On a passé un week-end dans le fief des islamistes malaisiens
Dato Che Lah. Les photos sont de l'auteur

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Société

On a passé un week-end dans le fief des islamistes malaisiens

Il rêve d'une théocratie et de contrôler ce que peuvent porter les femmes. Autrefois isolé, le parti islamiste malaisien a aujourd'hui le vent en poupe.

Samedi, après l'appel des muezzins, la foule s'échappe en toute hâte des mosquées de Kota Bharu. Le mouvement s'empare des rues, toutes désertes, et prend la direction du stade Muhammad V, au bord du centre-ville. Encore humides de l'averse tropicale, les gradins voient déferler des milliers de fidèles coiffés de kufis, turbans, hijabs ou burqas, qui s'asseyent en pagaille sur la pierre ou la pelouse tout illuminée. Contrairement aux apparences, il n'y a ni match de football, ni course d'athlétisme ce soir-là. Sur scène, un chauffeur de stade lance des « Takbîr » (appels à Dieu) quinze, seize, dix-sept fois. La foule les reprend en chœur, puis se tait religieusement. Derrière, comprimant la mousse des fauteuils, un gratin de leaders islamistes du monde entier patiente. Invité d'honneur, le chef du bureau politique du Hamas s'avance au micro, yeux cernés, barbe broussailleuse, et enjoint à « ne pas laisser les Palestiniens combattre seuls l'occupation étrangère » – pour ne pas dire israélienne. Vêtu d'un habit traditionnel pakistanais, le leader du Jamaat-e-Islami salue ensuite « [ses] frères, éliminés par leurs ennemis en Afghanistan, au Bangladesh et au Cachemire, juste parce qu'ils défendent la suprématie de l'islam ». Puis vient le tour du parti islamiste turc, timorien, singapourien…

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Sourire toutes dents dehors, Ustaz, le chef des jeunesses islamistes malaisiennes, savoure l'instant : « On voit ce soir que le Kelantan a un rôle très important dans la résurgence de l'islam politique en Asie ! »

Bienvenue au grand raout des partis islamistes du continent asiatique. Pour la quatrième cuvée de l'« Ijtimak 2017 », la grand-messe très politique a élu domicile à Kota Bharu, capitale de l'État malais du Kelantan. Un événement se présentant sous les dehors d'un « rassemblement musulman » et qui doit tout au parti malaisien qui l'a organisé. Et qui veut montrer, avec ce coup de force préélectoral, qu'il sait s'entourer.

Le Parti islamique pan-malaisien (PAS) tient les rênes de cette région septentrionale depuis 1990. Rétrograde, fondamentaliste et favorable à la mise en place des hudûd, ces peines prescrites par le Coran, le PAS a peu à peu islamisé la vie des Kelantanais. Voilà 27 ans qu'il s'escrime à appliquer des châtiments sordides à ceux qui ne respectent pas la charia : lapidation pour adultère, flagellation pour consommation d'alcool, amputation pour vol. Il contraint les femmes à porter le voile sur leur lieu de travail, leur interdit fond de teint et rouge à lèvres. Dans les supermarchés, les files d'attente sont non-mixtes, et les musulmans peuvent écoper d'une amende s'ils portent une tenue « indécente ».

Au micro, le président du Saadet, parti d'extrême droite islamiste turc, ne lésine pas sur les remerciements : « Vous savez pour qui voter aux prochaines élections ! » Longtemps ostracisé par une classe politique qui lui fait aujourd'hui des appels du pied, le PAS espère remporter les élections générales – qui devraient se tenir au cours des prochains mois – et faire tache d'huile sur le continent.

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Dans le stade Muhammad V, Kota Bharu

Barbichette, lunettes ovales et réponse à tout, Zamakhshari est une célébrité locale. Présent à côté de la scène, ce membre haut placé du PAS n'hésite pas à se gargariser de la toute-puissance de la religion dans la région. « Le Kelantan est le seul État qui pratique l'islam, se targue-t-il. La Malaisie a une Constitution qui respecte les autres religions. Mais nous, nous voulons mettre en œuvre la charia. Car les musulmans doivent vivre selon la charia. » Une loi islamique soft est déjà appliquée en Malaisie, monarchie multiethnique où l'islam est religion d'État et cohabite notamment avec les cultes bouddhiste, taoïste et hindou. Pas suffisant ? « Non, nous voulons que tous les moments de notre vie soient en accord avec le Coran et la sunna. »

Wan, chef de la police du parti, est posté à la porte F du stade. Dans son uniforme bordeaux, il regarde avec gourmandise les orateurs turcs, singapouriens et timoriens se succéder. « On ne veut pas que le gouvernement de Kuala Lumpur contrôle ce pays, dit-il. Eux, ils ont le sécularisme, la tolérance, et ils sont corrompus. Nous, on n'a pas la même idéologie. On veut une Constitution et des leaders islamiques. » Alors que le Premier ministre malaisien Najib Razak a vu sa probité être remise en question dans le cadre du scandale de corruption 1MDB, Wan donne son satisfecit aux leaders du Kelantan : le 12 juillet dernier, ils ont légalisé les bastonnades en public sur leur sol – « c'est très bien », dit Wan – décision qui a provoqué un tollé dans la fédération. Ceux qui, désormais, contreviennent à la charia, écoperont de six coups de canne sur le Padang Merdaka, une grande place publique, plutôt paisible, située à côté de la mosquée Muhammadi.

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Une femme en burqa, Kota Bharu

Tôt le dimanche matin, au QG du gouvernement régional, les premières lueurs du jour dessinent des ombres rectangulaires sur les toits de ces bâtisses jaunes, sises au sein d'un complexe nommé Kota Darul Naim. Dato Che Lah, ministre de l'agriculture du Kelantan, déguste un nasi kerabu, riz aux fleurs et poulet frit sur sa feuille de bananier. « La flagellation publique n'est pas si sévère. Elle donne une leçon aux pécheurs et les fait se sentir honteux de leur faute. C'est plus humain », dit-il entre deux bouchées de son copieux petit-déjeuner.

Lèvres rieuses, « Dato » soutient également que les femmes sont dépourvues de désir sexuel. « L'envie des femmes n'est pas la même que celle des hommes, qui sont, eux, constitués à 90 % de désir. Elles doivent se voiler pour ne montrer leur beauté qu'à leur mari et leur famille, vous n'êtes pas d'accord ? »

Un thé aux herbes est servi. La discussion se poursuit auriculaire levé, et dérive sur les moyens de distraction au Kelantan. Ici, danse et spectacles de marionnettes hindoues sont bannis. Il n'y a aucune enseigne du soft power américain, zéro cinéma, et zéro discothèque. Est-ce le Coran ou bien le PAS qui a une dent contre les films hollywoodiens et les ambiances feutrées ? « Ce ne sont pas les cinémas qui sont haram, réplique Zamakhshari. Ce sont les comportements qui y ont lieu. Ces endroits mènent à la zina [l'adultère]. On ne veut pas que des couples s'y rendent pour avoir des pratiques salaces. »

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Problème pour le PAS, l'État fédéral, dirigé par l'United Malaysian National Organization (UMNO), parti à la tête de toutes les coalitions au pouvoir depuis 1957, laisse peu de marge de manœuvre aux provinces. « Nous sommes contre la prostitution, le jeu, l'alcool et l'intérêt bancaire, mais appliquons la loi islamique dans les limites que nous pose l'État fédéral », reconnaît Dato Che Lah. Seules les licences d'ouverture sont du ressort du pouvoir local, qu'il attribue ou retoque à l'envi.

Quitte à étrangler certains clichés, les islamistes du PAS ne sont pas des théologiens frileux biberonnés à l'islam sud asiatique. La plupart, au contraire, sont de purs produits des universités anglo-saxonnes. Avant d'être membre du PAS, Dato Che Lah a décroché en 1994 un diplôme dans une faculté du Connecticut, aux États-Unis. Pour Zamakhshari, c'était Oxford, comme il le raconte avec une franche poignée de racisme : « Je ne m'y sentais pas très à l'aise. Il y avait beaucoup de crimes, avec tous ces Noirs… »

À force de gamberger dans les couloirs du Kota Darul Naim, on croise un autre exemple de réussite académique. Docteur en droit comparé, Mohamed Fadzli est conseiller ministériel et peut réciter tout le Code pénal islamique. Il est également intarissable sur la peine de mort. « Toutes les punitions de la charia doivent être publiques, car il faut que les gens apprennent. On veut donc que la peine de mort soit publique », dit le juriste à la forte bedaine. La crème de la crème des avocats de la province a même été consultée pour dénicher une peine capitale muslim-friendly. « Cela pourrait être par guillotine, mais une autre option serait de le faire très vite au sabre », conclut Fadzli. Obsolète ? Rieur lui aussi, le docteur en droit comparé observe que la guillotine ne fut remisée en France qu'à la fin des années 1970.

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Influencé par ses idéologues les plus raides, le PAS légalise en 2015 un Code pénal de la charia, jugé « inconstitutionnel » par le Parlement fédéral, qui le bloque aussitôt. Dans ses petits caractères, le texte, tiré d'une lecture littérale du Coran, amalgame l'adultère et le viol. Pour prouver qu'elle n'était pas consentante, une femme violée devra produire pas moins de quatre témoins oculaires. Devant notre circonspection à imaginer un viol public, Fadzli rebondit : « Elle pourra également apporter des preuves matérielles, des traces de violence, une plainte à la police… » Du tout cuit à ses yeux. Dès 1995, des féministes du Kelantan ont démoli ce raisonnement via un manifeste : « Quand elles sont violées, les femmes restent souvent paralysées, et n'osent pas porter plainte ensuite. » Cet argument, Dato Che Lah l'évente d'un simple expédient : « Ceux qui sont contre les hudûd ne sont pas musulmans. »

Le bouddha couché, Tumpat

Hasard faisant, les pontes du parti doivent se rendre à Wakaf Bharu, ville voisine, où ils organisent loterie et festivités – modérées, évidemment. On tâte avec eux le cuir des berlines gouvernementales. Sur la carrosserie, de petits drapeaux du Kelantan flottent au vent. Abîmée, la route est bordée par les cabanons rustiques des Kelantanais. « Qu'est-ce que vous pensez de Daech ? », nous interroge le chauffeur. Le voilà qui tartine généreusement ses théories sur l'organisation djihadiste, « création américaine ou israélienne », et parle de « l'implication des services secrets occidentaux » – des vues assez courantes dans le pays. « En tout cas, c'est ce qu'on m'a dit », conclut-il.

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Sur l'estrade de Wakaf Bharu, s'adressant à des centaines de villageois, Dato Che Lah maîtrise l'art de la propagande politique : « Les Occidentaux envahissent la Palestine, et ceux qui résistent à leur impérialisme, ils les appellent terroristes ! » Au buffet – riz frit et viande à la sauce piquante – un député du PAS en tunique turquoise ne veut pas entendre parler en mal des partis « infréquentables » réunis la veille au soir : « La presse occidentale ne fait que déverser sa propagande sur des mouvements qui veulent s'émanciper », annonce-t-il.

Le PAS sait choyer ses ouailles. Pour sa loterie, il fait remporter des lots aux habitants tirés au sort. Ici résident essentiellement des fermiers – comme dans une grande partie du reste de la province, d'ailleurs. Le PAS cultive sa proximité avec une population peu politisée. Aux funérailles, il envoie régulièrement un émissaire du parti, qui verse la première poignée de terre sur le cercueil. « En politique, on doit parfois faire des choses qu'on n'aime pas pour gagner », glisse le même député.

En fin d'après-midi, Zamakhshari insiste pour jouer le guide touristique. Toujours en berline, direction la ville de Tumpat, au Nord, qui abrite un bastion bouddhiste parsemé d'une vingtaine de temples. L'un d'eux, le Wat Phothivihan, accueille un bouddha couché d'une quarantaine de mètres, d'apparence plutôt disgracieuse. « Ils disent partout qu'on est contre les minorités, alors qu'on les laisse avoir le plus long bouddha d'Asie », peste Zamakhshari. N'y a-t-il pas un problème à ce que des minorités locales – 5 % de la population du Kelantan n'est pas musulmane – pâtissent de règles réservées, dans le reste du pays, aux musulmans ? « Non, car ici les Chinois sont favorables aux hudûd, affirme Zamakhshari. Ce sont des commerçants : ils savent que ces règles feront baisser la criminalité. Les Chinois n'autorisent pas non plus leurs femmes à se promener en bikini sur la plage. » Notre hôte nous ramène ensuite à Kota Bharu, puis se gare devant la mosquée Muhammadi. Avant de claquer la porte, il conclut sa démonstration du week-end : « Nous, nous estimons que l'islam est bon pour tout le monde. »

L'instant d'après, la complainte des muezzins s'échappe à nouveau des minarets, enveloppant Kota Bharu d'une aura mystique.

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