Comment tuer en toute impunité

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LE NUMÉRO PRÉFÉRÉ DES OUGANDAIS

Comment tuer en toute impunité

Un soldat américain sera-t-il libéré après avoir tué une trans philippine ?

Le 11 novembre dernier, les Marines qui stationnaient à bord de l'USS Peleliu eurent leur première soirée de liberté depuis que le navire d'assaut avait accosté dans la baie de Subic, sur l'île philippine de Luçon, pour des exercices militaires conjoints. Le matelot de première classe Joseph Scott Pemberton, un ancien boxeur de 19 ans originaire de New Bedford, Massachusetts, débarqua avec enthousiasme, accompagné de ses compagnons d'armes Bennett Dahl, Daniel Pulido et Jairn Rose. Ils se rendirent au centre commercial de Harbor Point, dans les environs d'Olongapo, déjeunèrent et firent un peu de shopping avant de se diriger vers les rues étroites et les mœurs légères de Magsaysay Drive, à 800 mètres de l'ancienne base militaire.

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À l'Ambyanz Night Life, certains d'entre eux trouvèrent ce qu'ils cherchaient ce soir-là. Le club était un point de chute régulier des travailleuses du sexe locales, les « Pocahontas » – mot dérivé de pok-pok, un terme tagalog pour salope, qui fait aussi allusion aux manières de l'ancien colon, souvent condescendant avec elles. Les plus entreprenantes parmi ces femmes – celles qui s'accrochent au bras des hommes affluant des bateaux – sont souvent transgenres, mais les soldats étrangers le découvrent rarement. « Les Philippins sont plus habitués, parfois ils s'en rendent compte », me dit une Pocahontas trans. « Parfois ils essaient de nous griller auprès des hommes étrangers. Alors on s'enfuit. »

Dans le club, au sommet de l'escalier aux néons bleus et aux miroirs de guingois, Pemberton rencontra Jennifer Laude, une trans sculpturale aux paupières lourdes qui était Pocahontas de façon irrégulière depuis environ six ans. Cette nuit-là, Laude était de sortie avec un groupe d'amies trans et travailleuses du sexe, pour la première fois depuis qu'elle s'était fiancée à son petit ami allemand, Marc Sueselbeck, il y a quelques mois. Laude aurait déjà dû être avec son fiancé à Duisburg, près de Düsseldorf, mais l'Allemagne lui avait refusé le visa. Même si Laude était moins dans le besoin qu'avant – Sueselbeck lui envoyait de l'argent régulièrement – le frisson de la compétition faisait partie intégrante de ces soirées avec ses amies. D'après sa colocataire Jamille, quitte à être dehors, autant prendre des clients, « juste pour le fun ». Les femmes avaient commencé à travailler tôt cet après-midi-là, et à 22 h 45, quand Laude rencontra Pemberton, elle avait déjà fait trois passes. « Jennifer était épuisée », dit une autre amie, Charis. « Quand les soldats sont là, on travaille le plus possible. »

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Quelques minutes après leur rencontre, Pemberton et Laude partirent au Celzone Lodge, un motel de l'autre côté de la rue, accompagnés d'une amie de Laude, Barbie Gelviro. « Elle ne partait jamais toute seule avec un type », dit Gelviro. « Elle demandait toujours à l'une d'entre nous de l'accompagner, pour qu'on sache où elle était. » Au motel, Pemberton et Laude prirent la chambre 1, juste à côté de la réception. La chambre, aux murs peints couleur mangue, ne comportait pas plus qu'un lit où faire son affaire, et un téléviseur pour couvrir le bruit. Gelviro resta quelques minutes avec le couple, le temps d'aider à négocier le tarif. Laude proposa 5 000 pesos, mais Pemberton ne voulait en payer que 1 000 (environ 25 $). Laude, craignant que Pemberton ne découvre qu'elles étaient trans parce que Gelviro n'avait pas d'implants, accepta rapidement le tarif le plus bas et poussa son amie vers la sortie.

En redescendant, Gelviro croisa l'occupant de la chambre 5, deux étages au-dessus. Elle flirta avec l'homme, et lui demanda s'il voulait de la compagnie pour une heure ou deux. Il savait qu'il devrait payer ; les hommes à Olongapo savent à quoi s'attendre quand une fille est aussi directe un samedi soir. Ils trouvèrent un arrangement et montèrent dans la chambre, où elle enleva ses vêtements à l'exception d'un petit slip. Puis elle éteignit les lumières.

Environ 30 minutes après l'arrivée du groupe au motel, Pemberton quitta tranquillement la chambre, laissant la porte légèrement entrouverte. Il semblait impassible en traversant la réception, et descendit les marches dans la nuit. L'heure du couvre-feu approchait à grands pas. Dahl, Pulido et Rose le cherchèrent partout, sans succès. Pulido finit par appeler un taxi pour les ramener, sans Pemberton. Ils arrivèrent à minuit dix et l'officier en charge, le caporal Christopher Miller, leur passa un savon parce qu'ils étaient en retard. Sa colère ne fit qu'augmenter lorsqu'il vit que Pemberton n'était pas avec eux. Ce dernier débarqua au milieu de la discussion, et les soldats expliquèrent qu'ils étaient en retard parce qu'ils s'étaient perdus de vue. Miller, qui savait sans doute pertinemment à quel genre d'activités le groupe s'était adonné en quittant le bateau, choisit de ne pas les sanctionner et les envoya au lit.

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Alors qu'ils étaient sur le point d'aller se coucher, Pemberton s'approcha de Rose et demanda à lui parler en privé. Ils s'éloignèrent à l'avant du bateau, loin des oreilles indiscrètes. Pemberton dit à Rose qu'il avait rencontré deux filles à l'Ambyanz et qu'il était allé au motel avec elles. L'une des deux était partie et la seconde avait commencé à se déshabiller. Pemberton vit alors que « ça » avait une bite.

Il dit à Rose qu'il était tellement hors de lui qu'il l'avait étranglé par-derrière. Lorsque le corps s'immobilisa, il le traîna dans la salle de bains et quitta les lieux. D'abord, Rose pensa qu'il se foutait de lui, mais Pemberton assura à son ami qu'il était sérieux.

« Je crois que j'ai tué un travelo », dit Pemberton.

Le réceptionniste du motel, Elias Galamos, laissa passer quelques minutes après le départ de Pemberton avant d'aller nettoyer la chambre. À l'intérieur, il découvrit le corps affaissé de Laude, enroulé dans la couverture beige du motel et jeté en travers de la cuvette des toilettes. Ne sachant pas si elle était morte ou inconsciente, Galamos alla trouver Gelviro à l'étage et courut jusqu'au commissariat local. Le temps que Gelviro se prépare et arrive dans la chambre, la police locale avait débarqué sur les lieux, suivie de près par une équipe de la NCIS (Section criminelle de la police militaire de la marine des États-Unis), qui semblait avoir été informée qu'un membre de la marine américaine était impliqué avant même que Pemberton ne se confesse à Rose.

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Peu après minuit, la police conduisit le corps de Laude à la maison funéraire de St. Martin, à 800 mètres de là. Gelviro envoya un texto à la sœur cadette de Laude, Michelle, qui était justement avec ses amis à l'Ambyanz. Elles se rendirent à la morgue et Michelle, en larmes, identifia le corps de Jennifer. La police procéda à une autopsie avant de remettre la dépouille à la famille le soir suivant. La cause du décès fut établie : « asphyxie par noyade dans l'eau de la cuvette des toilettes ».

Pemberton fut immédiatement identifié comme le suspect principal : la vidéosurveillance du club le montrait quittant les lieux avec Laude, et Gelviro l'identifia sur une série de photos. Les autorités philippines déclarèrent qu'elles montaient un dossier contre Pemberton, mais ne l'interpellèrent pas pour l'interroger, ni pour prendre sa déposition. Les Américains, en vertu des droits que leur garantissait l'accord de régulation de leurs activités militaires aux Philippines, le VFA, refusèrent de lui faire quitter l'USS Peleliu. La mère de Jennifer, Julita, qui avait fait 24 heures de bus depuis la province familiale de Leyte pour rejoindre ses deux filles encore en vie, Marilou et Michelle, était furieuse de l'inaction du gouvernement. Elle craignait que Pemberton n'ait le temps de quitter le pays, pendant que les autorités tergiversaient et faisaient des courbettes aux Américains.

L'invocation du VFA et l'immunité apparente de Pemberton ravivèrent chez beaucoup de Philippins des rancœurs de longue date. Un seul militaire américain avait été jugé depuis l'instauration du VFA. En 2005, Daniel Smith, un caporal des Marines également en poste à Olongapo, fut accusé d'avoir violé une Philippine, Suzette « Nicole » Nicolas. Il l'aurait entraînée dans une camionnette alors qu'elle était ivre et violée sous les regards et les encouragements de plusieurs autres soldats, puis abandonnée sur une jetée voisine. Un procès civil eut lieu, mais la presse fut bannie de l'audience, et les Américains assurèrent la détention de Smith à l'ambassade américaine durant la procédure. En décembre 2006, Smith fut déclaré coupable et condamné à la prison à vie, mais il resta à l'ambassade et fit appel. En dépit de la décision de la Cour suprême, Smith ne fut pas envoyé dans une prison philippine. En avril 2009, Suzette Nicolas rétracta son témoignage et partit pour les États-Unis avec un titre de séjour en poche et une compensation de 100 000 pesos (2 260 $) versée par Smith. La cour d'appel invalida immédiatement la condamnation de Smith, et il quitta le pays moins de 24 heures plus tard.

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La colère contre les Américains était déjà grande à la veille du meurtre de Laude : les deux pays étaient en pleine négociation quant à la construction de nouvelles infrastructures militaires américaines. Les militants transgenres, en temps normal marginalisés même par la gauche, exploitèrent la colère éveillée par l'hégémonie américaine, et réclamèrent que justice soit faite pour Laude. Devant l'ambassade américaine à Manille, des Philippins appelèrent à l'éviction des troupes américaines et brûlèrent la bannière étoilée. Naomi Fontanos, cofondatrice du groupe de défense des personnes transgenres GANDA Filipinas, fut frappée par le pouvoir de rassemblement de l'affaire Laude. « Son meurtre a mobilisé beaucoup de mouvements de libération qui tous réclament la justice », dit-elle.

Quatre jours après la mort de Laude, en l'absence d'engagement significatif de la part du gouvernement, la famille décida de porter plainte pour meurtre au civil. Pour assurer la représentation, la famille choisit Harry Roque, avocat et activiste, et Virginia Suarez, une avocate appartenant au Mouvement pour la démocratie nationale (KPD), un parti fermement opposé à la présence militaire américaine. Suarez utilisa l'affaire pour mettre un visage sur la manière dont les Philippins étaient assujettis par l'alliance du pays avec les États-Unis. « Quiconque se penche sur cette affaire doit la considérer, au-delà d'elle-même, comme emblématique de la façon dont le VFA relègue les Philippins au rang de citoyens de seconde zone dans leur propre pays », dit-elle.

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Les rangs des Philippins sensibles à la cause continuèrent à grossir, mais ils comprenaient et acceptaient difficilement le statut de femme trans de Laude. Les médias locaux et le public persistèrent à la décrire comme un homme ou bakla, un terme indigène qui mêle les concepts de genre et de sexualité. Le mot bakla est utilisé pour décrire des personnes déclarées mâles à la naissance et qui aiment les hommes, mais ont beaucoup de caractéristiques féminines. Parce que les baklas représentent un troisième genre socialement intégré aux Philippines, beaucoup d'observateurs ne reconnurent pas l'identité féminine de Laude, citant constamment son prénom de naissance et la décrivant comme gay. Même les militants étaient confus et ambivalents. Le fait qu'un individu considéré comme mâle s'identifie comme femme au lieu de se contenter de vivre en tant que bakla constituait aux yeux de beaucoup de Philippins un mensonge de taille, voire une tromperie.

Lorsque j'entendis parler du meurtre de Laude, je m'identifiai à elle. Comme elle, j'ai grandi aux Philippines, et on m'a déclarée mâle à la naissance ; ce n'est qu'en partant aux États-Unis, à 15 ans, que j'ai décidé de devenir une femme. Je me suis souvent dit que j'aurais été bakla si j'étais restée aux Philippines, où la possibilité d'une identité trans n'est pas reconnue. Laude, qui avait treize ans de moins que moi, faisait partie d'une génération de trans philippines qui ont passé la majeure partie de leur vie sur internet et ont été profondément influencées par les médias américains. Même si les Philippins ne comprenaient pas son désir d'être reconnue comme femme, elle apprit par elle-même que c'était une option, et choisit de poursuivre cette voie. « Les Philippins voient généralement les gens comme Jennifer comme la forme la plus extrême de bakla », me dit Fontanos. « Une bonne chose est ressortie de cette affaire : cela a forcé le pays à se confronter à l'existence des femmes transgenres. »

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Le meurtre de Jennifer Laude a simultanément dévoilé la réalité des femmes trans aux Philippines, et la violence qu'elles affrontent au quotidien. Bien que la visibilité trans soit en hausse aux États-Unis, la violence qui leur est faite est un problème ici aussi. Ne serait-ce que cette année, au moins six femmes trans ont été assassinées aux États-Unis, dans bien des cas par un partenaire sexuel ou un membre de la famille. Toutes sauf une étaient des femmes de couleur. Le comportement des Américains aux Philippines suite à la mort de Laude est caractéristique des réactions que ces crimes reçoivent ici aussi : on blâme la victime, passe son meurtre sous silence, se décharge de ses responsabilités.

Les événements qui suivirent la plainte de la famille contre Pemberton ne firent qu'amplifier la méfiance de beaucoup de Philippins à l'encontre de l'armée américaine. Lorsqu'il ne se présenta pas à la première audience du procès civil, la famille Laude menaça d'intenter un procès au gouvernement, pour ne pas l'avoir emprisonné ni forcé à comparaître. « Le gouvernement philippin a méprisé la nation entière en ne réclamant pas sa mise en détention », déclara Roque à un média philippin. « C'est un manquement flagrant à ses devoirs. » Le jour suivant, presque deux semaines après le meurtre de Laude, Pemberton fut transféré du Peleliu à Camp Aguinaldo, le quartier général de l'armée philippine à Quezon. Il serait emprisonné dans un fourgon climatisé de 6 mètres, partagé avec des gardiens militaires américains. Même si le périmètre était sécurisé par des soldats philippins, dans les faits les États-Unis continuaient d'assurer la détention.

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Il fallut au gouvernement un mois supplémentaire pour arrêter officiellement Pemberton. Le 19 décembre, le tribunal régional d'Olongapo émit un mandat d'arrêt. « Il s'agit d'un meurtre », déclara Emilie de los Santos, le procureur, après avoir établi les chefs d'inculpation. « Il est aggravé par la traîtrise, l'abus de supériorité physique et la cruauté. » Quatre jours plus tard, Pemberton apparut en public pour la première fois depuis la mort de Laude. Il pénétra dans la salle d'audience d'Olongapo à 5 heures du matin, par une ouverture pratiquée dans la clôture métallique à l'arrière du bâtiment. Pemberton ne parla pas, et ne transmit pas de plaidoyer. Ses avocats déposèrent simplement une motion d'ajournement et invitèrent le département de la Justice à lever les charges, et il fut rapidement renvoyé à Camp Aguinaldo. Les États-Unis continuèrent à rejeter la demande de transfert de détention, même après l'inculpation, et les Philippines annoncèrent y renoncer durant la tenue du procès. La présidente du tribunal, Roline Ginez-Jabalde, accepta la demande d'ajournement, mais le département de la Justice philippin jugea que les charges étaient légitimes et que Pemberton devait être jugé. Une première audience fut prévue pour le 23 février. Dans l'intervalle, l'accusation demanda à la juge de reconsidérer la présence de la presse dans la salle d'audience et les conditions de détention de Pemberton. Ginez-Jabalde était une camarade de promotion de l'avocate de la défense, Rowena Garcia-Flores, mais refusa de se récuser de l'affaire alors même que les procureurs déclarèrent l'avoir vue s'entretenir en privé avec Pemberton et Garcia-Flores. Dans un pays où il n'y a pas de procès devant jury, même pour les affaires criminelles, Ginez-Jabalde serait seule à décider du sort de Pemberton. Son approbation du report de 60 jours pourrait s'avérer lourde de conséquences, dans la mesure où l'accusation ne dispose que d'un an pour obtenir une condamnation avant que Pemberton ne soit libéré sous les termes du VFA.

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«J'ai compris que c'était une fille quand je l'ai vue avec ses sœurs. Elle ne se comportait pas comme un garçon, mais je ne l'ai jamais réprimandée », me confie Julita Laude devant un repas au Gerry's Grill, dans le centre commercial de Harbor Point, là où Pemberton et ses amis étaient allés le soir du meurtre de sa fille. L'apparence de Julita détonne avec son environnement à Olongapo, une ville abritant une population profondément influencée par la présence américaine. Alors que ses filles se montrent rarement sans maquillage et portent des marques étrangères, Julita ne porte ni bijoux ni maquillage et n'est vêtue que d'une simple chemise sombre.

D'après Julita, Jennifer commença à s'habiller de manière exclusivement féminine lorsqu'elle atteignit la puberté. Après avoir fini le lycée, en 2006, elle partit à Olongapo pour étudier, mais ses études prirent du retard car elle cherchait une école qui lui permettrait de porter des vêtements de femme et les cheveux longs. Elle finit par s'inscrire à l'Institut asiatique de commerce électronique, mais se désintéressa rapidement.

« Elle a commencé à passer ses nuits sur internet et n'allait plus en cours », me dit sa sœur Marilou. « Je ne sais pas ce qu'elle fabriquait, mais des hommes étrangers ont commencé à lui envoyer de l'argent. » Après avoir décidé de laisser tomber ses études, Laude commença à travailler comme assistante dans un salon de coiffure, où un client anglais, Joop, s'enticha d'elle sans réaliser qu'elle était trans. Laude commença à réaliser que les hommes étrangers la percevaient différemment des Philippins – comme une femme à part entière. Joop continua à courtiser Laude, même lorsqu'elle lui expliqua qu'elle n'était pas une « vraie femme » – une manière de s'identifier qui est courante chez les trans philippines. Joop ne se laissa pas décourager, mais il refusa désormais d'être vu avec elle, ce qui finit par devenir insupportable pour Laude. Leur romance tourna court, et Joop quitta le pays.

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À la fin 2007, Laude avait économisé assez d'argent pour se faire poser des implants mammaires chez un chirurgien local. Elle commença à aider sa famille, grâce aux revenus issus des webcams, cadeaux de petits amis étrangers, et prostitution. À peu près à cette époque, Laude fit la connaissance d'un homme d'affaires coréen qui venait régulièrement à Olongapo pour le travail. Il avait une famille en Corée, mais commença à fréquenter Laude et eut bientôt envie d'une nouvelle vie avec elle aux Philippines. Tout le long de leur relation, Laude prétendit qu'elle était croyante et refusa de coucher avec lui pour qu'il ne découvre pas qu'elle était trans. Quand il insista, elle fit semblant de se taillader les veines en utilisant du faux sang, une technique qu'elle avait peut-être apprise devant les telenovelas mexicaines qu'elle aimait suivre. Laude mit un terme à la relation quand l'homme commença à parler de quitter sa famille en Corée et d'avoir des enfants avec elle. Il n'apprit jamais qu'elle était trans.

Julita reconnut que les relations de sa fille avec des hommes étrangers avaient amélioré le niveau de vie de la famille. « Nous avons agrandi notre petite maison peu à peu, grâce à l'argent que Ganda me donnait », dit-elle, se référant à Laude par son surnom, qui signifie « beauté » en tagalog. Le toit de la maison familiale fut emporté par le typhon Hagupit, l'année dernière, et Laude paya les réparations. Elle prêta aussi de l'argent à d'autres gens du coin qui avaient été touchés par la tempête.

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« Elle a rendu ma vie plus confortable, mais ce n'est pas son argent qui me manque », dit Julita. « C'est son amour. Quand j'étais malade, penser à elle me faisait me sentir plus légère. Maintenant je me sens lourde, comme si je n'allais jamais guérir. »

Laude rencontra Sueselbeck, son fiancé, sur internet en novembre 2012. Ils communiquèrent via Skype, par voix uniquement, et se rapprochèrent si vite que Sueselbeck annonça quelques jours plus tard qu'il avait acheté un billet pour venir aux Philippines à Noël. Sueselbeck n'avait pas vu de photo, et Laude, nerveuse, lui en envoya une immédiatement. « Je sais qu'après ça tu ne me reparleras peut-être plus jamais », lui dit-elle, « mais je suis ce que les gens appellent une shemale. Pour ceux qui veulent le voir, je suis seulement une fille. Accepte-moi comme la fille que je suis, ou pas. Mais je suis qui je suis, et je serai fière de l'être avec le bon garçon à mes côtés. »

Sueselbeck décida que le fait qu'elle soit trans n'était pas important pour lui, et entreprit le voyage. Il rencontra Laude pour la première fois sur le parking de l'aéroport. Leur relation s'emballa vite, et le 22 décembre, Sueselbeck la demanda en mariage sur une estrade du centre commercial d'Olongapo devant des centaines de gens, pour lui prouver qu'il n'avait pas honte de ce qu'elle était.

Les deux années suivantes, il lui rendit visite aux Philippines à chaque congé. Il fit pour elle une demande de visa allemand à l'été 2013, qui fut rejetée « à cause des préjugés de l'ambassade allemande à son égard », selon lui. Le couple fit plusieurs fois appel de la décision, et le 1er octobre 2014, dix jours avant la mort de Laude, Sueselbeck reçut un appel des autorités allemandes, l'informant qu'ils étaient prêts à délivrer le visa. Ils décidèrent de se marier au printemps, et Laude acheta une robe. Selon Sueselbeck, la raison pour laquelle elle avait pu suivre Pemberton cette nuit-là était son insécurité quant à sa féminité, qui alimentait des craintes plus générales à propos de son avenir. Malgré tout, il dit qu'il ne lui en voulait pas.

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Ce à quoi Sueselbeck en voulait, c'était au gouvernement philippin. Le 22 octobre, Sueselbeck escalada un grillage à Camp Aguinaldo et bouscula un militaire en essayant de découvrir si Pemberton était détenu là. Il déclara que le commandant du camp, le brigadier général Arthur Ang, lui avait assuré qu'il n'y aurait pas de répercussions, mais l'armée décida d'agir après la déclaration de l'ambassadeur américain Philip Goldberg, qui jugea l'incident « très décevant ». Les services de l'immigration affirmèrent que Sueselbeck avait accepté une « expulsion volontaire », ce qu'il nia, et l'inscrivirent sur une liste noire qui l'empêchait de revenir aux Philippines. Il avait prévu d'y être le 13 mars, date à laquelle Laude et lui auraient dû se marier. « Ils m'expulsent des Philippines pour "irrespect et arrogance grossière", mais ils protègent l'homme qui a tué ma femme juste parce qu'il est américain », dit-il.

« Il n'y a qu'une chose qui me console », me confia-t-il. « Je sais qu'avant sa mort, Jennifer était aussi heureuse qu'on peut l'être. »

Le matin du 14 janvier, la famille Laude et ses avocats arrivèrent au tribunal d'Olongapo, avec l'espoir que la juge Ginez-Jabalde lèverait sa décision quant à la presse et à la détention de Pemberton. La requête était typique d'un Harry Roque tenace, cachant derrière ses gestes mesurés et manières policées un caractère combatif. Il possédait une expérience substantielle en droit international et fut le premier avocat asiatique à la Cour pénale internationale. « Nous ne nous attendons pas à ce qu'elle change d'avis », dit Roque, « mais la requête est une étape nécessaire pour que l'affaire puisse être entendue par la Cour suprême philippine. » La partie civile s'assit en face du juge, entre le ministère public et l'avocat de la défense, Garcia-Flores. Tandis que Roque parcourait ses notes, Suarez et Garcia-Flores s'envoyaient des piques.

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« Je fais du full-contact », dit Suarez, une mordue de fitness. « J'apprends à mettre les gens à terre, avec mes poings et mes pieds. »

« Moi je faisais du tir à l'université », répondit Garcia-Flores avec un grand sourire. « Les gens n'ont pas le temps d'essayer de me frapper qu'ils sont déjà morts. »

L'audience en elle-même fut brève. Ginez-Jabalde entendit les différentes parties avec un air neutre, qui s'explique peut-être par les accusations de partialité qui pesaient sur elle. Elle accorda quatre jours supplémentaires à Garcia-Flores pour soumettre une réponse et dispersa le groupe. Tous ces délais dans la prise de décision rendirent la tâche très difficile aux avocats de la famille Laude. En outre, la procédure judiciaire se déroulait en anglais, comme presque toujours aux Philippines – un autre aspect du procès sur lequel Pemberton avait l'avantage en tant qu'Américain.

Après l'audience, Garcia-Flores sortit de la salle en continuant à discuter avec Suarez. Lorsque les avocates atteignirent la volée de marches qui menait au hall où la presse les attendait, Garcia-Flores porta le coup final. « Je ne comprends pas pourquoi on devrait se battre », dit-elle avec un petit rire. « Parlons plutôt visas. »

Cette référence déguisée à l'affaire Suzette Nicolas semblait indiquer que la défense tenterait d'acheter la famille de la victime. Nombreux sont ceux qui pensent que les États-Unis n'accordèrent son titre de séjour à Nicolas qu'à condition qu'elle revienne sur son accusation de viol. Des messages classés secrets publiés par WikiLeaks en 2011 montrent que les États-Unis, par l'intermédiaire de l'ambassade américaine, firent pression sur le gouvernement philippin pour obtenir la détention de Smith après sa condamnation, alors qu'il se trouvait dans une prison philippine. Les Américains entravèrent également la délivrance de papiers à l'ambassadeur philippin aux États-Unis et menacèrent d'annuler les exercices militaires conjoints entre les deux pays.

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Les Laude avaient le sentiment exaspérant que les États-Unis tentaient d'empêcher le procès d'avoir lieu. « Nous n'avons pas besoin d'argent ni de visas », dit Marilou. « Ce dont nous avons besoin, c'est d'une sœur en vie. »

Marilou dit qu'à de nombreuses occasions, elle avait eu l'impression d'être lésée. Lorsque Pemberton avait été traduit en justice en décembre, la salle d'audience était pleine de ses camarades en uniforme blanc, alors que sa famille avait dû s'asseoir au fond et que ses cousins n'avaient même pas pu entrer. Pemberton avait son propre fourgon avec l'air conditionné, alors que les prisonniers philippins ne bénéficiaient pas de conditions de détention si confortables.

« Je veux que Pemberton serve la peine que servirait n'importe qui aux Philippines pour ce meurtre », dit Julita. « Laisser les Américains nous payer, ce serait comme autoriser Pemberton à tuer Jennifer, à condition qu'il en ait les moyens. »

Si l'on se fie au passé, l'impartialité dans les affaires opposant des trans philippines à des soldats américains est loin d'être probante. Julie Sionzon, qui se trouvait à l'extérieur du tribunal après l'audience, vit à Olongapo depuis plus de vingt ans et travaille pour une chaîne d'informations basée à Manille depuis huit ans. En tant que femme ouvertement lesbienne à Olongapo, elle a suivi de près l'affaire Laude.

Tandis que la famille s'entretenait avec la presse locale, Sionzon me confia une expérience que cette affaire lui rappelait. En 1989, alors qu'elle était une journaliste de 19 ans couvrant le poste de police pour une station de radio locale, une femme arriva au poste avec une lèvre enflée et un œil au beurre noir, et affirma qu'un Marine américain lui avait fait ça. Lorsque l'homme fut amené, il déclara qu'il avait battu cette femme parce qu'elle était un homme, comme en témoignaient son torse plat et sa carrure de garçon. La femme, qui était arrivée de la province de Masbate à peine quelques jours plus tôt, assura qu'il mentait.

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« Il n'y avait pas de femmes policières à l'époque, alors ils m'ont demandé de vérifier si c'était une femme », dit Sionzon. Elle l'emmena dans les cabinets, où elle fit semblant de l'examiner. Sans demander à la femme de se déshabiller, elle déclara à travers la porte entrouverte : « C'est une femme ! »

L'Américain était furieux, mais Sionzon maintint sa version des faits. « C'est un mensonge que je ne regretterai jamais », dit-elle. La femme demanda à Sionzon de faire la traduction alors qu'elle négociait un arrangement avec le commandant des Marines. Il lui proposa 300 $, et la police l'incita à les accepter, lui rappelant que si elle portait plainte, elle n'aurait pas les moyens de se payer un avocat. Plus tard, ils lui apprirent qu'elle ne toucherait que 100 $, car 100 étaient réservés au commissariat, et 100 à un représentant du gouvernement.

« J'ai vu cela de mes yeux », insista Sionzon. « J'ai découvert que c'était leur arrangement habituel – 300 $, dont seulement 100 pour la victime. Et les frais médicaux étaient à sa charge. » Elle insista auprès de la police jusqu'à ce qu'ils acceptent de donner la totalité de l'argent à la femme. Sionzon l'accompagna ensuite à la gare routière, où elle prit un ticket pour rentrer dans sa province natale.

Le 23 janvier, la famille Laude fit quatre heures de route pour se rendre au département de la Justice à Manille, et y retrouver Roque. À leur arrivée, deux hommes leur firent traverser une cour et une suite de couloirs, jusqu'à une pièce où attendaient Barbie Gelviro et Elias Galamos – les témoins clés de l'affaire, placés en isolement par l'État jusqu'au procès. Julita, Michelle et Marilou voulaient rencontrer les témoins pour les remercier. « On va bien, mais on s'ennuie beaucoup », dit Gelviro.

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Roque profita de l'occasion pour récapituler les dépositions de Gelviro et Galamos. Inquiet que le gouvernement n'essaie de les faire renoncer durant leur isolement, il voulait s'assurer que leur version des faits n'avait pas changé. Gelviro commença son récit mais hésita quand Roque lui demanda pourquoi Laude et Pemberton avaient décidé d'aller au Celzone Lodge.

« Est-ce que je peux le dire ? » demanda Gelviro, approchant une main de son visage délicat. Elle avait pris du poids depuis son entrée dans le programme de protection des témoins, mais ne pesait sans doute pas plus de 45 kg. À voir sa carrure fragile, la rumeur, populaire parmi les locaux, voulant qu'elle soit l'assassin semblait encore plus improbable.

Gelviro se tourna vers Roque et lui dit que Pemberton et Laude étaient allés au Celzone Lodge pour coucher ensemble, mais qu'elle n'avait assisté à aucune transaction financière, contredisant la déclaration sous serment qu'elle avait apparemment faite auprès du NCIS. (Les revirements de Gelviro rendirent crédible une autre version des événements qu'un proche de la famille m'avait confiée – Gelviro aurait promis à Pemberton que Laude coucherait avec lui, et attiré son amie au motel sous un prétexte.) Le reste de sa déposition était ponctué de questions et d'interruptions.

Après avoir entendu la version de Galamos et l'avoir trouvée satisfaisante, Roque quitta la pièce et je restai avec les témoins, la famille Laude et le père de Gelviro, qui lui tenait compagnie durant sa mise sous protection. Comme Julita, le genre de son enfant ne lui pose pas de problème. Il dit qu'elle a toujours été comme ça.

Quelques minutes plus tard, deux nouvelles arrivantes firent leur entrée, et Marilou les présenta comme Jamille et Charis, deux des femmes qui étaient avec Laude le soir de son assassinat. Leur dernière acolyte de cette nuit-là, Gorgeous, n'avait pas pu venir car elle avait récemment été opérée d'une fistule à l'anus. « Elle travaillait trop », dit Charis avec diplomatie.

« C'est la journaliste américaine dont je t'ai parlé par texto », dit Marilou pour me présenter. « Elle est trans aussi. » Les trois femmes me mitraillèrent instantanément de questions. Gelviro, qui ne m'avait pas dit un mot avant ça, fut la plus bavarde du groupe, et m'interrogea sur ma transition et mes opérations chirurgicales. Jamille et Charis, qui n'avaient pas souhaité parler aux médias, me posèrent des questions tour à tour. Avais-je un petit ami ? Savait-il que j'étais trans ? Quand le lui avais-je annoncé ?

Une policière appartenant à la protection des témoins arriva quelques minutes plus tard et nous annonça que nous devions mettre un terme à la visite. Gelviro avait obtenu une permission shopping cet après-midi-là et elle nous invita, ses amies et moi, à l'accompagner. La policière nous dit que nous ne pouvions pas nous trouver avec elle en public, mais que nous pouvions la suivre en restant à distance.

Je passai les vingt minutes suivantes à suivre Gelviro avec Jamille et Charis, qui me posèrent d'autres questions sur ma vie. Charis me demanda si je n'avais que des petits amis, ou si j'avais aussi des clients. Il me fallut un moment pour expliquer que je n'avais jamais fait payer pour du sexe, et que je n'attendais aucune aide financière des personnes que je fréquentais. Je crois que Charis n'avait jamais rencontré de femme trans dans ce cas.

Jamille quant à elle était frappée par le naturel de mon apparence. « Elle n'a pas d'efforts à faire pour être une femme », dit-elle à Charis alors que nous marchions ensemble. « Elle est opérée. »

Incapables de parler avec Gelviro, nous finîmes par lui faire au revoir de la main. Les filles devaient se préparer pour un engagement ce soir-là. Charis voulait prendre une chambre de motel parce qu'elles n'avaient pas beaucoup dormi la nuit précédente, mais hésita parce que leur plan n'était pas sûr à 100 %.

Je leur dis qu'elles pouvaient prendre une douche et faire la sieste dans la chambre d'hôtel que j'occupais avec mon compagnon ; nous avions deux lits. Dans le taxi qui nous y conduisait, elles me dirent qu'elles avaient rendez-vous avec des hommes d'affaires chinois à l'aéroport ce soir-là. Les hommes ne savaient pas qu'elles étaient trans. « Ils partiront si on leur dit », affirma Charis. Toutes deux avaient eu des expériences limites avec des clients qui avaient découvert leur statut. « La plupart du temps ils rigolent », dit Jamille. « Mais parfois ils menacent de nous frapper, et on s'enfuit. »

Charis rit de l'attirance de Jamille pour les hommes philippins qui, parce qu'ils la perçoivent comme bakla et non comme femme, attendent qu'elle les entretienne. Alors que les étrangers paient pour le plaisir de leur compagnie, les Philippins attendent une compensation, parce que l'on juge qu'ils s'avilissent en s'engageant dans une « activité homosexuelle ».

Les deux femmes me dirent qu'elles se sentaient seules et n'avaient personne pour les combler émotionnellement. Elles doivent payer pour la compagnie des hommes philippins mais sont incapables de trouver des étrangers qui les acceptent pour ce qu'elles sont. Elles admiraient Laude, parce qu'elle était l'exception, et cela rendait sa mort encore plus impensable. « C'était la plus affirmée d'entre nous », dit Charis.

Elles n'avaient pas appris ce qui était arrivé à Laude jusqu'au matin suivant sa mort. Jamille, qui était la plus proche parce qu'elle était aussi sa colocataire, découvrit également que Jairn Rose, l'ami auquel Pemberton s'était confié, avait été son client ce même soir. « Il a été très gentil avec moi », dit Jamille. « Cela me pèse encore tellement. Je n'arrive pas à croire que son ami ait tué mon amie. »

Laude voulait avoir une opération de changement de sexe, même si son fiancé pensait que son corps était très bien comme il était. Jamille et Charis voyaient aussi la chirurgie comme la solution à leurs problèmes, car elle leur permettrait de vivre sans avoir besoin de cacher quoi que ce soit. Mais la procédure, qui coûte dans les 10 000 $, est bien au-delà des moyens de ces femmes, qui gagnent environ 40 $ par passe.

Le soir approchant, elles commencèrent à se préparer pour leurs clients, remplaçant leurs tenues décontractées par des robes légères. Charis semblait sûre de sa féminité – l'un de ces hommes avait été son client lors d'une précédente visite – mais Jamille craignait d'avoir la peau trop sombre et un visage trop masculin.

« Ce n'est pas comme si c'était la vie qu'on voulait », dit Jamille en détourant ses yeux avec un crayon noir. « Mais c'est notre seule option. »