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6000 brebis mortes et aucun suspect : l'histoire du Dugway Sheep Incident

Le 13 mars 1968, Ray Peck faisait tranquillement paître ses brebis dans une vallée de l'Utah. Quelques heures plus tard, elles étaient toutes mortes.
Image : Pixabay

En 1969, en pleine Guerre Froide, Richard Nixon décida d'interdire tous les tests d'armes chimiques et biologiques en plein air menés par l'Armée américaine. Quelques années plus tard, en 1972, George C. Scott, le célèbre héros de Patton, se lança dans la réalisation avec Rage, un film assez médiocre. Et en 1978, Stephen publia Le Fléau, l'un de ses romans les plus célèbres. La décision de Nixon, le film de Scott et le livre de King sont liés entre eux par un événement unique et étrange, connu sous le nom de Dugway Sheep Incident.

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En mars 1968, Ray Peck vit dans un ranch de la Skull Valley, une vallée située à l'ouest du Grand Lac Dalé de l'Utah, où il élève du bétail. À ce moment-là, le monde est en pleine ébullition (offensive du Têt au Vietnam, marches de Martin Luther King, printemps de Prague…), mais le ranch de Ray se trouve au beau milieu de nulle part, à presque 100 kilomètres de Salt Lake City. La Skull Valley est plutôt un coin pour ceux qui aiment le calme.

Le soir du 13 mars, Ray a mal aux oreilles. Il laisse donc ses brebis paître, et rentre chez lui plus tôt que d'habitude. Le lendemain matin, il va mieux. Il a neigé durant la nuit, et la neige est tellement fraîche et douce que Ray y goûte un peu. Il se dirige vers son champ, mais il remarque vite quelque chose d'étrange : des oiseaux morts sur la neige, et un lapin qui agonise au loin. Il finit par rejoindre ses brebis. Elles sont toutes mortes ou mourantes : plus de 6000 brebis au total.

La Skull Valley vue depuis l'Interstate 80. Image: Creative Commons / Ken Lund

Un hélicoptère de l'Armée arrive peu après. Des échantillons sont prélevés sur les animaux morts, et Ray et sa famille doivent se soumettre à des tests sanguins. Les analyses menées sur les cadavres des brebis révèlent une exposition au VX, l'un des gaz innervants les plus mortels, utilisé comme arme chimique. La mort est intervenue quelques heures plus tôt.

À quelques kilomètres du lieu de cette macabre découverte, on trouve le Dugway Proving Ground, une gigantesque base militaire américaine (elle s'étend sur plus de 3200 km carrés, l'équivalent de la taille combinée de Londres et New York). En réalité, la Skull Valley n'est pas vraiment l'endroit idéal pour quiconque souhaite avoir la paix.

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Depuis 1942, année de la construction du Dugway Proving Ground, on mène en permanence des expériences, des exercices et des tests avec des armes chimiques et biologiques dans l'immense désert qui entoure la base. Au cours des décennies suivantes, les activités de la base ont alimenté les théories conspirationnistes les plus folles, jusqu'à valoir à cette vaste installation militaire le surnom de "nouvelle Zone 51".

L'immense zone du Dugway Proving Ground. Image: Wikimedia Commons

Les jours précédents celui du Dugway Sheep Incident, trois tests impliquant du VX avaient été menés au Dugway Proving Ground. Le premier était un test firing de nouveaux projectiles "sales", le deuxième consistait à brûler 600 litres de gaz innervant dans un fossé, et le troisième à disperser du VX par avion. C'est cette dernière expérience qui a été retenue comme cause de la mort des 6000 brebis.

Inodore et insipide, le VX est trois fois plus toxique que le sarin, le gaz utilisé en 1996 par des membres de la secte Aum Shinrikyo pour commettre un attentat dans le métro de Tokyo. Le VX peut être utilise comme liquide pur, mélangé avec des agents qui compliquent son élimination, ou sous forme d'aérosol. L'exposition peut se faire par inhalation, ingestion ou par simple contact, et elle peut être fatale. Une seule goutte sur la peau peut suffire à tuer un homme adulte en moins de 15 minutes.

Ce 13 mars 1968, l'un des récipients contenant du VX installé sur le F-4 de l'aviation américaine ne s'était pas totalement vidé lors de son passage au-dessus de la zone désignée pour le test. L'avion, en remontant pour s'éloigner, avait continué à répandre du gaz à l'extérieur de la base.

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Le premier lien entre les tests effectués à la base et la mort des brebis fut établi dans un article publié par Philip M. Boffey, aujourd'hui membre du Council for the Advancement of Science Writing, dans la revue Science le 27 décembre 1968.

Inodore et insipide, le VX est trois fois plus toxique que le gaz sarin.

Sans jamais reconnaître leur implication directe, les responsables militaires du Dugway Proving Ground admirent que dans les jours précédant et suivant la découverte des brebis, des tests avaient été menés en plein air avec du gaz innervant.

Cette affaire émut l'opinion publique, dans un contexte de forte contestation liée à la guerre du Vietnam. L'incident contribua à pousser Nixon à interdire les tests d'armes chimiques en plein air (et inspira George C. Scott et Stephen King pour leurs oeuvres respectives).

La vérité émergea bien des années plus tard, en 1998, quand un journaliste de quotidien local The Salt Lake Tribune, Jim Woolf, rendit public un rapport sur l'incident. Le document, rédigé en 1970 par les chercheurs de l'Edgwood Arsenal de l'Armée américaine, dans le Maryland, confirmait le lien entre le test qui avait été conduit et la mort des brebis. La quantité de VX retrouvée sur les cadavres des animaux et sur les échantillons de terre était plus que suffisante pour provoquer leur mort.

Entre-temps, Ray Peck avait reconstitué toute l'affaire dans une interview publiée le 22 décembre 1994 dans le quotidien local Desert News. Après l'incident, Ray et les membres de sa famille avaient développé des troubles neurologiques similaires à ceux observés chez les personnes exposées en laboratoire à de faibles doses de gaz innervant : fortes migraines, sensation d'engourdissement, sensation de brûlure dans les jambes et accès de paranoïa sporadiques.

Malgré le témoignage de Ray et la publication du rapport, l'Armée américaine n'a jamais reconnu officiellement le lien entre le test du VX et la mort des brebis, en plus de nier la possibilité que des êtres humains aient aussi pu en souffrir. Ray Peck et les autres éleveurs de la zone ont cependant reçu un million de dollars de la part du gouvernement en guise de dédommagement.

Au cours des dernières années, le rôle du site militaire de l'Utah a été amoindri, mais les activités du Dugway Proving Ground se poursuivent, non sans controverses. La dernière en date remonte à 2015 et concerne la diffusion accidentelle de spores d'anthrax. En somme, ne faites pas comme Ray Peck. Si vous voulez vraiment être tranquille, n'allez pas vous installer dans la Skull Valley.