Pourquoi les redoutés hooligans polonais ne sont pas présents à l'Euro

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Analyse

Pourquoi les redoutés hooligans polonais ne sont pas présents à l'Euro

Beaucoup pensaient qu'ils allaient semer le chaos en France, mais le hooliganisme polonais, autrefois très présent dans les stades, a beaucoup changé. Explications.

Pendant l'Euro 2016, VICE Sports s'intéresse en priorité aux supporters venus de toute l'Europe pour soutenir leurs équipes nationales. Chants guerriers, fumis et passion parfois débordante, tout ça, c'est dans notre série Kopland.

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La rencontre était annoncée comme l'un des moments chauds de ce premier tour de la compétition. Sur le terrain, elle a donné lieu à un match certes intense entre deux équipes solides et matures tactiquement, mais pauvre en occasions. Dans les tribunes et en-dehors, elle n'a causé aucun incident ou presque. Classé « catégorie 3 » (sur quatre) par les autorités françaises, cet Allemagne-Pologne au Stade de France était particulièrement craint au regard de la rivalité historique entre les deux pays, des incidents qui se sont produits à Marseille à l'occasion d'Angleterre-Russie et des failles de sécurité observées autour de l'enceinte dionysienne lors de la dernière finale de la Coupe de France. Au final, la montagne aura accouché d'une souris.

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Dominik Antonowicz, sociologue de l'Université Mikołaj Kopernik de Toruń et spécialiste du monde des supporters polonais, n'est aucunement surpris : « Classer Allemagne-Pologne comme rencontre à risque, cela relève quasiment de l'incompétence pour moi. La Pologne s'est nettement occidentalisée et il n'y a plus du tout la même animosité à l'égard de nos voisins de l'ouest. Il n'y a qu'à voir les éliminatoires : nous étions dans le même groupe et il n'y a pas eu le moindre souci lors des deux matches. De toute façon, les incidents autour de l'équipe nationale sont devenus sporadiques. La dernière fois que ça a vraiment chauffé, c'était lors du déplacement au Montenegro en 2012 ». Piotr [1], responsable d'extremesupporters.com, principal site polonais dédié au monde des supporters, abonde en ce sens : « Il y a quelques gars du GKS Katowice, du Pogoń Szczecin, de Kotwica Kołobrzeg ou du Stomil Olsztyn. Ils sont en petits groupes, parfois avec leurs épouses pour faire du tourisme. Ça doit faire 60 personnes tout au plus, issues de firmes qui ne figurent pas parmi les plus redoutables du pays ». Les membres des deux grandes « triades » du hooliganisme polonais (Wisła Cracovie/Lechia Gdańsk/Śląsk Wrocław et Lech Poznań/Cracovia/Arka Gdynia) ou les Teddy Boys du Legia Varsovie ne se sont quant à eux manifestement pas au rendez-vous.

Lors de l'Euro 2012, des hooligans polonais et russes s'étaient affrontés.

Comment expliquer cet état de fait ? Respectés dans toute l'Europe du hooliganisme, présentés comme des terreurs par les médias du continent, connus pour leurs fights qui font le tour du Net, les Polonais ne font, pour le moment, pas parler d'eux lors de cet Euro 2016, si ce n'est pour l'ambiance chaleureuse qu'ils font régner dans les rues ou dans leur parcage.

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Loin de l'image d'une horde violente venue d'Europe centrale, les fans de l'équipe nationale de Pologne en déplacement sont en réalité un patchwork d'ultras venus à titre individuel, de familles profitant de l'occasion pour faire du toursime, de membres de la diaspora ou de fans d'équipes jouant en divisions inférieures, pour qui les matchs des Biało-Czerwoni sont l'occasion de voir du pays. Michał est l'un d'eux. Ultra du Łada Biłgoraj, modeste club du sud-est du pays évoluant dans l'équivalent du CFA2 polonais, il accompagne souvent la Reprezentacja à l'extérieur : « On fait souvent les déplacements entre copains. On part en voiture ou en minibus. On a été à Belgrade avec des gars du GKS Katowice qu'on connaissait. On a aussi été à Kaunas, à Prague. A chaque fois, on fait un peu de tourisme, on visite les endroits, on boit entre potes, mais il y a vraiment rarement des problèmes. C'est très mélangé, il y a des gens des grandes villes, mais aussi beaucoup de gens de petites localités, de la campagne ».

Dominik Antonowicz parle d'occidentalisation du supportérisme en Pologne pour qualifier cette évolution dont la genèse remonte aux années 1990. Impossible évidemment de détacher l'histoire du mouvement ultra et du hooliganisme polonais de l'histoire politique du pays, tant les deux sont imbriqués. La fin des années 1970 et le début des années 1980 voient l'émergence d'un embryon de culture ultra encore peu structuré. Les stades sont avec les églises l'un des rares lieux où l'on peut librement exprimer son rejet du pouvoir communiste et son soutien à Solidarność, les ZOMO (unités anti-émeutes de la milice) osant rarement se frotter aux foules compactes et déterminées qui se rassemblent dans les gradins. Le hooliganisme en tant que tel n'existe pas encore, les violences étant soit dirigées contre les représentants d'un système en déliquescence (la milice), soit liées aux événements sur le terrain.

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Le tournant de 1989 n'apaise pas la situation. Au contraire, la crise économique et la montée du chômage font émerger un supportérisme violent, qui est généralement le prolongement de ce qui se passe dans les bloki (cités HLM construites dans la période d'après-guerre). La première moitié des années 1990 est qualifiée d'« âge d'or du hooliganisme », tant l'anarchie règne dans des tribunes délabrées, où les bancs en bois sont souvent arrachés pour servir d'armes. La police est démotivée et dépassée, les incidents se multiplient et les matches de l'équipe nationale deviennent le théâtre de règlements de compte entre hooligans des quatre coins du pays. Le match de qualification pour la Coupe du Monde contre l'Angleterre en 1993 constitue le point paroxystique de cette période. Les bagarres s'enchaînent à l'intérieur comme à l'extérieur du stade, la police perd totalement le contrôle de la situation et un supporter du Pogoń Sczecin meurt poignardé par des homologues du Cracovia.

Le processus d'entrée dans l'Union européenne va marquer un premier tournant dans la lutte contre le hooliganisme. Soucieuse de se donner l'image d'un Etat de droit stable et d'un partenaire fiable aux pays occidentaux, la Pologne se dote en 1997 d'une loi sur « la sécurité des événements de masse », qui voit notamment l'apparition des interdictions de stade et du bannissement des engins pyrotechniques dans les enceintes sportives. Les autorités du pays, soutenues par l'opinion publique, cherchent peu à peu à reprendre le contrôle des stades. La violence se déporte progressivement à l'extérieur, les premières ustawki (fights) apparaissent, le hooliganisme se professionnalise. Paradoxalement, ce dernier devient un phénomène médiatique, alors même que les incidents sont en nette baisse.

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L'attribution de l'organisation de l'Euro 2012 marque une étape supplémentaire dans la lutte contre la violence dans les stades. Le hooliganisme devient un problème politique prioritaire pour le gouvernement du pro-européen Donald Tusk. Il en va de l'image du pays, alors que les incidents lors des déplacements européens sont réguliers.

Deux nouvelles lois très répressives sont adoptées en 2007 et 2009, suivant à la lettre le cahier des charges de l'UEFA : on instaure la comparution immédiate pour les incidents autour des manifestations sportives, l'obligation de s'identifier pour acheter des places au stade (tout spectateur doit désormais détenir une "carte du supporter" pour pouvoir assister à un match), le droit pour les clubs de prononcer leurs propres interdictions de stade et les fermetures totales ou partielles d'enceintes sportives sur décision des Voïvodes (équivalents des Préfets). Se déclenche alors le Bunt Stadionów (« La révolte des stades »), qui en plus d'être un conflit politique est le symptôme d'une fracture entre deux Polognes et deux récits du roman national.

D'un côté, un pouvoir libéral et pro-européen, appuyé par le quotidien Wyborcza et la chaîne de télévision privée TVN, se voulant moderne et tourné vers l'avenir, qui voit le supportérisme « à l'ancienne » comme un obstacle à la marche en avant du pays. De l'autre, une frange de la société polonaise, dont les ultras sont devenus de fait les porte-paroles, qui accuse le gouvernement de se plier aux diktats de l'Europe et de l'UEFA, de ne pas tenir ses promesses et de tourner le dos à l'histoire du pays.

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« Projet Euro 2012 : des stades surfacturés, pas d'autoroutes, des gares saupoudrées, des aéroports de seconde zone, des joueurs faibles. Sujet pour faire diversion : les supporters ». Source : wrw40zuta.pl.

Les stades deviennent non seulement un lieu de contestation politique bruyante, mais aussi de célébration patriotique des héros nationaux, comme les combattants de la guerre polono-soviétique de 1920, les insurgés de Varsovie en 1944 ou encore les « Soldats Maudits » (maquisards qui ont continué la lutte à la fin de la Seconde guerre mondiale, non plus contre les nazis, mais contre l'occupant soviétique), trop souvent oubliés selon les ultras par le gouvernement de Platforma Obywatelska. Piotr, d'extremesupporters.com, revendique cet attachement à l'histoire du pays et, du même coup, un ancrage à droite des ultras polonais : « La scène ultra polonaise est à 99, 9 % de droite. Mais nous ne sommes pas à la botte de PiS (« Droit et Justice », parti conservateur qui a remporté la présidentielle et les législatives en 2015), comme le gouvernement de l'époque a voulu le faire croire. Nous sommes l'un des rares groupes sociaux que les politiques ne pourront jamais récupérer. Simplement, ces dernières années, nous avons lutté pour que l'on n'efface pas des mémoires des gens comme les Soldats Maudits, dont les médias ne parlent pas du tout et dont il n'est pas question dans les programmes scolaires ».

Pour Dominik Antonowicz, ce surinvestissement du patriotisme est au fond le prolongement de ce qui se passait dans les stades au cours des années 1980 : « Le mouvement des supporters a toujours été anti-système. Dans les années 1980, le Lechia Gdańsk comptait de nombreux militants de Solidarność. Aujourd'hui, ils admirent les Soldats Maudits car c'étaient des durs, des gars avec des convictions qui se sont sacrifiés pour leur pays ».

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Tifo des ultras du Legia Varsovie pour les 70 ans du soulèvement de la ville. Source : legionisci.pl.

Au final, cette phase n'aura finalement contribué qu'à figer, voire à renforcer, la situation préexistante selon Dominik Antonowicz : « Les ultras sont devenus un courant social et contestataire très important. Le hooliganisme s'est professionnalisé et ne se manifeste pratiquement plus qu'en-dehors des stades en ce qui concerne les divisions supérieures. Les stades de l'élite sont aujourd'hui modernes, il y a de la vidéosurveillance, des secteurs visiteurs, comme partout ailleurs en Europe. Du coup, il y a eu une sorte de spécialisation des tâches, alors que dans les années 1990, il n'y avait pas vraiment de différence entre ultras et hooligans, tout le monde mettait le bazar. Quant au changement de public voulu par Ekstraklasa S.A. [société créée en 2005 pour gérer l'élite du football polonais, sur le modèle de la Premier League anglaise, ndlr], il n'a pas eu lieu car le spectacle sur le terrain reste trop faible ».

Paradoxalement, la Reprezentacja (la sélection polonaise) sera plus impactée par ces événements et l'émergence du foot-business que le football de clubs, même si le changement d'ambiance aura commencé avant la révolte des stades. Fin 2004 est signé le « Pacte de Poznań » entre les différents groupes de supporters du pays, instaurant une trêve pendant les matches de l'équipe nationale et conduisant à une nette pacification dans les enceintes. Les règles de vente des places à domicile (prix relativement élevés, impossibilité d'acheter des places en grande quantité pour s'y rendre en groupe, obligation de donner son numéro de sécurité sociale) ont découragé à la fois ultras et hooligans de fréquenter les rencontres de la Pologne. A cela, il faut ajouter la construction du Stadion Narodowy (Stade National), qui est devenu une attraction et a attiré un nouveau public. Dominik Antonowicz : « Le Stade National a changé la donne, il a généré une nouvelle culture. On est assis, on vient en famille, le cadre est propret, c'est un peu une ambiance de pique-nique. En plus la sélection joue pas mal, il y a des joueurs médiatisés comme Lewandowski ou Milik, donc on a un public un peu versatile, qui vient voir un spectacle. Les fans des clubs ne veulent pas cautionner ça ».

Enfin, un déplacement en France pour une population dont le PIB par habitant est 1.5 fois inférieur à celui de l'Hexagone a également dissuadé de nombreux fidèles. Michał, le supporter de Łada Biłgoraj, est de ceux-là : « Je vais rester à la maison, essentiellement pour des raisons financières. Les billets sont chers. Il y avait un déplacement organisé en bus depuis Biłgoraj, mais ça coûtait 1 300 zlotys (environ 300 €). Du coup, je me réserve pour le déplacement au Kazakhstan début septembre, je vais découvrir un autre monde ». Si l'ambiance lors des matches de la Pologne fait encore pâlir de jalousie quiconque est déjà allé voir les Bleus au Stade de France, ils sont désormais soutenus par un public sans doute plus aisé et plus familial qu'il y a dix ou vingt ans.

Une question demeure toutefois : les événements autour d'Angleterre-Russie ne vont-ils pas changer la donne ? Certains hooligans russes ont annoncé leur retour à Marseille en compagnie de quelques congénères serbes à l'occasion d'Ukraine-Pologne. Et des rumeurs commencent à courir selon lesquelles, piquées dans leur fierté, les principales firmes polonaises allaient débarquer d'ici mardi dans la Cité Phocéenne…

[1] Le prénom a été changé à la demande de l'intéressé.

Mathieu Zagrodzki est chercheur en science politique et se balade sur Twitter.