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Interviews

Au commencement était la terreur

On a demandé à la philosophe et psychanalyste Hélène L'Heuillet de nous expliquer en quoi la peur est l'arme favorite de l'État islamique – et comment la maîtriser.
Photo de couverture : Des policiers dans les rues de Paris. Photo : VICE News/Etienne Rouillon

Unes anxiogènes, micro-trottoirs glaçants et images sombres – il est peu de dire que la climat qui règne en France est tout sauf éthéré. Confrontés une nouvelle fois à une action terroriste planifiée par l'État islamique (EI), les responsables politiques français n'ont qu'une réponse à apporter afin d'étancher la soif de vengeance partagée par une partie de la population – un bellicisme outrancier et irréfléchi.

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Alors que les explications mono-causales se multiplient sur Internet – liant simplement les attaques à l'engagement français en Syrie – et que la prolifération de termes utilisés à mauvais escient fait fureur dans une large partie de la presse hexagonale, il est temps de prendre un peu de recul. Face à l'EI, une organisation à l'idéologie bien déterminée, que faire ? Rester chez soi et attendre que « ça passe », en sachant pertinemment que le risque ne disparaîtra jamais ? C'est sans doute ce que l'EI souhaiterait : imposer dans la psyché des Parisiens, et plus largement des Français, une peur immuable. Face à cela, j'ai échangé avec Hélène L'Heuillet, philosophe et psychanalyste reconnue, qui m'a aidé à comprendre comment la peur pouvait être une arme, et comment cette arme pouvait être enrayée.

VICE : D'après vous, pourquoi les terroristes ont-ils principalement visé des jeunes ?
Hélène L'Heuillet : C'est l'arme classique de la terreur. Les attentats les plus marquants, ceux qui sèment la peur, touchent souvent en premier lieu la jeunesse – on peut se souvenir de l'attentat du casino d'Alger, par exemple.

Le XIème arrondissement est, à ce titre, une cible idéale. C'est un quartier rempli de jeunes, et le Bataclan est un lieu symbolique du coin. Attaquer une population comme celle-là, c'est faire d'une pierre des centaines de coups : vous endeuillez des familles, vous annihiliez le potentiel qui réside en chaque jeune, etc. De plus, vous vous attaquez à la notion de fête, symbole de la décadence présumée de l'Occident.

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Ces terroristes considèrent d'ailleurs les jeunes occidentaux comme les parangons du péché moderne.
Oui, c'est dans cette dénonciation-là que réside l'aspect révolutionnaire de l'idéologie de l'État islamique. Sa critique du capitalisme est omniprésente. L'organisation n'a de cesse de vilipender le matérialisme de l'Occident, son hédonisme assumé, etc.

L'État islamique sait pertinemment qu'il ne renversera pas le système politique français avec huit assaillants. L'important n'est pas de vaincre. L'important est de faire peur.

Un hédonisme que l'EI lie à l'idolâtrie – une notion que l'organisation a fortement critiqué dans son communiqué post-attentats.
Il faut bien comprendre que l'attentat lors du concert des Eagles of Death Metal n'est pas lié au hasard. Ce groupe américain représente tout ce que les terroristes peuvent haïr. De plus, la relation public/groupe est inacceptable aux yeux de l'EI. C'est un grand truc des mouvances islamistes radicales, depuis Oussama Ben Laden. Quand Ben Laden disait : « Nous aimons la mort, vous aimez la vie », c'était pour pousser sa critique de l'idolâtrie jusqu'à la dénonciation de l'idolâtrie de la vie !

Dans la revendication de l'État islamique, on retrouve le mot crainte. La peur semble être l'une des clés qui permet de mieux comprendre le pourquoi des actes de l'EI.
Au cours des guerres dites classiques, la peur est une conséquence inhérente au conflit. La guerre n'a pas comme objectif final de faire naître la peur au sein des populations – le but affiché est de triompher de l'ennemi.

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Aujourd'hui, la peur est à la racine d'un conflit qui s'exporte de plus en plus sur notre territoire. L'État islamique sait pertinemment qu'il ne renversera pas le système politique français avec huit assaillants – tout comme les terroristes du 11 septembre savaient que le système politique américain survivrait aux attaques. L'important n'est pas de vaincre. L'important est de faire peur.

En tant que psychanalyste, comment appréhendez-vous les conséquences de cette peur chez les individus ?
D'après mon expérience, je peux vous affirmer que la terreur isole – c'est l'une de ses caractéristiques, notable chez beaucoup de patients que j'ai reçus samedi matin. Leur insécurité psychique était réelle. Mais ce n'est pas un fait nouveau. Les guerres ont toujours isolé. La terreur nous enferme dans le local, le proche, l'immédiatement visible et sensible. Il n'y a qu'à observer les grandes mobilisations après les attentats de janvier pour bien comprendre que les individus cherchaient avant tout à briser cette logique de l'isolement.

Des manifestants rassemblés samedi 14 novembre à Trafalgar Square, Londres. Photo : Christopher Bethell

Pensez-vous que cette peur résulte de notre incompréhension du système de pensée des terroristes – système que l'on juge irrationnel ?
Je nuancerais une telle affirmation. Néanmoins, le renoncement à la vie – une attitude défendue par ces terroristes – est en effet à l'opposé du mode de pensée que l'on cultive en Occident.

Dans un même temps, il ne faut pas se voiler la face. L'une des grandes peurs de notre société est issue de la fascination qu'exerce l'EI sur une partie de notre jeunesse – fascination qui n'est pas uniquement du domaine de l'irrationnel.

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Ces jeunes terroristes – voire très jeunes pour certains – ne sont pas tous des délinquants, loin de là. Ils cherchent avant tout à trouver une réponse à leurs questionnements personnels, questionnements inhérents à l'adolescence. Malheureusement, c'est l'idéologie de l'EI – qui libère l'interdit de tuer – qui leur en fournit une. Je comprends que vous évoquiez l'irrationalité de ces terroristes. Construire un monde à partir de la destruction ne s'est jamais vu. Mais c'est une irrationalité propre au messianisme, quel qu'il soit.

Que peut-on faire face à une telle incompréhension ?
Selon moi, le langage a un rôle fondamental à jouer. C'est en mettant des mots sur cette situation que nous parviendrons à affaiblir cette terreur – un sentiment que beaucoup ressentent, à raison.

Comment expliquez-vous la volonté de se donner la mort parmi ces jeunes ?
N'oubliez pas que la relation entre jeunesse et mort est tout sauf nouvelle. Dans nos sociétés consuméristes, on a tendance à l'occulter. Basées sur des logiques de gain, ces dernières sont en opposition frontale face à des jeunes fascinés par la perte la plus radicale qui soit, celle de la vie. Cette idéologie de la destruction est totalitaire.

La radicalité de cette idéologie est telle qu'elle empêche toute critique externe.
Oui, on est sans mot face à elle. D'ailleurs, il n'y a qu'à écouter ce que disent les personnes interviewées après les attaques : « C'est horrible », etc. Il est extrêmement difficile de trouver des mots adaptés. Les grandes idéologies totalitaires ont toujours engendré ce sentiment d'impuissance, d'ineffabilité extrême.

Qu'en est-il de la peur d'une nouvelle attaque, qui ne risque pas de s'estomper de sitôt ?
Cela fait un certain nombre d'années que la France n'a pas connu de telle situation – sans doute depuis l'Occupation. Il est donc légitime d'évoquer cette peur. Mais, vous savez, un état de guerre n'est pas synonyme d'hystérie. Un sentiment d'habitude s'installe et permet aux gens de continuer à mener leur vie. On l'a d'ailleurs vu après les attentats de janvier. Les Parisiens ne se sont pas terrés chez eux. Il en ira de même cette fois-ci.