Le Grand dépérissement
Photos : Molly Matalon et Damien Maloney

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Le Grand dépérissement

Un terrible fléau pousse des petites étoiles de mer à s'auto-déchiqueter.

Allison Gong est une biologiste marine. Elle sait pertinemment qu'une étoile de mer n'a ni sang, ni cerveau, ni système nerveux. Mais cela ne l'empêche pas de considérer les étoiles de son laboratoire comme des animaux de compagnie. « Ça fait partie de ma personnalité – je développe un attachement, même si elles ne peuvent pas me rendre la pareille », m'a-t-elle confié.

Son attachement pour ces étoiles de mer n'a fait que s'accentuer en 20 ans, période depuis laquelle elle travaille au Long Marine Laboratory de l'Université de Californie, où elle les fait observer par ses étudiants en biologie marine. Jusqu'à récemment, Gong avait 15 étoiles sous sa responsabilité : huit Patiria miniata ou « bat stars », cinq Pisaster ochraceus ou « ochres », une Dermasterias imbricata ou « leather » et une Orthasterias koehleri ou « rainbow ». Allison Gong avait une routine bien précise. Elle arrivait tous les matins à 8 h 30 et saluait sa ménagerie d'un joyeux « Salut les amis ! ». Elle vérifiait d'abord que « tout le monde allait bien » : si une étoile était en train d'escalader le rebord du bac, par exemple, elle la replongeait dans l'eau avec une petite réprimande : « Vous savez bien qu'il faut rester dans l'eau, les amis ! » Elle enregistrait la température de l'eau pompée depuis les bas-fonds de Terrace Point, le récif sur lequel le Long Marine Lab est construit. Depuis ses fenêtres, on aperçoit les dorsales des dauphins, des lions de mer qui barbotent et des baleines à bosse. Enfin, Gong nourrissait les étoiles avec des calamars surgelés ou des éperlans qu'elle hachait avec précaution en petits dés comestibles. Aucune des étoiles, qui vivent généralement 35 ans en liberté et jusqu'à trois fois plus longtemps en captivité, n'était jamais morte – du moins, pas de causes naturelles. Il y a quelques années, Allison a écrabouillé une étoile de mer en lâchant un aquarium dessus par inadvertance. « Je pensais qu'elle se rétablirait, mais ça n'a pas été le cas. Je m'en suis terriblement voulu. »

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Le week-end du premier mai 2013, Allison Gong n'était donc pas prête à faire sa funeste découverte. Quelques secondes après avoir salué ses ouailles, (« Salut les amis ! »), elle a réalisé que « quelqu'un était mort ». Les bat stars, réputées pour être des charognardes agressives, s'étaient jointes en une petite boule. Allison Gong les a détachées, une par une, avant de voir ce qu'elles étaient en train de consommer : le cadavre d'une ochre, leur voisine depuis cinq ans.

Deux jours plus tard, elle a remarqué que certaines des autres étoiles de mer du bac avaient mauvaise mine. « Leur comportement était un peu étrange », a-t-elle expliqué, et c'est peu dire. Certains de leurs bras étaient entortillés autour de leur estomac, comme si elles essayaient de s'étreindre. Les étoiles en bonne santé, surtout les ochres, ont une enveloppe râpeuse et une consistance ferme. Mais celles-ci avaient l'air « un peu molles », comme des ballons de baudruche dégonflés. « Je commençais à avoir peur d'ouvrir la porte le matin », a-t-elle poursuivi. Le jour suivant, un assistant un peu perturbé a signalé qu'une des étoiles avait perdu un bras. Quand Allison Gong est revenue le surlendemain, le bac ressemblait à « un champ de bataille intersidéral ». Les étoiles de mer étaient ramollies et marquées par des lésions blanches purulentes. On voyait parfois leurs entrailles se déverser à travers les lésions. D'autres bras étaient sectionnés. Ils rampaient, séparés de leurs corps, dans le fond de l'aquarium.

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Il n'est pas inhabituel pour de nombreuses espèces d'étoiles de mer de se séparer de leurs membres dans les moments de stress. Quand un enfant curieux saisit une étoile de mer par le bras dans une mare d'eau saline, l'étoile peut abandonner son bras et le régénérer par la suite. Mais Allison Gong a vite compris que ce qu'elle observait était différent. Ses étoiles n'étaient pas seulement en train d'abandonner leurs bras. Elles étaient en train de se les arracher. Elles les arrachaient comme un homme le ferait, n'ayant pas accès à un outil coupant, en utilisant un bras pour déraciner l'autre de son socle. « Elles entortillaient leurs bras », selon Allison Gong, « et elles tiraient, tiraient, tiraient jusqu'à ce que l'un d'entre eux se détache. Puis les bras se baladaient parce qu'ils ne savaient pas qu'ils étaient morts. C'était horrible. Elles n'étaient pas simplement en train de mourir. Elles s'auto-déchiquetaient. »

On a d'abord cru que seules les ochres étaient affectées. Mais très vite, l'étoile rainbow aussi a exhibé les mêmes symptômes. Allison Gong est arrivée un matin et l'a trouvée en train d'arracher un de ses cinq bras. Elle a quitté le labo pour nourrir d'autres animaux, et quand elle est revenue 40 minutes plus tard, l'étoile s'était arraché deux bras de plus. L'étoile leather et le reste des ochres se sont liquéfiées quelques jours plus tard. De leur côté, les bat stars ne semblaient pas être affectées. Pour elles, la mort de leurs congénères constituait du pain béni. Elles ont fait de leurs cadavres un festin.

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Aujourd'hui, ce sont les cinq dernières étoiles du labo. « C'est un cauchemar », a déclaré Gong. « Je n'avais jamais vu rien de tel. J'avais déjà observé des animaux mourir, mais c'était des cas isolés. Je ne pouvais pas rester sans rien faire. »

Désireuse de comprendre ce qu'il se passait, elle est allée frapper à la porte de l'aquarium UCSC voisin, le Seymour Marine Discovery Center, qui pompe également l'eau de Terrace Point. Ses voisins lui ont dit qu'ils avaient également observé des signes de maladie chez leurs propres étoiles de mer, dont deux étoiles sunflower, une des plus larges espèces du monde. Une sunflower peut avoir jusqu'à 24 membres de 1 mètre chacun. Les étoiles sunflower commencèrent elles aussi à perdre leurs bras. « Elles sont si grandes que lorsqu'elles commencent à perdre leurs bras, ce n'est pas joli à voir, m'a raconté Gong. On aurait dit qu'elles avaient été charcutées. » Les sunflower ont été retirées des bassins pour que les enfants ne hurlent pas en les voyant.

Allison Gong avec deux étoiles de mer en bonne santé. L'étoile de droite a été blessée au bras, et chaque nouveau moignon s'est reconstruit séparément, résultant en un membre dédoublé.

Dans le bâtiment voisin, Peter Raimondi, le chef du service Écologie et Biologie Évolutionnaire de l'UCSC, commençait à soupçonner que le mal qui affligeait les étoiles de mer ne se limitait pas à Terrace Point.

Peter Raimondi avait récemment accepté un changement de carrière inattendu et peu souhaité. Il avait dû se reconvertir en détective pour étoiles de mer. Son bagage de biologiste marin et ses voyages de recherche le long des côtes de l'Océan Pacifique l'y prédisposaient. Il y a comme un air de détective privé dans son visage poupin, son regard inquisiteur, ses yeux vifs et son ton impatient. Il portait des sandales et un bermuda baggy quand je l'ai rencontré au mois de mars – mais avec un costume et un borsalino, il ressemblerait à s'y méprendre au personnage de Jack Nicholson dans Chinatown.

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La reconversion de Peter Raimondi n'est pas inhabituelle. Les scientifiques sont de plus en plus souvent amenés à jouer les enquêteurs, à mesure que le monde qu'ils étudient se met à ressembler à une scène de crime. Nous sommes actuellement les témoins de la perte de vie la plus importante de l'histoire de la planète, ce que les scientifiques ont appelé la Sixième Extinction. Contrairement aux cinq précédentes, celle-ci n'est pas causée par des processus naturels mais par l'action de l'Homme. L'extinction actuelle est environ mille fois plus rapide que la moyenne historique, et cela pour de nombreuses raisons. C'est surtout le réchauffement atmosphérique et le chamboulement des écosystèmes qui sont en cause, avec ce que cela implique d'infiltration d'espèces invasives, de propagation de maladies et de compression des habitats naturels. La plupart des espèces que l'on perd s'éteignent sans que l'on s'en rende compte. Pour chaque Martha – le dernier pigeon voyageur mort en 1914, au zoo de Cincinnati –, des milliers d'autres espèces disparaissent dans l'anonymat, loin de tout témoin humain. Leur extinction n'est observée par l'homme qu'a posteriori, comme celle du pigeon de Liverpool, de la grèbe roussâtre, du grizzly mexicain, du loup texan – et de nombreux autres que personne n'a été en mesure d'identifier avant leur disparition. Mais ceux qui dédient leur vie à l'étude du monde naturel enregistrent ces pertes. Ce sont les premiers sur les lieux du crime, et ce sont les mieux équipés pour comprendre les menaces qui pèsent sur les animaux qu'ils étudient. Et dans le cas de nombreuses espèces, ce sont les seuls à en avoir quelque chose à faire.

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À titre d'exemple, Peter Raimondi est sans doute l'être humain qui en sait le plus sur la condition des étoiles de mer de la côte Pacifique du continent Nord-Américain.

Depuis une décennie, Peter est le principal enquêteur du MARINe, le Multi Agency Rocky Intertidal Network, un projet ambitieux de suivi de la faune côtière. Tous les ans, une équipe de chercheurs visite près de 200 sites de la côte Pacifique, de Graves Harbor en Alaska à Punta Abreojos au Mexique. Ils recensent et observent plus de 1000 espèces différentes, dont au moins 15 étoiles de mer. La base de données est accessible au public sur Internet. L'idée est de documenter les volumes des populations côtières et des conditions environnementales, afin d'enregistrer les éventuelles situations inhabituelles. Avant MARINe, il n'existait pas de système de mesure aussi exhaustif aux États-Unis, et à ce jour son seul équivalent est le système similaire mis en place à la Grande Barrière de corail. Dans le reste du monde, on ne sait pas précisément quelles espèces marines vivent et où elles résident. L'océan demeure un espace libre et inexploré. On sait que l'Homme l'altère de manière dramatique, sans savoir exactement comment.

Au printemps 2013, Peter Raimondi a commencé à recevoir des signalements de hauts niveaux de syndrome de dépérissement des étoiles de mer, ou wasting syndrome en anglais. Le dépérissement est un terme générique qui décrit des symptômes de détérioration physique, qui dans le cas des étoiles de mer peut impliquer un ramollissement, l'apparition de plaies, un « dégonflage » et l'abandon de membres. De nombreuses afflictions, environnementales comme pathogènes, peuvent mener au dépérissement. Il n'est pas inhabituel pour un plongeur d'observer une étoile de mer qui développe de tels symptômes. Pour les échinodermes, c'est l'équivalent d'une très, très mauvaise grippe. Environ 1 % des étoiles de mer peuvent en exhiber les symptômes à un moment T. Mais lorsqu'un grand pourcentage d'animaux en est victime, cela signifie que quelque chose ne tourne pas rond. C'est la différence entre un cas de grippe sévère et une épidémie.

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C'est ce que Peter Raimondi a commencé à observer par lui-même en mars 2013. D'abord, c'est un spécialiste de la qualité de l'eau marine de l'université du Washington qui a signalé que toutes les étoiles de mer observées dans la région côtière de Vashon Island montraient des signes de dépérissement. Au mois d'avril, un technicien chercheur de l'université d'État de l'Oregon a remarqué des signes de dépérissement chez les étoiles ochres du site naturel de Tokatee Klootchman. Vers la fin du mois de juin, des chercheurs ont observé des ochres dépérissantes à Sokol Point, sur la péninsule Olympique de l'état de Washington. Au mois d'août, Peter Raimondi observa par lui-même des ochres dépérissantes lors d'un voyage de recherches à Kayak Island, une île reculée du golfe d'Alaska, à près de 100 km de la ville la plus proche. Il dût se rendre à l'évidence : quelque chose d'étrange était en train de se passer.

Au cours de l'automne suivant, les signalements se firent de plus en plus nombreux. La vétérinaire du Seattle Aquarium, horrifiée par l'état de santé de certaines de ses étoiles de mer, les mit sous quarantaine avant de les asperger d'antibiotiques. Puis, quand elle vit que ça ne marchait pas, elle euthanasia les étoiles de mer infirmes. L'ampleur géographique des événements était surprenante. Des evasterias troscheli moururent au Anchorage Museum en Alaska, des Henricia leviuscula moururent à Point Loma à Sand Diego. La population d'étoiles de mer de Terrace Point s'est quasiment désintégrée. Et l'épidémie ne s'est pas limitée à l'estran, la zone côtière située entre les marées les plus hautes et les marées les plus basses. Des plongeurs ont aperçu des étoiles de mer dépérissant dans les récifs subaquatiques, et des pêcheurs de crabes en ont également trouvé dans des casiers immergés à plus de 100 mètres sous le niveau de la mer. « 1 ou 2 %, ce n'est pas grave, explique Peter Raimondi. Mais quand on commence à observer 20 à 30 % de morts, voire la totalité dans certains cas, on sait qu'il se passe quelque chose d'inhabituel. »

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Comment appelle-t-on ça. Un épisode de haute mortalité ? Un fléau ? Un crash démographique ? Une extinction ? Les scientifiques ont commencé à appeler ça « the Wasting » – qu'on peut traduire par « le Grand Dépérissement ».

Peter Raimondi, professeur en écologie à l'Université de Californie, Santa Cruz

Allison Gong n'avait jamais pu témoigner de rien de tel. Mais Peter Raimondi, si. En 1982, alors qu'il était encore étudiant à l'université de Californie à Santa Barbara, il avait pu voir de ses propres yeux les effets de l'épisode El Niño le plus intense du XXe siècle. Les températures de l'Océan Pacifique ont augmenté de près de six degrés Celsius. Les étoiles de mer, tout comme d'autres créatures marines, moururent en masse du syndrome de dépérissement. C'est arrivé à nouveau après l'épisode El Niño de 1997-1998, lors duquel le taux de mortalité des étoiles de mer était de 56 % à certains endroits. L'eau chaude semblait être la variable commune ; quelques situations de dépérissement localisées avaient déjà pu être observées lors d'années plus chaudes que la normale en Californie du Sud. L'augmentation des températures semble être à la source d'épisodes de haute mortalité chez d'autres espèces marines : la décoloration massive des coraux de la mer des Caraïbes en 2010, la mort de milliers de pélicans au nord du Pérou en 2012, la grande famine des otaries de Californie du Sud, toute récente, et la découverte de 100 000 stariques de cassin (des petits oiseaux charnus) morts sur les côtes américaines de l'Océan Pacifique cet hiver. Mais à l'été 2014, Raimondi pouvait être certain que le Grand Dépérissement était le plus répandu de tous les événements de mortalité marine dont il avait pu témoigner auparavant.

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Pourtant, le réchauffement des eaux ne semblait pas être en cause cette fois-ci. Il est vrai que, après 12 ans de températures relativement faibles, les eaux de la côte ouest des États-Unis sont devenues significativement plus chaudes. Mais le Grand Dépérissement a commencé près d'un an avant cette phase de réchauffement. Et les premières observations provenaient d'endroits aussi septentrionaux que l'Alaska, où les eaux sont froides. « Si l'on observe cela en Alaska, affirme Peter Raimondi, alors on s'est dit que c'était différent de tout ce qu'on avait pu observer auparavant. »

Le rythme du Dépérissement était également plus intense que ce qu'il avait pu observer auparavant. « C'est ce qui m'a le plus surpris, m'a-t-il dit. C'était si soudain et si radical, et présent chez de nombreuses espèces différentes. » Il n'avait jamais observé de bras désolidarisés ramper tout seuls. Ni de sunflower stars en train d'exploser. Ni d'étoiles fantômes. Le syndrome de dépérissement a tendance à être un phénomène progressif, la détérioration d'une étoile pouvant s'observer sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Mais le Grand Dépérissement survenait, cette fois-ci, avec une férocité telle que certaines étoiles pourrissaient sur place. Leurs tissus mous se dissolvaient et se décomposaient, dévorés par des peluches de bactéries blanches, alors que les spicules de l'étoile perduraient, seuls, laissant derrière eux une impression fantomatique de l'étoile. Un contour à la craie, littéralement.

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« Ça faisait froid dans le dos », avoue Peter Raimondi, formulation que l'on entend rarement dans la bouche dans biologiste. Le Grand Dépérissement a eu cet effet. Ça faisait parler les scientifiques comme des adolescents, bien qu'ils soient plutôt du genre à choisir leurs mots avec précaution. Dans leurs conversations, ils utilisaient des mots comme « choqué », « horrifié », et « cauchemardesque ».

Les chercheurs enquêtent sur ce type d'événements de la même manière que le CDC (Center for Disease Control, le gendarme des épidémies américain) piste les épidémies ou que les détectives traquent les tueurs en série. Ce n'est pas suffisant de savoir qui est mort. On doit également savoir comment il est mort, du début à la fin. Il est nécessaire de pister la violence jusqu'à sa source. Mais Peter Raimondi n'arrivait pas à dégager de schéma récurrent. Les étoiles mourraient à des allures différentes. Certaines se transformaient en étoiles fantômes en l'espace de quelques heures, d'autres mettaient une semaine à mourir, et d'autres encore parvenaient à se rétablir. C'était complètement imprévisible. Si l'épidémie était causée par le réchauffement de l'eau, alors pourquoi s'était-elle aggravée durant l'hiver ? La pollution ne semblait pas pouvoir être mise en cause directement, parce qu'elle est souvent localisée – ce phénomène était, au contraire, visible un peu partout. Et si c'était une maladie, pourquoi ne s'était-elle pas répandue depuis un point d'origine précis au lieu de se répandre de manière incohérente, comme si le fléau sautillait d'un endroit à un autre ? Au beau milieu d'une des zones les plus dévastées par le fléau, on a trouvé des enclaves d'étoiles bien portantes. Dans des zones non-affectées, on a retrouvé des enclaves d'étoiles en train de dépérir. Le fléau touchait les eaux chaudes et les eaux froides. On ne trouvait aucune logique. Peter Raimondi s'est même demandé si le Grand Dépérissement était réellement un exemple du syndrome de dépérissement. Il se pouvait bien que ça soit autre chose – quelque chose d'entièrement nouveau.

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Une étoile de mer géante en bonne santé

Les équipes de CBS, NBC, et CNN ont commencé à suivre Peter Raimondi quand il se lançait dans ses voyages de recherche. Des bateaux remplis de journalistes faisaient leur apparition dans la baie. Les tabloïds britanniques publiaient des articles avec des titres tels que DES MILLIONS D'ÉTOILES DE MER MEURENT MYSTÉRIEUSEMENT SUR LA CÔTE OUEST ou encore UN FLOT MYSTÉRIEUX POUSSE LES ÉTOILES DE MER A S'ARRACHER LES BRAS, ET LES SCIENTIFIQUES NE SAVENT PAS POURQUOI . Un écologiste a appelé le Grand Dépérissement « la plus grande et la plus dévastatrice des pathologies touchant les invertébrés marins à ce jour ».

L'attention des médias, aussi déroutante qu'elle soit, a eu ses avantages. Des milliers de citoyens en alerte ont commencé à fouiller les endroits peu surveillés de la côte Pacifique, enregistrant leurs observations sur une nouvelle carte en ligne crée par Peter Raimondi. Le niveau de participation a également augmenté dans des programmes bénévoles tels que le California Academy of Sciences Citizen Science ainsi que Reef Check, qui incitent les amateurs à observer des espèces animales. Les données se sont accumulées – des cas de dépérissement ont même été détectés sur la côte Atlantique –, et la carte de Peter Raimondi devint de plus en plus détaillée. Ceci dit, aucun schéma ne fut mis en évidence.

Des détectives amateurs lui ont envoyé des théories. Nombre d'entre eux mettaient en cause le réchauffement climatique, ou l'acidification des océans, qui suit l'absorption de niveaux toujours plus élevés de dioxyde de carbone. Une clique particulièrement tenace de détectives en herbe a tenu pour responsable la catastrophe nucléaire de Fukushima – une hypothèse rapidement écartée par les scientifiques. D'autres accusaient les lignes à haute tension le long des côtes, qui bombarderaient le littoral de radiation électromagnétique. Un homme a même avancé que le Grand Dépérissement avait été causé par des sapins de Noël. Les sapins, que l'on fait pousser en Alaska puis transporter par bateau jusqu'en Californie du Sud, transporteraient une bactérie particulièrement fatale pour les étoiles de mer, qu'ils auraient répandue dans les eaux en passant au large des côtes.

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Donna Pomeroy, une scientifique à la retraite qui a vécu juste à côté du récif de Pillar Point à San Mateo County, est une des bénévoles qui a commencé à suivre les évolutions des populations d'étoiles de mer du coin. Elle a participé aux enquêtes mensuelles sur ce récif organisées par la California Academy of Sciences. Elle s'est tout de suite aperçue que les étoiles, qui d'ordinaire s'arrimaient férocement aux rochers, avaient tendance à s'en détacher mollement. « C'était assez moche, a-t-elle déclaré. On aurait dit qu'elles étaient faites de cire et que quelqu'un les avait exposées à une source de chaleur. Leurs bras étaient littéralement en train de tomber. Dans mon coin à moi. Je me sens très proche d'elle. C'était écœurant. »

Vers la même époque, elle remarqua également que des petits mollusques roses à tentacules, les Okenia Rosacea, ou Hopkin's Rose nudibranch, pullulaient sur le littoral. « Il pouvait se passer des années sans que l'on en aperçoive. Les voir était très excitant. Mais désormais le littoral en était recouvert. Il se passait quelque chose de bizarre. »

« Les Hopkin's Rose sont magnifiques », a tenu à préciser Donna Pomeroy. « Mais c'est effrayant de voir ces changements se produire si rapidement, et de manière si dramatique. Il y a une trame de fond, et l'on ne sait pas encore ce que c'est. »

Catherine Lyche, une étudiante à la Santa Catalina School, s'est beaucoup attachée aux étoiles de mer ; elle « sautait de joie » quand elle en trouvait lors d'excursions marines avec le Marine Ecology Research Program. Au printemps dernier, elle a été très perturbée en trouvant des étoiles ridées, sans bras, et en décomposition. « Même mon professeur ne savait pas ce qui pouvait bien causer cela. »

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Sa camarade de classe Katie Ridgway a été très surprise, elle, de ne trouver aucune étoile de mer lors d'un voyage au récif d'Asilomar. Un an plus tôt, elles étaient partout. « Je me suis demandé ce qu'il s'était passé, et si j'avais pu provoquer ça. » Pendant les vacances, Ridgway est retournée à Seattle, où elle a grandi, et a découvert qu'il n'y avait plus d'étoiles sur les récifs qu'elle avait l'habitude d'explorer à Puget Sound quand elle était petite. « Je me suis demandé si dans dix ans, quand j'aurais fini l'université, il y aurait lieu de vraiment s'inquiéter. Si ça continue, que l'eau monte, et qu'un autre virus affecte d'autres organismes, que se passera-t-il d'ici à ce que j'ai des enfants ?»

« Personne n'a pu voir ça venir, a affirmé Catherine Lyche. Si nous ne sommes pas en mesure de prévoir quelque chose d'aussi significatif, que ne voyons-nous pas venir d'autre ? »

Il y a dix millions de virus dans chaque goutte d'eau. Il paraîtrait ainsi improbable que des scientifiques puissent déterminer le pathogène à la source du Grand Dépérissement. Mais la science fit pourtant une belle avancée au mois de novembre 2014. Ian Hewson, un microbiologiste de Cornell qui étudie les virus aquatiques, a détecté des niveaux élevés de virus précédemment non-identifiés dans des échantillons prélevés sur des étoiles mortes. Son équipe a nommé le coupable SSaDV, un acronyme pour « sea star-associated densovirus » ou « densovirus associé aux étoiles de mer » (un densovirus étant un petit insecte affectant les crustacés et les insectes). Quand les scientifiques ont injecté du SSaDV dans des étoiles saines, elles ont commencé à développer des symptômes de dépérissement. Les gros titres ont fusé – DES SCIENTIFIQUES ONT RÉSOLU L'ÉNIGME DE L'ÉPIDÉMIE CHEZ LES ÉTOILES DE MER DE LA CÔTE OUEST – mais Peter Raimondi, co-auteur de l'ouvrage qui a annoncé la découverte, a eu tout le mal du monde à expliquer que ce n'était pas réellement le cas.

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Ce virus avait également été détecté, en quantités moindres, chez de nombreuses étoiles saines. Mais aussi chez des oursins, oursins plats et autres vers marins et 24 espèces en tout, ainsi que dans du sable situé au fond de l'océan. Il a été retrouvé dans des spécimens de musée datant de 1942, ce qui veut dire que les étoiles ont porté ce virus pendant au moins sept décennies, et peut-être même plus longtemps. Un libraire de Stanford University a déterré un rapport de 1898 sur la baie de Narragansett fait par un biologiste nommé Hermon C. Bumpus, qui y écrivait ces lignes : « Sur de nombreuses étoiles de mer, j'ai observé ce qui semble être une maladie, qui attaque d'abord la peau et ronge ensuite le corps entier. »

Pourquoi est-ce que ce virus particulier, qui semble exister partout, depuis des décennies sinon des siècles, est soudainement devenu fatal pour les étoiles de mer ? Est-ce que ce virus est opportuniste, attaquant seulement quand le système immunitaire d'un animal est affaibli, comme l'on attrape plus facilement froid lorsqu'on ne porte pas une veste ? Le mystère, semble-t-il, n'avait pas du tout été résolu. Pire – il avait gagné en complexité.

Le récif de roche sédimentaire de la plage d'État de Natural Bridges, à Santa Cruz

À la fin du mois de février, j'ai réalisé ma propre petite enquête dans l'estran. J'y suis allé avec Melissa Redfield, membre de l'équipe de recherche de Peter Raimondi. À marée basse, Melissa Redfield et moi avons marché pendant une dizaine de minutes à l'est du Long Marine Laboratory jusqu'à la plage d'État de Natural Bridges. Les récifs y sont composés de ce qu'on appelle « Santa Cruz mudstone », une roche sédimentaire brune, engluée d'algues et assez molle pour que des oursins puisse y nicher leur progéniture. Une mère et ses deux enfants guettaient entre des failles pour apercevoir la vie marine qui s'y trouvait. Tous crièrent à chaque fois qu'ils trouvaient un bernard-l'hermite, un oursin ou une anémone de mer. Une famille de touristes japonais faisait de même. Une femme solitaire était agenouillée face à l'océan et passait une chanson triste sur un magnétophone.

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Malgré mes efforts, je n'ai pu apercevoir aucune étoile de mer. Melissa Redfield, elle, en a trouvé presque immédiatement. Elle m'a invité à la rejoindre là où elle se trouvait, en bordure de l'estran ; je me suis allongé, à plat ventre sur la roche, tendant le cou afin de scruter le dessous d'une corniche rocailleuse que Melissa Redfield éclairait de sa lampe-torche. J'ai mis une minute à trouver l'étoile, tellement elle était bien camouflée. Elle trouvait sans cesse de nouvelles étoiles, la plupart violettes ou rose pourpre, cachées dans des cavités de la roche – et même, pour l'une d'entre elles, derrière un oursin. Après une demi-heure de recherche, elle avait identifié environ une douzaine d'étoiles ochres, la plupart de la taille d'une pièce de monnaie, tandis que la plus large devait faire la taille d'une main d'adulte. Elles paraissaient toutes être en bonne santé, à part l'une des plus grosses. Il lui manquait un bras et une lésion blanche était visible à la base de l'un de ses bras restants.

C'était un schéma assez habituel sur la côte Pacifique cet hiver. Tandis que le Grand Dépérissement perdurait, les étoiles avaient quasiment disparu de la plupart des endroits. Dans d'autres, les étoiles avaient survécu à leur exposition à l'épidémie et semblaient récupérer, comme si elles avaient développé une forme d'immunité – seulement pour être exterminées quelques mois plus tard. Peter Raimondi estimait qu'entre 1 et 10 millions d'étoiles étaient mortes à ce jour. Dans les estrans, le taux de mortalité avoisinait les 75 %. Mais des étoiles de mer plus petites avaient été observées dans certains sites où les plus grosses, elles, avaient disparu. « C'est comme un feu de forêt », m'a expliqué Rich Mooi, conservateur à la California Academy of Sciences. « La forêt part en fumée et les petits plants repoussent. » Cependant, nombre de ces petites étoiles ne sont pas des nouveaux nés. Les étoiles de mer poussent très lentement ; le temps qu'elles soient assez grosses pour être observées, elles sont déjà vieilles de plusieurs années. Cela signifie que les étoiles observées à Natural Bridges ne sont pas des bébés, mais bien des survivantes.

Cela pose donc une autre question. Ces étoiles plus petites ont-elles développé une immunité au Dépérissement, ou sont-elles tout simplement trop petites pour contracter la maladie ? Le virus pourrait bien être bénin en de trop petites quantités, et fatal seulement s'il se développe suffisamment. Dans ce cas, des étoiles paraissant saines grandissent jusqu'à atteindre une certaine taille, seulement pour tomber raides mortes. Ou elles ne contracteraient la maladie qu'une fois devenues adulte. « Je n'ai jamais vu rien de tel de toute ma vie, m'a dit Melissa Redfield. C'est difficile pour moi de prendre du recul. »

Est-ce un événement unique, ou un signe avant-coureur de quelque chose de bien pire ? On se demande s'il y a eu un changement majeur qui a profondément changé l'écosystème. – David Horwich

Peter Raimondi est devenu comme un enquêteur qui a une connaissance intime du suspect – les habitudes, le mode opératoire, les excentricités du tueur – qui connaît tout sur le suspect, sans pour autant pouvoir l'identifier. Il pense que c'est le densovirus qui est responsable. Mais à lui seul, il est impuissant. Il a besoin de complices pour agir : l'eau un peu plus chaude que la moyenne, l'hypoxie, la pollution et l'acidification des océans – mais peut-être pas tous en même temps. Cela dit, l'hypothèse du densovirus pourrait très bien être entièrement erronée. Peter Raimondi suggère aussi que le densovirus pourrait n'être qu'une infection secondaire, un prédateur opportuniste qui profite d'un système immunitaire affaibli par une autre force plus puissante, et inconnue.

On ne connaît pas non plus les effets du Dépérissement sur les écosystèmes fragiles de la côte Pacifique. Les étoiles de mer mangent des moules et des oursins ; les moules, en l'absence de leur prédateur, étendront-elles leur territoire, colonisant les eaux plus profondes ? Les oursins connaîtront-ils une envolée démographique ? Si oui, cela pourrait avoir des conséquences néfastes. Les oursins se nourrissent de varech, une variété d'algues, qui fournissent des nutriments, ainsi qu'un environnement protégé à toute une variété de faune marine. Quand les oursins se multiplient excessivement dans une zone, on observe un phénomène appelé « urchin barrens » [littéralement « terres arides d'oursins »]. Des forêts d'algues deviennent des déserts – des zones subaquatiques stériles uniquement peuplées d'oursins violacés qui tapissent les fonds marins.

La population d'oursins semble en effet s'accroître, même s'il n'est pas certain que l'absence d'étoiles de mer en soit responsable. Même ainsi, il semblerait que les oursins ne soient pas en aussi bonne santé qu'il n'y paraît : Peter Raimondi a reçu des signalements de populations d'oursins massivement en proie au dépérissement. Il ne sait pas si le même densovirus est responsable, mais cela lui paraît probable. « Cela ressemble beaucoup aux premiers jours du fléau des étoiles de mer. »

Pourtant Peter Raimondi – calme, expérimenté, imperturbable – dit ne pas se sentir trop préoccupé. « Beaucoup de gens me demandent si on s'apprête à vivre une extinction ? Va-t-il y avoir une catastrophe ? Est-ce que l'écosystème entier va s'effondrer ? La réponse est non. J'ai déjà vu ça auparavant, et l'écosystème a fini par s'en remettre. »

Certains des chercheurs et des bénévoles que j'ai rencontrés étaient moins optimistes. Cette succession d'extinctions et de cataclysmes environnementaux sans précédent les avait traumatisés. L'idée que le phénomène touchant les étoiles de mer puisse être le reflet de transformations plus profondes de l'écosystème marin ne leur paraissait pas si improbable.

« Peter Raimondi voit cela comme une grande expérience », m'a confié Jan Freiwald, spécialiste de l'écologie marine et directeur de Reef Check California, quand je l'ai rencontré au Long Marine Laboratory. « Il se retire de l'équation. Mais on ne connaît pas réellement l'ampleur des effets que l'on observe. La chose la plus triste, c'est de voir des étoiles de mer dévorer une de leurs congénères en plein dépérissement. »

« Ça me rend triste aussi », a déclaré David Horwich, un bénévole du Reef Check qui a été l'un des premiers plongeurs à observer les effets du Grand Dépérissement. « Est-ce un événement unique, ou un signe avant-coureur de quelque chose de bien pire ? On se demande s'il y a eu un changement majeur qui a profondément changé l'écosystème. »

« Tout cela prend une dimension apocalyptique, a dit Mary Ellen Hannibal. « Ce qu'il se passe avec les étoiles de mer donne l'impression d'être un événement sous-jacent, invisible, qui dévore l'écosystème de l'intérieur. »

À l'heure actuelle, Peter Raimondi ne peut rien faire d'autre qu'observer avec précision l'évolution des jeunes étoiles, afin de voir si elles vont récupérer ou mourir comme leurs congénères. Pour cela, il s'appuiera autant que possible sur le réseau étendu de bénévoles qui se sont mobilisés en réponse à cette crise. « On ne peut accéder qu'à un certain nombre de sites », a-t-il déclaré. « Mais de nombreuses personnes fréquentent les récifs rocheux à marée basse, c'est déjà un volume de données phénoménal. On a même de nombreuses informations provenant d'amateurs qui vont à la plage de temps en temps, et qui visitent des endroits où nous ne sommes jamais allés. » Le problème, c'est que les jeunes étoiles, qui peuvent être plus petites que l'ongle d'un auriculaire, sont très difficiles à apercevoir. Pour cette raison, les observateurs les plus efficaces s'avèrent parfois être de jeunes enfants.

« Les parents ont des genoux usés », a expliqué Peter Raimondi. « Ils ne descendent pas sur les récifs. Mais les enfants sont super curieux, ils ont une très bonne vue, et ils sont plus proches du sol. » Certaines des observations les plus utiles ont donc été faites par des enfants de trois ans, suivis par leurs parents alors qu'ils gambadaient sur les rochers. Les maternelles peuvent faire d'excellents détectives. Ils sont enthousiastes et infatigables. Ils sont tenaces. Un peu comme s'ils craignaient que ces étoiles de mer ne soient les dernières qu'ils voient.