L'irremplaçable croque-mort de la Grande Boucle

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L'irremplaçable croque-mort de la Grande Boucle

Depuis douze ans, Alain Daniel, dit « Le Gaulois », recueille les coureurs lâchés à bord de sa voiture-balai. Et tente d'adoucir leur amertume, avec tact et humanité.

Quand il passe le sommet des cols, les caméras de France Télévisions, les meilleurs grimpeurs et le gros du peloton ont décampé depuis de longues minutes déjà. Au volant de sa voiture-balai, Alain Daniel, dit « Le Gaulois » pour sa moustache fournie, fait partie de ces héros du Tour méconnus. Enfin, pas de tout le monde puisqu'à rester au cul du gruppetto pendant des années, cet ancien champion de France de cyclo-cross a côtoyé bon nombres de coureurs. Toujours les mêmes, évidemment. « Je le voyais très souvent, dès que ça montait, je fermais la route donc on s'était habitués l'un à l'autre. On peut dire que j'étais un de ses meilleurs clients », s'amuse Jimmy Casper, sprinter chevronné et piètre grimpeur.

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Quand il évoque ses souvenirs avec « Le Gaulois », l'ex-coureur FDJ est hilare. Pourtant, quand, à l'agonie sur les routes de montagne sous le soleil de juillet, il entendait le vrombissement du moteur de la voiture-balai, la mine était moins réjouie. Car Alain Daniel le sait, lorsque les coureurs entrevoient sa camionnette, ils prennent un coup sur le casque : « Le plus terrible, c'est quand ils se retournent et qu'ils m'aperçoivent. Ils savent qu'ils sont en difficulté, que ça ne va plus du tout. Parfois, je vois même leur regard, et je sens tout le mal que ça leur fait. »

Chauffeur du balai depuis 2004, Alain Daniel endosse avec plaisir ce rôle parfois ingrat d'oiseau de mauvais augure : « Dans mes boulots précédents sur le Tour, à la radio ou dans les voitures suiveuses, je ne faisais que suivre le peloton, je n'avais pas l'impression de servir à grand-chose alors qu'à l'arrière, je suis au plus près des coureurs, je les aide. Jusqu'au moment où on est tellement prêts d'eux qu'ils montent dans la camionnette. Là, c'est encore un autre travail… » Alain est le premier à recueillir ces coureurs souvent à bout de forces et de nerfs. Une mission pas toujours facile à remplir, surtout quand ces derniers ont un certain pedigree : « J'ai eu des grands coureurs dans le balai comme Magnus Backstaed [vainqueur d'une étape du Tour en 1998 et de Paris-Roubaix en 2004, ndlr]. Il était en pleurs sur le bord de la route. Le bonhomme fait 1m95, je ne pouvais même pas le relever tellement il était costaud. C'était impossible de le consoler », se remémore « le Gaulois ». Si au moment de mettre pied à terre, la plupart des coureurs sont submergés par cette même tristesse, certains piquent des crises de colère monstres.

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Son expérience la plus marquante remonte à 2004, pour son premier Tour, entre Amiens et Chartres. Ce jour-là, Bradley McGee, qui avait porté le maillot jaune un an plus tôt, prend une bordure dès le départ et se retrouve lâché. Borne après borne, l'Australien n'en démord pas et continue à rouler, suivi de près par le balai. En vain, il ne reviendra pas. Souvenirs pudiques d'Alain, encore marqué par l'épisode : « Au moment de descendre de selle, il a balancé son vélo dans le champ à au moins dix mètres. Il était vraiment très fâché. Les trois heures suivantes dans le balai, il n'a pas dit un mot. » Ces moments, Alain Daniel a appris à les vivre le plus sereinement possible. En respectant l'intimité des coureurs dévastés, tout en montrant sa proximité et son empathie.

Jimmy Engoulvent, ancien habitué des dernières places du gruppetto, a toujours apprécié la discrétion et la finesse du « Gaulois ». Aujourd'hui directeur sportif de Direct Energie, la lanterne rouge du Tour 2012 ne tarit pas d'éloges : « Je suis monté une fois dedans. J'étais le seul à abandonner ce jour-là je crois. Je me suis retrouvé dans le silence, dépité. Je n'avais aucune envie de parler de moi, tout ce que je voulais c'était rentrer me mettre au calme. C'est un moment fort à vivre. Un choc assez brutal, surtout au moment où tu te dis que ta famille te regarde. Mais Alain était assez intelligent pour te réconforter sans être trop intrusif. Il était plus dans le soutien que dans le support, c'est très apprécié dans le peloton. »

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Une fois montés dans la voiture balai, les coureurs doivent passer par un instant fatidique, un rite immuable : assis sur la banquette arrière, ils laissent le commissaire de course embarqué aux côtés du Gaulois arracher leurs dossards. Une dégradation en règle, comme dans l'armée, un bruit sec qui marque la fin de leur Tour et qui glace le sang d'Alain à chaque fois. Dès qu'il le peut, il leur épargne d'ailleurs ce rituel : « Sur des courses mineures, il m'arrive d'être seul dans le balai. A ce moment-là, je n'enlève pas le dossard moi-même, je laisse le coureur le faire tout seul, je trouve ça trop dur sinon. » En toute situation, Alain est aux petits soins pour les coureurs et s'improvise même directeur sportif pour les lâchés du jour quand il n'a personne sur le siège passager. Jimmy Casper, toujours lui, déborde de gratitude : « Mes directeurs sportifs qui s'occupaient de l'avant de la course lui donnaient des roues et des bidons pour moi. C'était un peu mon Saint-Bernard, il est fait pour ce boulot, parce qu'il est passionné de cyclisme et qu'il sait ce que signifie souffrir sur un vélo. »

« Au moment de descendre de selle, il a balancé son vélo dans le champ à au moins dix mètres. Il était vraiment très fâché. Les trois heures suivantes dans le balai, il n'a pas dit un mot » – Alain Daniel, conducteur de la voiture-balai

Et il n'est pas le seul à avoir été ainsi coaché par Le Gaulois. Sur le Tour 2009, Alain a sauvé l'inoxydable Jens Voigt de l'abandon. Après une chute spectaculaire dans une descente, l'Allemand ressort groggy du ravin dans lequel il s'était fourré. Et tombe sur le Gaulois, qui venait providentiellement de passer. Explications amusées de ce dernier : « Dans un virage, je vois un coureur remonter du ravin. C'était Voigt qui s'était pris une bûche monumentale. On lui a prêté le vélo Mavic (les vélos neutres de dépannage, ndlr) que j'avais dans la voiture parce que ses directeurs sportifs étaient loin devant. La bécane était toute petite pour lui, pas du tout ajustée pour ses cale-pieds. Il a fait 20 bornes comme ça avant de changer. Il m'appelait monsieur Mavic après. »

À coups de phrases bien senties et de regards assurés, Alain Daniel a également sauvé David Millar, une autre figure du peloton. Sur une étape de montagne qui arrivait à Saint-Jean-de-Maurienne, le rouleur écossais se retrouve lâché dès les 20 premiers kilomètres. Avec à ses basques pour le pousser un Gaulois plus motivé que jamais. A 100 kilomètres de l'arrivée, le coureur de la Garmin a 25 minutes de retard, mais rentre finalement dans les délais. Et prouve dès le lendemain qu'il n'est pas un ingrat, comme le souligne Alain Daniel : « J'ai reçu un coup de téléphone de son directeur sportif qui me disait : "Millar veut te voir dans le bus". Il m'a serré la main et m'a offert un maillot dédicacé. J'étais très ému, ce jour-là, j'ai senti que j'apportais quelque chose. »

Le couperet ne va pas tarder à tomber pour ce coureur de la Garmin.

Malheureusement ou heureusement, c'est selon, année après année, Alain est de moins en moins sollicité. Non pas car il y a moins d'abandons, mais parce que les coureurs sont désormais autorisés à finir l'étape dans la voiture de leurs directeurs sportifs ou dans l'ambulance. Par confort, ou des fois par envie d'échapper au rituel douloureux de la voiture-balai et à l'exposition médiatique qui va avec. Pour son deuxième abandon sur le Tour et malgré toute son affection pour le personnage, Jimmy Casper avait donc snobé Le Gaulois : « Je savais que tous les médias attendaient l'abandon de Jimmy Casper. Alors j'avais organisé le truc pour me glisser direct dans l'ambulance et que personne puisse faire de photo. Dans l'ambulance, les vitres sont teintées et pas dans le balai. Quand tu veux sortir discrètement du Tour, le choix est vite fait. »

En douze ans et malgré cette baisse de la fréquentation de la banquette du balai, Alain Daniel a donc gagné le respect et la tendresse du peloton. Reste désormais à s'attirer le même amour du public, beaucoup moins prompt à respecter le bonhomme et l'institution voiture-balai, comme l'explique son chauffeur : « Parfois, sur des grosses étapes comme l'Alpe d'Huez, c'est chaud quand on est à 40 minutes derrière. Si je n'ai qu'un seul coureur devant moi, c'est dangereux, les gens laissent un tout petit espace, je suis pas loin de rouler sur des pieds. Dans le virage des Hollandais, je me suis même fait tabasser le balai. Les mecs en bord de route étaient ivres morts, je me prenais des canettes de Bavaria. » Malgré ces agressions, l'irremplaçable Gaulois résiste encore et toujours aux envahisseurs des bords des routes françaises de juillet.