 20 % avancé par JTI-Macdonald]. Néanmoins, on a surtout vu une différence entre 2008 et 2011. » Durant cette période, la proportion de cigarettes illégales sur le territoire québécois a chuté de 30 % à 15 %, selon la SQ. La SQ n'a toutefois pas été en mesure de confirmer avec exactitude que les hausses de taxes sur le prix des produits du tabac avaient engendré, au cours des dernières années, des hausses notables de la contrebande. Il en va de même pour l'idée que les mineurs représenteraient un groupe plus ciblé par les contrebandiers.

En janvier dernier, le ministère de la Santé a réitéré son intention d'organiser un forum national en début d'année afin « d'élaborer une nouvelle stratégie novatrice en matière de lutte antitabac ». Les cigarettiers pourront eux aussi tenter de placer leurs pions. Reste à voir si l'argument de la contrebande demeurera leur principal cheval de bataille et si les boîtes de récupération de seringues auront à nouveau de la compétition dans les urinoirs uqamiens cette année.