La salle de muay thaï qui fait aussi distillerie

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La salle de muay thaï qui fait aussi distillerie

On a discuté avec le taulier de cet établissement bien particulier qui nous a filé des bouteilles de Lao Khao.

Photos de Matthew Yarbrough

Les boxeurs s'arrêtent de faire ce qu'ils font et nous regardent alors qu'on sort de la voiture. Il n'est pas courant de voir de jeunes occidentaux aux cheveux clairs dans cette banlieue semi-rurale du nord-est de la Thaïlande. Le maire lui-même est venu nous accueillir. On joint nos mains pour le wai, le geste de salutation thaïlandais. Il nous répond par le même geste en souriant nonchalamment, une cigarette à moitié consumée à la bouche.

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La salle d'entraînement du maire est plutôt belle pour la région, elle ressemble plus à une salle de Bangkok qu'à une salle de la région agricole d'Isan. Elle est relativement bien équipée : quelques sacs de frappes, des tapis de sol, des cordes à sauter accrochées aux poutres, des gants éparpillés çà et là sur les bords du ring. Derrière la salle, il y a la maison attenante de la famille, et quelques accessoires pour les boxeurs. Il s'agit juste d'une salle moyenne, fonctionnelle, sans fioritures.

C'est du moins ce qu'on s'est dit jusqu'au moment où on a découvert la distillerie derrière.

« C'est fait à partir de sucre et de levure. Et de riz collant aussi »lao khao

, nous dit le maire Brassert alors qu'on jette un coup d'oeil à l'intérieur des cuves mousseuses. Il distille du , un alcool blanc souvent désigné comme de l'alcool de riz.

« Beaucoup considèrent ça comme de l'alcool de contrebande, me dit Frances Watthanaya, notre contact et interprète. Je ne crois pas que ce soit très règlementaire. » Elle continue : selon elle, les gens en Thaïlande disent que c'est dangereux. Les gens respectables n'en boivent pas. C'est addictif, ça vous rentre dans la peau, ça détruit les hommes. « Et puis c'est très bon marché », ajoute-t-elle. C'est aussi très populaire et disponible partout dans le pays.

Le maire serpente à travers la distillerie en passant devant des tables pleines de bouteilles de couleur ambrée. Les machines sont éteintes, le mélange fermente silencieusement. Le seul son présent dans la distillerie est le bruit des coups sur les sacs et les gémissements des cordes du ring de la salle de muay thaï dehors. Il nous a lancé une bouteille en verre vide et on a observé l'étiquette, une couronne de fleurs entourant un symbole abstrait qui ressemble au contour de la tête d'un oiseau. C'est son propre dessin nous a-t-il dit.

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En sortant de la distillerie, il se rallume une cigarette en scrutant ses boxeurs de l'autre côté de l'allée. Il y en a dix, huit boxeurs aguerris approchant la vingtaine et deux novices. Le maire les éduque en repartant des bases. Les dix boxeurs combattent sous la bannière de la salle : Sit Gamnang Brasert – élèves du maire Brasert.

En tant que maire, Brasert est à la tête de 18 villages dans les banlieues de Khorat City, dans la province de Nakhon Ratchasima, et en Isan, région du nord-est de la Thaïlande. Ni lui ni sa femme ne sont de la région, mais cela ne l'a pas empêché de gagner les élections et d'être en poste depuis six ans maintenant. Il assure avec confiance que ses électeurs ont une bonne opinion de lui (peut-être grâce à sa distillerie ?). Il a commencé avec le commerce de lao khao – la vente d'alcool de riz lui a permis de gagner de l'argent et de se bâtir une réputation au niveau local. Puis les gens lui ont demandé de s'investir dans la politique locale. Quelques années plus tard, il est devenu maire.

Après ça est venu, par des moyens peu conventionnels, la gestion de la salle d'entraînement. En tant que gérant d'entreprise et homme politique, on lui a demandé de sponsoriser quelques événements locaux de muay thaï. Au cours de ces événements, il a créé des liens avec la communauté muay thaï, renforçant ainsi sa carrière politique et son commerce de distillerie. Il a vite appris les complexités de la promotion de combat.

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Finalement, un de ses amis du muay thaï, Ba Lor, lui a offert ses conseils. Homme profondément ancré dans le sport en tant que promoteur, gérant de salle et propriétaire de stade, Ba Lor lui a conseillé d'investir son argent pour se construire une salle d'entraînement à lui. Il savait que Brasert n'était pas juste intéressé par le sponsor de joueur mais aussi par la promotion de combats. « C'est plus simple d'avoir sa propre salle quand on est promoteur », lui a dit Ba Lor. La prochaine étape a donc naturellement été d'ouvrir sa propre salle.

Brasert avait à disposition tout ce dont il avait besoin – argent, terres, ressources, connections et influence – pour concrétiser le projet. Il a questionné Ba Lor sur la manière de gérer une salle, comment se construire un nom, et comment promouvoir ses boxeurs. Ba Lor prodiguait donc des conseils gratuits à son ami mais lui a également donné l'équivalent de milliers de bahts en matériel pour aider la salle à se lancer. Les boxeurs ont commencé la compétition sous le nouveau nom de Sit Gamnang Brasert, seulement quelques mois après l'ouverture de la salle.

La salle est encore assez jeune et les boxeurs du Sit Gamnang Brasert se limitent principalement aux événements se passant en Isan. « Il y a trop de règles à Bangkok, explique le maire, ne prenant pas en considération la culture boxe de la capitale. Et ils ne font pas de paris annexes là-bas. Je suis plus à l'aise en Isan. » Il admet que Bangkok et d'autres régions feront partie du futur des boxeurs, mais pour l'instant il se concentre sur l'Isan.

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Le maire ne passe plus de longues heures à travailler dans la distillerie désormais. Il n'en a plus besoin. Après 10 ans dans le commerce, il a passé assez de temps à expérimenter, à voir ce qui marche et ce qui ne marche pas, pour faire fonctionner parfaitement son processus de distillation. Il peut produire une cuvée de lao khao selon sa recette en moins d'une semaine. Mais il ne se sert pas. Toutes les bouteilles dans les caisses sont pour la vente et non pour sa consommation personnelle. Brasert affirme avoir toujours préféré la bière.

Ses boxeurs vivent littéralement à deux pas de la distillerie, mais le commerce d'alcool ne fait pas partie de leur vie quotidienne. Brasert attend de ses boxeurs qu'ils soient autonomes : il les charge d'élever et d'abattre leur propre volaille, de faire les courses et la cuisine pour le groupe à tour de rôle, ainsi que de s'occuper de la maintenance générale de la salle. Chaque boxeur doit effectuer ses tâches ménagères, le maire n'a embauché personne pour faire la cuisine, le ménage, ou pour entretenir les locaux. Les deux pad-holders (les mecs qui tiennent les pads pour que les boxeurs bourrinent dedans) sont les seuls salariés de Brasert.

Sit Gamnang Brasert a ouvert ses portes il y a moins d'un an mais connaît déjà beaucoup de succès. Le maire n'a pas eu besoin d'acheter un seul boxeur, de fait tous les boxeurs sont venus à lui. « Je suis obligé de refuser des boxeurs tellement il y a d'engouement », dit-il amusé. Mais les combattants continuent d'arriver, ayant entendu parler de son nom ou de sa réputation. « Tout ce que je demande aux postulants c'est qu'ils soient libres de contrat et désireux de signer avec moi », poursuit-il.

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Brasert compare son gymnase à une demeure pour les âmes imprévisibles du muay thaï. « Pour tous mes boxeurs, c'est comme une seconde chance, indique-t-il. Ce sont des boxeurs dont le contrat s'est terminé, ou des mecs qui sont hors-jeu, ou qui n'ont pas combattu au haut niveau depuis un moment. » Certains arrivent en se plaignant d'avoir été trompé par leur ancienne direction. Certains fuient les mauvais traitements de leurs anciens boss. D'autres cherchent juste un peu de changement, ayant entendu parler du maire et de sa nouvelle salle d'entraînement. Tous sont ici dans l'espoir de continuer leur carrière de boxeur. « Ils ont tous connu le haut niveau, et ils peuvent toujours y accéder, affirme Brasert. Je les aide. »

Le maire gère son gymnase avec intégrité, de la même manière qu'il essaie de diriger son gouvernement local. Il est fidèle à ce qu'il appelle ses « trois principes » pour sa salle et ses boxeurs. La première c'est : « Le pari annexe doit être garanti et 100% respecté », dit-il, faisant référence à la somme convenue entre les salles de deux boxeurs en compétition, le vainqueur récupèrant tout. Le pari annexe fait partie du système économique du muay thaï moderne, spécialement en Isan, et permet d'assurer aux parieurs et aux promoteurs que le combat est authentique. Le maire Brasert est réputé pour ses considérables paris annexes dont les sommes tournent souvent autour de 100 000 bahts (2510 €). Les gens influents de la région – la police et d'autres personnalités politiques – contribuent souvent au pari annexe du Sit Gamnang Brasert. La capacité de Brasert de produire des paris annexes aussi gros de manière régulière est une marque de sa position influente dans la communauté.

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Le maire a la réputation de toujours miser son argent sur ses boxeurs. S'il est particulièrement confiant à propos de l'un d'eux, il rajoute jusqu'à 50 000 bahts de sa poche (1255 €). Il n'est pas rare que certains de ses boxeurs rajoutent leur propre argent à la cagnotte, pariant ainsi sur eux- mêmes.

Des matches authentiques et des boxeurs honnêtes, voilà qui fait partie de la deuxième règle du maire : « Je ne demanderais jamais à un boxeur de balancer son combat, et ils ne le feront jamais », détaille-t-il avec résolution et fierté. À ses yeux, cette forme d'intégrité est ce qui rend sa salle prospère.

On en vient au troisième principe : les boxeurs du maire Brasert sont toujours bien préparés, prêts, disposés et en condition de combattre. Pas de temps partiel ou d'ouvriers sur le ring pour se faire un peu d'argent. Tous les boxeurs du maire sont professionnels et pratiquent leur métier à temps plein.

« Est-ce que vous avez déjà entraîné des étrangers ici ? »

, lui demandons-nous.

« Jamais, nous répond-il. Mais je suis ouvert à l'idée. Vous connaissez quelqu'un ? »

On lui répond qu'on connait probablement quelqu'un. « Ça pourrait sûrement bien se passer pour un étranger qui souhaite faire l'expérience de la culture muay thaï en Isan », nous dit Frances Watthanaya, notre contact et interprète en Isan.

« Oui, dit le maire Brasert après avoir marqué une pause. Combien je devrais leur facturer d'après vous ? »

Frances lui fait un listing des prix moyens dans les salles de l'Isan. Il paraît intéressé et dit qu'il va y réfléchir.

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« Vous accepteriez aussi des boxeuses étrangères ? », lui demande-t-on alors.

« Bien sûr, répond-il joyeusement. Dites-leur que si elles veulent un mari thaïlandais elle peuvent venir ici et je les maquerai avec un de mes boxeurs ! »

On peut donc rajouter entremetteur à la déjà longue liste des différentes facettes de Brasert : gérant de salle, sponsor, promoteur, distillateur, homme politique..

Les deux boxeurs qu'il avait envoyés chercher un poulet pour le dîner arrivent alors sur leur moto, la volaille égorgée dans la main. « Vous restez pour dîner ? », nous demande Brasert.

On refuse poliment. « On doit être à Khao Yai ce soir, dit Frances. On loge à la salle de Kem, et c'est à quelques heures de route. »

« Et bien prenez ça pour le voyage. » Et Brasert nous remplit les bras de bouteilles de Lao Khao. « Donnez-en une à Kem. »

Les bouteilles s'entrechoquent et roulent sur le sol de la petite Toyota de Frances alors qu'on s'en va. Les boxeurs nous regardent partir, le maire-distillateur nous fait un dernier wai avant de s'allumer une autre cigarette.

Remerciements à Frances Watthanaya pour avoir été notre interprète.