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Raven and HeShe, Slab City (USA), 2017
Photographie

au milieu du désert, j'ai photographié les oubliés du rêve américain

Marginaux, laissés-pour-compte ou exclus du système, Laura Henno a photographié les habitants de Slab City, un campement sauvage en plein désert californien.

À travers sa série Outremonde – dont elle expose actuellement vingt-cinq clichés grand format à l’Institut pour la photographie à Lille (après une exposition aux Rencontres d’Arles l’été dernier), Laura Henno s’intéresse au mode de vie des slabbers. Ils sont les habitants de Slab City, un grand campement sauvage en plein désert de Sonoran, au Sud de la Californie, non loin de la frontière mexicaine. Exclus de la société ou marginaux, jeunes et moins jeunes, parents et enfants y vivent à l’année, dans des abris de fortune ou des caravanes. En 2017, au cours d’un premier séjour de deux mois sur place, Laura Henno a pu appréhender cet espace singulier et créer des liens de confiance, autant que de solidarité, avec un petit groupe de slabbers qu’elle a photographiés et filmés dans leur quotidien.

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Résonnant avec l’histoire migratoire américaine et la photographie documentaire des années 30 (elle cite le travail de Dorothea Lange durant la Grande Dépression auprès des travailleurs migrants), ses images infusées d’une lumière délicate redonnent toute leur « aura » aux personnes photographiées, des jeunes gens pour la plupart, dont elle a accepté d'évoquer les parcours pour i-D.

Comment avez-vous été accueillie à Slab City ?
Annie, mon assistante, et moi avons loué une petite maison à trente kilomètres de Slab City, en février 2017. Pendant dix jours, on a fait des allers-retours pour rencontrer les gens. On a tout de suite dit que j’étais artiste, photographe. Mais quelques mois avant, une équipe de National Geographic était venue et s’était vraiment servi des gens, avait demandé à certains de brûler une caravane pour accentuer le côté hyper voyeuriste. Ça a pris des proportions énormes : d’autres caravanes ont brûlé, un mec est allé en taule. Quand je suis arrivée, tout le monde avait été très choqué par ce qu’il s’était passé donc personne ne voulait s’adresser à un photographe, forcément. Une fois qu’on a compris ça, on a bien expliqué que je menais une recherche artistique, que je n’avais rien à voir avec les médias.

Quelle a été la réaction des habitants ?
On a d’abord passé ces dix jours à se présenter aux gens, à leur demander conseil sur comment faire pour vivre dans le désert. Faut-il des panneaux solaires et combien? Est-ce qu’il vaut mieux un générateur? Pour les toilettes, on fait comment? Et l’eau? Tout cela, ça crée du lien. La personne à qui on louait la maison connaissait des gens de Slab City et avait une vieille caravane à nous louer, ce qui nous a aussi permis de rencontrer quelques piliers de la communauté. Au début, ils pensaient qu’on ne tiendrait pas deux semaines. Finalement, deux mois ont passé et on a fait partie du campement. On y est retournées une fois par an depuis.

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Annie, Outremonde (USA), 2018

Les habitants de Slab City ne sont pas tous là pour les mêmes raisons. Est-ce que vous pouvez me parler de ceux que vous avez rencontrés et photographiés ?
L’hiver est la saison la plus propice pour vivre dans le désert, c’est le moment où la température est la moins chaude, il y a alors 300-400 personnes. À partir de début mars, une bonne partie des gens partent et reviennent parfois la saison d’après. Les gens permanents représentent à peu près 80 personnes, peut-être même 100. C’est vraiment par l’intermédiaire de Nicholas, un jeune évangéliste arrivé quasi en même temps que nous qu’on s’est rapprochées du Ministry of Church, de Pastor Dave et donc de la petite communauté qui fréquentait l'église à ce moment-là. Pastor Dave est là depuis 17 ans, je crois. C’est quelqu’un qui voue sa vie à Slab City, qui œuvre pour les autres, les soutient. Mais Slab City n’est pas une communauté religieuse, seule une petite trentaine de personnes gravitent autour du Ministry of Church.

Il y a aussi cette femme, Connie.
Oui, Connie est là depuis une quinzaine d’années. Elle a un parcours assez emblématique de celui de beaucoup de slabbers, c’est-à-dire de personnes seules, en totale rupture familiale. Je sais qu’elle a des enfants mais elle ne les a pas vus depuis des années, elle s’est retrouvée à la rue. Elle survit là dans sa caravane, elle n’a aucun autre endroit où aller, même si elle préfèrerait bouger. La majorité des gens de Slab City ont perdu leur boulot, leur logement avec la crise des subprimes. Ils sont complètement en marge de la société mais ce n'est pas leur choix : ils sont exclus du système, de la société américaine qui est extrêmement violente. Et on s’en rend compte quand on est là-bas. Beaucoup n’ont pas de protection sociale non plus. Ils viennent donc à Slab City parce qu’ils en ont entendu parler et qu’ils savent qu’ils vont trouver une forme de solidarité sur place, et qu’ils n’auront rien à payer, parce que c’est une zone de squat. Il y a aussi des gens de passage qui le sont pour les mêmes raisons.

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Vous avez rencontré Raven, sa mère Julie, mais aussi Michael, un jeune vétéran.
Oui, Michael est arrivé un jour à pied avec son chat sur l’épaule et un compagnon de route. C’est un ancien marine qui a servi en Irak et en Afghanistan. À son retour aux USA, il ne voulait pas réintégrer cette société. Et il a fait le choix d’être sur la route, d’aller de campement en campement. Il est arrivé à Slab City parce qu’il en avait entendu parler. Il a d’abord logé dans la caravane de Nicholas, il allait à l’église… Nous avons discuté et j’avais envie d’enregistrer son histoire, de le filmer, mais que ce soit quelqu’un d’autre qui le fasse parler. C’est comme ça que j’ai provoqué cette rencontre entre lui et Raven. Il y a cette photo que j’ai faite devant le bus : ils discutent et moi, je les incite à se raconter un peu leur vie. Petit à petit, ils sont tombés amoureux. Ils passaient leur temps ensemble, Michael était toujours fourré dans le bus de Raven et sa mère, avec le serpent et les deux chiens. Ce bus déglingué qu’elles partageaient aussi avec Maryann et sa famille, Jack et les deux enfants. Puis, d’après ce que je sais, Michael, Raven et sa mère ont quitté Slab City tous les trois en avril, mais apparemment Michael a disparu une nuit ; ils les a quittées.

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(Benjamin) The runaway boy, Slab City (USA), 2017

Vous avez aussi photographié de plus jeunes personnes, des adolescents, comme Benjamin ?
Benjamin, oui… En fait à Slab City, la journée commence et on ne sait pas trop comment elle va se passer. Nous étions sur le campement avec Julie, Raven… Benjamin venait d’arriver. Tout le monde était un peu agité, puisque ce gamin débarquait de la ville… Gamin fugueur, mineur de 15 ans… Pastor Dave a prévenu les parents parce qu’il se trouve qu’en fait, sa mère tient l’épicerie de Niland, la petite ville à côté qui doit être à dix bornes, qui est le seul point de ravitaillement à proximité du campement. Un petit food market tout pourrave où l’on doit aller tous les jours pour acheter de l’eau, etc. Ce gamin déboule donc alors qu’il ne connaît personne à Slab City. C’est un peu le branle-bas de combat, il ne veut pas rentrer… Annie, elle, réussit à lui parler, à établir une connexion, essaye de le raisonner, de comprendre pourquoi il a fugué. Les flics viennent une première fois mais il ne veut vraiment pas rentrer chez lui, donc Annie et moi l’avons hébergé. On a passé la soirée ensemble comme si on était en famille ; il appelait Annie « Mum » pour rire. Le lendemain, pareil, il n’a pas voulu rentrer. Les flics sont donc revenus et l’ont emmené. Deux heures après il a redébarqué chez nous à pied. Il avait traversé tout le désert. Même histoire le jour suivant. Un flic est venu et Benjamin s’est sauvé. Il l’a finalement embarqué pour refus d’obtempérer et il est allé en juvenile jail, puis direct dans un foyer. Lorsque je suis retournée à Slab City l’année suivante, on a revu sa mère : il avait passé un an dans une institution éducative avant de rentrer chez lui. Apparement tout se passait bien, mais nous ne l’avons pas revu, lui.

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Il y a également des enfants, qui vont à l’école, ce qui peut sembler surprenant.
Oui, ça a été la première bouffée d’oxygène après dix premiers jours difficiles. Un matin, je sors de la caravane, j’entends du rap, il est 6h du matin et je vois des gamins en train de danser sur une slab (dalle de béton, vestige des baraquements militaires). Je commence à filmer. Arrive le car jaune. C’est comme ça que j’ai su qu’il y avait sept-huit gamins scolarisés. Tous les matins, il y a un bus qui fait des kilomètres pour venir les chercher, les amener à Calipatria qui est à une bonne heure, et qui les ramène le soir. C’est devenu notre rituel de commencer la journée par des images d'enfants qui attendent l’école. Il y a la photo de Timmy, le petit avec son grand pull gris, prise le matin, et cette autre photo prise l’année d’après de Timmy et sa sœur qui attendent le bus.

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Timmy et sa soeur, Outremonde (USA), 2018

Annie, votre assistante, apparaît aussi sur vos clichés. Il y a cette magnifique photo où on la voit lire la Bible. Comment l’avez-vous rencontrée?
Lorsque je préparais le premier voyage, je cherchais quelqu’un pour m’accompagner dans le désert, plutôt un mec, puisque je savais que c’était pas un endroit très safe. Mais les assistants réalisateurs qu’on me recommandait me demandaient tous beaucoup d’argent. Et comme je ne pouvais pas les payer autant, ils me proposaient une fille sans expérience, à moitié prix… Annie a entendu parler de moi, et elle m’a écrit. C’est quelqu’un qui aimait la photo, qui en fait maintenant, mais qui, à l’époque, était dog sitter. On s’est skypées et j’ai vraiment senti que ça se passerait bien, puisque son passé est proche de celui de certains habitants de Slab City. Elle a été héroïnomane, alcoolique de 14 à 24 ans. Elle a vécu dans des squats à Boston, à Chicago ; elle a bossé pour des dealers… Du coup, outre le fait qu’on avait un vrai feeling, je me suis dit que si cette fille avait survécu à tout ça, c'est que c’était la bonne personne à emmener avec moi.

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Comment avez-vous fonctionné ?
On a vraiment fait équipe, on vivait à deux dans notre petite caravane. Annie a extrêmement bien communiqué avec les slabbers qui sont pour certains drug addicts, alcooliques ou ex-alcooliques, ex-drogués – même s’il n’y a pas que ça. Elle a cette capacité d’établir des liens avec les gens jusqu'à se fondre dans le paysage. Et au fur et à mesure que je filmais, elle était dans les plans, sur les photos, et je trouvais qu’elle était aussi un lien entre tous ces personnages. Ça a été très fort pour elle. Il y a deux semaines, on en a reparlé parce qu’on doit retourner à Slab City dans deux mois, avec l’idée de faire un long métrage. Annie m’a dit : « Je n’en suis pas capable ». Émotionnellement c’est très dur, d’autant plus pour elle, de se retrouver en tant qu’ex-toxico confrontée à des gens qui sont en état d'addiction. Elle a besoin d’aller trois fois par semaine aux réunions d’alcooliques anonymes, ce qu’elle ne peut pas faire quand elle est dans le désert. Ce n’est pas évident pour elle, même si avec Pastor Dave, elle a trouvé quelqu’un à qui parler de ses propres doutes.

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Nicholas et Annie devant la caravane de Laura Henno - making off

Chacune des personnes que vous avez rencontrées a son histoire personnelle. Vous en parlez, mais vous avez aussi à cœur de conserver ce mystère qui les entoure comme s’ils étaient davantage des personnages…
Une question s’est posée quand on a fait l’expo à Arles : est-ce qu’on met des petits cartels qui expliquent la vie de chacun ? Je me suis tout de suite dit « non ». Je n’ai pas envie que Maryann par exemple, soit figée toute sa vie. Comme ça a été le cas pour la « Migrant Mother » de Dorothea Lange, qui a été figée toute sa vie dans ce moment de précarité, qui ne l’a pas bien vécu en réalité. Aujourd’hui, Maryann est à Chicago, elle a réussi à bouger. Elle a pu emmener ses enfants dans un endroit différent de celui dans lequel elle a grandi. Je préfère entrelacer quelques bribes d’histoires, qu’on perçoive les résonances de parcours. C’est ce qui m’importe : faire résonner les choses entre elles sans que chacun soit figé dans son histoire, et l’idée aussi, dans mes portraits, de redonner aux habitants toute leur aura, toute leur prestance.

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Ça passe aussi par la place que vous laissez au hors-champ, à la lumière.
Bien sûr ! C’est aussi leur première crainte quand ils voient débarquer un photographe : personne n’a envie d’être figé dans la merde dans laquelle il vit. On sent que l’arrière-plan est hardcore, je n’ai pas besoin de faire des photos d’eux qui témoignent de tout ce qu’ils ont vécu. J’ai eu envie de prendre le contre-pied de toute cette image qui est donnée de Slab City depuis toujours, souvent sous le même angle, c’est-à-dire dépravé, avec plein de drogue. Je me suis plutôt intéressée à l’harmonie qu’il y a dans ce lieu, parce qu’il y a quand même de l’amour, du bonheur, de la résilience, de la rédemption. C’est sur ça que j’ai voulu me focaliser et c’est ça aussi, au fur et à mesure, que les gens ont perçu quand ils commençaient à voir mes images. Ils ont perçu une valorisation de ce qu’ils sont. Avec des choix de lumière qui adoucissent un peu les choses sans pour autant occulter la vérité de leur vie.

Tous vos projets ont pour point commun de s’intéresser à la jeunesse, à l’adolescence et ses fragilités. D’où vient cet intérêt ?
Je ne sais pas trop. J’ai toujours été intéressée par ce moment où l’on est en devenir. Mais surtout à comment cette construction, qui n’est déjà pas évidente quand on est un ado lambda, peut se faire chez des jeunes qui sont confrontés à d’immenses difficultés. Comme les mineurs étrangers isolés que j’ai photographiés pour Missing Stories. Comment ces gamins arrivent à se construire en venant en France sans leurs parents, avec des passeurs, avec des histoires complexes et même avec une histoire qui n’est pas forcément la leur ? Ce qui m’intéresse, ce sont aussi les formes de résistance : comme avec les adolescents à Mayotte (son travail Ge ouryao! – ndlr). Comment ces jeunes arrivent à résister, à se réinventer, à vivre autrement dans une société où on ne leur fait pas de place, où on ne veut pas d’eux. Dans le cadre de Slab City, il y a aussi cette idée-là - elle n’est pas aussi présente pour l’instant et fait partie d’une exploration à venir mais ça prend du temps. Certains gamins sont nés là : c'est le cas de Timmy et Kasey, qui ont une éducation singulière, fréquentent un autre environnement en allant à l’école en ville… Mais certains ne sont pas scolarisés, parce que ce n’est pas obligatoire aux États-Unis. Est-ce que ces gamins vont rester là une fois adultes ? À Slab City, pour la première fois, j’ai aussi travaillé avec des personnes assez âgées. Mes projets se font sur le long terme, je sais que je vais y consacrer plusieurs années. Je continue de travailler à Mayotte avec les ados, parce qu’ils sont dans des situations telles que c’est essentiel d’en parler. Pour moi, ça relève aussi d’un vrai engagement de travailler autour de toute cette jeunesse qui se retrouve sans papiers, du fait de l’histoire entre la France et les Comores, de cette colonisation forcée. Des jeunes non seulement à la rue mais perdus, qui n’ont aucune projection, qui n’ont plus de repères. Et qui ont pourtant envie d’avoir accès aux mêmes choses que tout le monde, qui ont des rêves, des désirs de vie.

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Radical Devotion, exposition à l’Institut pour la photographie à Lille, jusqu’au 15 décembre.

Et aussi : son film Koropa projeté dans l’exposition « Persona grata ? » au MAC VAL jusqu’au 5 janvier 2020.

https://laurahenno.com

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Michael, Outremonde (USA), 2017

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Kronos et Julie, Outremonde (USA), 2017

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Timmy, Outremonde (USA), 2017

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